Le Harem entr'ouvert
VI
UN HAREM BIEN GARDÉ
Ayant maintes fois vérifié l’excellence du dicton : « Il faut moins de temps à un homme et à une femme pour commettre le péché qu’à une esclave pour cuire un œuf », le tajer[62] Mansour savait profiter des expériences de sa jeunesse.
[62] Marchand.
Certes, il gardait un souvenir délicieux de ses folles aventures : des harems où il avait pénétré sous un déguisement féminin, des rendez-vous furtivement obtenus au sortir d’un hammam, de la complicité coûteuse, mais sûre, des servantes et des Juives qui portent leur pacotille de maison en maison… Il n’en était que mieux armé pour défendre son propre bien.
Nulle revendeuse, nulle messagère, n’avait le droit de franchir sa porte, au seuil de laquelle se relayaient nuit et jour deux gardiens incorruptibles et hargneux.
Un hammam, étincelant de marbres et de mosaïques, avec ses chambres de chauffe et ses fontaines, fut installé dans sa propre maison. Et les épouses ou les favorites perdaient, en entrant chez lui, toute occasion de communiquer avec le monde extérieur d’où s’infiltrent les tentations.
Pourtant le tajer Mansour n’était pas un tyran, il aimait ses femmes, il les voulait heureuses et belles, et leur ayant retiré le plaisir de recevoir les humbles visiteuses qui vendent des étoffes et colportent les nouvelles, il ne leur ménageait pas les présents, et leur laissait la suprême jouissance de monter sur les terrasses lorsque le soleil déclinant dore les vieux murs et incendie les minarets.
La maison du tajer Mansour, imposante et riche, dominait tout le quartier, en sorte que ses habitantes pouvaient, de très haut, bavarder avec les voisines sans qu’aucune escalade leur permît de se rejoindre.
Une seule demeure restait accessible, celle du chérif Mouley Saïd, et, par une faveur d’Allah, — qu’Il soit exalté ! — c’était justement un vieillard pieux et méfiant qui usait des mêmes restrictions que le tajer Mansour. Si bien que les eunuques du chérif et les portiers du marchand défendaient avec une commune vigilance la vertu des chérifat et celle des riches bourgeoises dont ils avaient la garde.
Les noces de Rahma s’achevaient à peine, que déjà cette nouvelle, charmante, et très jeune épouse du tajer s’était rendu compte de toutes ces choses, sans avoir levé les yeux ni prononcé la moindre parole, ainsi qu’il sied à la pudeur d’une vierge récemment mariée.
La maison de son père n’était pas à ce point surveillée ; et Rahma regrettait les allées et venues perpétuelles des esclaves et des revendeuses, les incursions chez les voisines à l’heure du moghreb et les nuits sans lune où l’on se rend au hammam, bien enveloppée dans un haïk dont la fente laisse passer une prunelle curieuse… Par Sidi Abdelkader ! cela ne l’avait pas empêchée d’arriver à sa treizième année aussi pure que l’eau de Lalla Chafia et d’apporter à son mari les fleurs écarlates dont les pétales avaient jonché leur couche nuptiale.
Rahma n’était que la troisième épouse de Si Mansour ; une négresse et une femme blanche partageant avec elle cet honneur. Mais la noire Setra, pas plus que Lella Mina, toujours pâle et maladive, ne semblaient exercer un grand empire sur le marchand.
Lorsque Si Mansour avait atteint l’âge où les jeunes garçons, troublés par le printemps, jouent du gumbri au bord des oueds, son père, — qu’Allah l’ait en Sa Clémence, — lui donna Setra dont l’expérience amoureuse initia sa timidité. Plus tard, par acte passé devant le Cadi, il éleva l’esclave au rang d’épouse légitime, bien qu’il n’en eût pas eu d’enfant.
Lella Mina, la languissante, fille d’un notaire dont l’alliance honorait le marchand, mit au monde six rejetons, plus malingres qu’elle-même et qui moururent. C’est alors que le soin d’assurer sa postérité incita Si Mansour à placer en son jardin une petite plante fraîche et vigoureuse ; sur le point de s’épanouir.
Il possédait, en outre, plusieurs jeunes négresses, prêtes à satisfaire les caprices du maître. Mais le tajer n’avait aucune exigence. Il entendait jouir chez lui d’une vie douce et reposante, réparatrice des fatigues de sa jeunesse. Même, il devait convenir, devant Allah, que ses capacités amoureuses n’étaient pas tout à fait suffisantes pour les trois épouses auxquelles seul il était appelé à dispenser la joie… et cette angoissante constatation augmentait les craintes du marchand et l’incitait à redoubler de ruses et de surveillance pour défendre son harem contre les entreprises des jeunes hommes libertins.
Après la semaine des noces où il témoigna, comme il convient, un amour plein d’ardeur à la jeune arousa, il reprit l’habituelle quiétude de son existence. Il entrait chaque soir, selon leur tour, dans la chambre de ses femmes, mais ne se dérangeait guère de sa couche pour les aller rejoindre en celle où l’aube ne doit pas surprendre les maris. Rahma comprit très vite qu’avec un tel époux, elle ne goûterait que rarement aux plaisirs merveilleux en l’attente desquels palpitent les vierges…
Mais le tajer Mansour, louange à Dieu ! était un homme d’une générosité magnifique ; il ne se passait pas de semaine où il ne distribuât à son harem les plus estimables présents. Il se félicitait de savoir si bien, et sans peine, grâce à l’entendement qu’Allah lui avait dispensé, satisfaire ainsi les exigences de toutes ses femmes.
On n’entendait jamais une dispute ni une plainte en sa demeure, bien qu’il hébergeât aussi une sœur répudiée, Lella Saadia, et leur mère, la vieille Lella Fatime, femme d’expérience et de raison. Une entente parfaite unissait les esclaves et leurs maîtresses.
Rahma n’avait point été sans remarquer avec quelle sérénité, exempte de toute jalousie, ses coépouses assistèrent aux noces, la parant même de leurs propres mains, au lieu d’imiter celles qui, en pareille circonstance, se retirent chez leurs parents, ou tout au moins en leur chambre, pour cacher une douleur faite d’humiliation et de rage.
La vie s’écoulait, très douce, dans la maison de Si Mansour. Chaque matin, il distribuait lui-même, à toutes les femmes, leur part de sucre et de thé, sans « rétrécir » avec aucune. Puis il remettait les clés du coffre enfermant les précieuses denrées, à « la maîtresse des choses », la vieille Lella Fatime, sa mère, en la sagesse de laquelle il se fiait. Un serviteur invisible, qui ne pénétrait jamais dans la maison, allait au souk faire les achats. Il prenait les ordres de Lella Fatime. Elle seule avait le droit de lui parler ; tapie au fond du vestibule sombre, derrière la porte soigneusement close. El Bachir l’entr’ouvrait à peine un moment pour tendre la couffa aux provisions, ou recevoir l’argent que lui passait une main décharnée.
Les repas étaient plantureux et occupaient une partie du jour. Si Mansour ne ménageait ni l’huile, ni le couscous, ni la viande, et la négresse Ammbeur qu’il avait fait venir, à grands frais, de Tétouan, savait confectionner des tajin et des pâtisseries dont on rendait bruyamment grâce à Dieu, pendant des heures.
Les femmes aimaient à se réunir sous les arcades de la cour, aux scintillantes mosaïques, en face de la fontaine dont les eaux procurent une agréable fraîcheur. Elles s’allongeaient, indolentes, sur les sofas disposés par les esclaves tandis que celles-ci filaient la laine en chantant, accroupies à une distance respectueuse de leurs maîtresses. La coquette Setra arborait des caftans aux teintes vives. Elle passait sa vie à se tracer, au milieu du front, les arqous minutieux et fins comme des broderies ; à noircir ses lèvres et ses gencives avec le souak qui rehausse la blancheur des dents, et à enluminer de rouge la peau sombre de son visage.
Lella Mina, toujours languissante, poussait des soupirs et des exclamations ; elle se plaignait des maux dont elle était affligée et auxquels chacune, par politesse, affectait de prendre part. Ce qui ne l’empêchait nullement de faire honneur aux repas ni de s’égayer dans les secrètes orgies du vendredi, tandis que le marchand accomplissait à la mosquée ses dévotions.
Ce jour-là, les femmes prenaient de la gouza, qui trouble délicieusement la tête, du hachich, dont les effets sont érotiques, et parfois même de ce vin des pays chrétiens à la mousse légère et grisante. Les largesses de Lella Fatime, la très sage, savaient décider l’esclave El Bachir à dissimuler drogues et bouteilles au fond de la couffa pleine de légumes.
Que l’existence semble suave à celle dont la coupe s’emplit d’une boisson capiteuse ! Son parfum suffit à troubler les sens, le cœur s’inonde aussitôt de joie, et le chagrin s’évanouit. « C’est ce qu’il y a de plus pur et cependant ce n’est point de l’eau, ce qu’il y a de plus léger et cependant l’air ne la compose point. C’est une lumière que le feu engendre, c’est une âme qui n’a pas de corps.[63] »
[63] Du poète Omar ben Fared.
Une joie voluptueuse enchante tous les visages, les prunelles sont noyées de larmes, des gestes imprécis dérangent la belle ordonnance des caftans et celle des turbans de gaze. Setra presse contre son sein la petite esclave Yasmin ; Lella Mina se renverse en riant d’un rire nerveux et sans fin entre les bras de sa belle-sœur Saadia. Les négresses chantent à tue-tête : Lella Fatime somnole, et Rahma, doucement ivre, étendue parmi les coussins, contemple avec béatitude le patio qui se transforme et s’agrandit, les arcades multipliées dont les colonnes oscillent, et le ciel d’azur subitement agité d’un fantastique vol de tous les oiseaux…
Et lorsque, à son retour, le marchand s’étonne de l’air étrange et joyeux d’une épouse, celle-ci répond avec une émotion très réelle :
— Ah ! seigneur ! puis-je approcher de ta chère personne sans être troublée !…
Mais Si Mansour n’insiste pas et, subitement, il songe qu’un ami l’attend à Bab Berdaïne…
Souvent aussi les femmes s’invitaient en leurs chambres à prendre le thé. Elles se faisaient alors mille politesses, comme à des visiteuses étrangères et la « maîtresse des choses » ne manquait d’aucune largesse envers ses hôtes. Elle sortait des coffres ses coussins les mieux brodés, les mrech d’argent, au col long et mince, pour s’asperger d’eau de rose ou de fleur d’oranger, et elle ne ménageait pas, dans les brûle-parfums, l’odorant aoud el Qomari dont les effluves noyaient la pièce d’une brume bleuâtre et embaumée.
Accroupies et parées, elles buvaient à petites gorgées le thé à la menthe qui évoque les vertes arsas et les plaisirs interdits, et elles racontaient d’insignifiantes histoires mille fois ressassées. Lorsque la réception prenait fin, chacune se retirait en cérémonie, tout en rendant grâce à Dieu et à celle qui les avait si bien traitées. Seule la préférée, l’amie favorite, s’attardait en la chambre tiède et bien close…
Lella Mina avait un tendre penchant pour sa belle-sœur Saadia dont elle ne savait se passer. Setra entourait de soins jaloux et passionnés sa petite esclave Yasmin, à la peau blanche et aux candides yeux clairs. Chaque servante avait son inséparable, et il n’était point jusqu’à la vénérable Lella Fatime qui ne portât un intérêt particulier à Messaouda, la négresse, qu’elle gorgeait de sucre et de thé.
Au crépuscule, lorsque les rayons roses quittent, à regret, les tuiles vertes au-dessus du patio, les femmes montaient en hâte à la terrasse. Elles avaient soin de varier leurs parures, afin que les voisines pussent s’en apercevoir, et les envier… Penchées au bord des murs, elles tenaient de longues conversations avec celles des maisons environnantes qui leur apprenaient les nouvelles. Elles correspondaient aussi, par signes, avec les femmes des terrasses éloignées, qu’elles n’avaient jamais vues de plus près, mais dont elles savaient les noms et toutes les histoires, grâce à ce langage astucieux que les Marocaines apprennent dès l’enfance.
— Comment es-tu ? — demandaient-elles en élevant la main.
— Malade, et toi ? quel est ton état ?
— Que le mal s’éloigne de toi !
— Et qu’il ne t’atteigne pas… Comment va ton mari ?
— Avec le bien ! Il est parti vers l’Orient.
Sur toutes les terrasses on aperçoit des caftans abricot, des caftans « cœur de pierre », des caftans « soleil couchant », et des caftans couleur de sucre dont les longues manches s’agitent. La cité crépusculaire appartient aux femmes et aux oiseaux ; l’air est tout frémissant de leur ramage et du mouvement de leurs ailes. Les cigognes traversent le ciel d’un vol hâtif pour regagner les ruines de l’Aguedal, les hirondelles babillent à la crête des murs, et des troupes de pigeons tournoient lourdement autour des minarets émaillés d’émeraude.
La ville dégringole, tel le lit caillouteux d’un oued, dans un enchevêtrement de terrasses et de treilles. Au delà des remparts, la vallée du Bou Fekrane étend ses bois d’oliviers et de micocouliers. Un vent léger dissémine le parfum des roses et celui des fleurs sauvages, il fait palpiter les robes de mousseline, les sebenia de soie aux couleurs vives, et parfois il trouble le cœur des femmes en leur révélant toutes les ivresses printanières… Là-bas, le soleil disparaît derrière les collines irréelles des Guerrouan.
Rahma s’est accroupie au bord de la terrasse, loin du groupe des bavardes ; elle semble épier, impatiente et mélancolique, une amie qui n’est pas venue… Soudain une voix l’appelle de la maison voisine et la fait tressaillir.
— Il n’y a pas de mal sur toi, madame ma colombe ?
— Il n’y a pas d’autre mal que de t’attendre, madame ma gazelle… Pourquoi viens-tu si tard ? Mon cœur en est serré.
— Le Chérif m’a retenue en bas. Que Dieu l’éloigne ! Mais à présent il est parti et ne rentrera pas ce soir.
— O puissant ! Si Mansour est allé aux noces de son intendant !…
— Louange à Dieu ! Madame ma colombe ! veux-tu voler jusqu’à moi ?
— O madame ma gazelle, y songes-tu ? si mon maître rentrait à l’improviste…
— On te préviendrait vite et je laisserais l’échelle… Je t’attends comme un voyageur aspire à la source au milieu du désert ! — murmure la Cherifa de sa voix la plus suave.
Rahma est partagée de désir et de craintes.
— Va, ma fille, — dit maternellement Lella Fatime, qui s’est approchée, — je veillerai en ton absence, mais, par Allah ! reviens avant l’aube.
— J’arrive dans quelques instants ! — s’écrie Rahma en bondissant vers l’escalier.
Elle se précipite dans sa chambre, ouvre ses coffres, bouscule les coussins, et gourmande ses esclaves dont la hâte n’égale point la sienne.
Toute la maison est au courant de l’aventure, et chacune s’empresse à la parer : Saadia lui apporte des bracelets, Lella Mina insiste pour lui prêter sa belle sebenia étincelante d’or ; Setra lui farde les joues et trace des arqous affolants au milieu des ses sourcils… Elle revêt un caftan émeraude ramagé d’argent qu’elle n’avait point porté depuis ses noces. Rien n’est trop beau pour la colombe qui a ravi son cœur… Accablée de joyaux et pénétrée de parfums suaves, Rahma semble une arousa prête à rejoindre l’époux…
Des négresses l’attendent sur la terrasse bleutée par la lune, et l’aident à descendre au moyen d’une petite échelle. C’est la première fois que Rahma pénètre chez son amie. La maison du Chérif est plus ancienne et plus sobre que celle du marchand, mais la chambre de Lella Oumkeltoum étincelle à la lumière des flambeaux comme pour une fête, et des coussins bien rangés s’empilent sur les sofas.
Toutes les femmes accompagnent la visiteuse en poussant des yous-yous d’allégresse. Puis elles se retirent discrètement après lui avoir fait mille amabilités.
— O ma colombe, — s’écrie la Cherifa, — te voici donc enfin, belle et parée pour me plaire, ainsi que je te voyais en mes rêves depuis le « jour de la ceinture » où je t’aperçus du haut de la terrasse. De ce jour, ma tendre aimée, mon cœur fut la proie des tourments, et je mourais d’un mal dont aucun taleb ne connaît le remède.
— Lumière de ma prunelle ! J’étais comme l’aveugle misérable tant que je ne te connus pas, et chaque matin je soupire en songeant aux heures qui me séparent du crépuscule.
— O ma beauté ! que ta peau est blanche ! Que ton parfum est délicat ! Il trouble ma tête et me pénètre de toutes les délices…
— Je ne suis qu’une esclave auprès de toi, madame ma gazelle. Tes joues rivalisent avec la fleur de l’églantier ! Tes yeux sont des olives mûres sur le point d’être cueillies et tes dents brillent plus blanches qu’un réal d’argent…
— Palmier de mon jardin, combien ta taille flexible est élancée ! A quelle hauteur dois-je aller ravir tes fruits plus doux que le miel…
— Aie pitié de mon impatience, ô ma dame ! toi seule sauras guérir la soif dont je suis tourmentée !
Elles passèrent la nuit dans le contentement, sur une couche sans égale, garnie d’étoffes merveilleuses et de coussins en brocart. Leurs soupirs s’élançaient avec la flamme des cierges et la fumée des cassolettes.
Rahma regagna sa chambre au chant du muezzin. Aucun bruit ne troublait le silence. Lella Mina dormait entre les bras de Saadia, Setra et Yasmin, enlacées, avaient sombré dans le sommeil.
Tandis que le tajer Mansour se réjouit aux noces, toutes ses femmes, vaincues par la volupté, s’alanguissent en des rêves enchanteurs.
Depuis lors, Rahma ne vécut plus que dans l’espoir de renouveler son plaisir. Mais les maris s’absentent rarement un même soir, et les deux amies durent se contenter des entrevues au crépuscule, et des tendresses que l’on murmure d’une terrasse à l’autre.
Elles s’envoyaient aussi de petits présents, échangeant leurs bijoux ou leurs turbans brodés. Rahma, une fois, à force de cajoleries, obtint de Lella Fatime un repas succulent et complet que les négresses descendirent à la Cherifa, lorsque la nuit eut étendu le voile de ses ténèbres. Mais tout cela ne parvenait point à tromper leur impatience et elles languissaient dans la contrainte, comme des plantes qui pensent mourir aux derniers jours de l’été.
— O ma gazelle, — soupirait Rahma ! — combien d’obstacles me séparent de toi ! des murailles épaisses et des portes, et la vigilance d’un époux soupçonneux. Pourtant mon cœur épanche vers toi tous ses désirs, tels les pleurs du nuage, ô rose parfumée ! et je succombe sous la tristesse de mon sort.
— Qu’il m’est dur, madame ma colombe, de ne pouvoir répondre à tes souhaits ! Tes larmes tombent sur mon cœur comme des gouttes d’huile brûlante, et l’embrasent. C’est plus de tourments que je n’en puis supporter… Qu’Allah me protège ! Je viendrai demain soir en ta chambre.
— Je reconnais là ton amitié, mais je crains que nos époux ne s’éveillent et ne nous fassent appeler.
— Tu trembles au moindre vent, ô ma beauté ! Dieu n’a-t-il pas donné la force à l’homme et la ruse à la femme ? Et pourquoi fait-il pousser dans les jardins la fleur au suc d’oubli ?… Demande à Lella Fatime de se procurer un peu d’afioun[64], dont tu me passeras…
[64] Opium.
Rahma sut profiter du conseil de l’expérience. Lella Fatime, que troublaient aussi les effluves du printemps, accepta sans trop de peine, la suggestion de sa bru : La couffa d’El Bachir dissimulait, ce jour-là, sous la tige verte des ghorchef, plus de bouteilles et de drogues qu’il n’en fallait pour la joie et la tranquillité de mille et un harems…
Quelle fête dans la maison aux apprêts discrets !
Chacune dispose secrètement les atours dont elle se parera pour la bien-aimée, et frémit d’impatience en l’attente des plaisirs nocturnes. Le tajer, sans défiance, fait honneur au repas et aux trois tasses de thé que Lella Fatime a préparées elle-même.
— O ma mère, qu’Allah te bénisse ! Tu m’as donné ton lait en mon enfance, à présent tu me verses la boisson parfumée sans laquelle le fils d’Adam n’a point de force. Grâce à ta sagesse et à ton ordre, ô ma mère, je vis tranquille en ma maison. Puisse le Seigneur t’accorder une place aux jardins de l’Éden, femme vertueuse !…
Puis comme la fatigue appesantit subitement ses paupières, il se dirige vers la chambre de Setra, dont c’est le tour, et tombe endormi sur un sofa.
O la nuit merveilleuse et plaisante que rien ne trouble !
La Cherifa est accourue, Lumière des yeux ! la Cherifa aux charmes sans pareils, en l’honneur de qui l’on s’assemble.
Toutes les étoiles étaient allumées au firmament et tous les flambeaux dans les chambres closes. On n’entendait que le bruit léger des rires et des baisers unis aux chants amoureux, aux sons étouffés des instruments. Les coupes circulaient pleines d’une boisson généreuse, moins grisante que l’air de cette nuit et l’haleine embaumée des femmes… Et elles furent ivres les unes des autres, ivres de joie et de volupté, tandis que le tajer Mansour dormait en paix dans son harem si bien gardé.