Le Harem entr'ouvert
LE HAREM ENTR’OUVERT
PREMIÈRE PARTIE
MŒURS TUNISIENNES
A Chedlïa meurtt Tahar
ben Abd el Malek el Trabelsi,
ma servante,
humble et précieuse collaboratrice,
Ce livre qu’elle ne lira pas.
I
LA MAISON DU CAÏD MANSOUR
Le caïd Mansour prend le café avec mon mari. Ils sont accroupis tous deux sur le divan, à la mode arabe, et fument en devisant.
Le caïd Mansour est un personnage digne et conscient de sa haute importance. Il est toujours vêtu avec la plus grande recherche. Ses burnous sont en fine laine de Mâteur et ses gebbas aux teintes pâmées : fleur de pêcher, gris tourterelle, mauve de crépuscule, éparpillent autour de lui mille tendres reflets de soie.
Quand il entre, la pièce se parfume d’essences subtiles : ambre, jasmin ou rose.
Le caïd Mansour a des manières exquises et fières. Il me témoigne une déférence infinie, sachant qu’il convient de traiter les Européennes avec plus d’égards et de respect que leurs époux.
— Le salut, Si Mansour !
— Le salut sur toi. Comment vas-tu ?
— Comment va ta maison[1] ?
[1] On ne parle jamais ouvertement à un Arabe des femmes de sa famille.
— Grâce à Dieu ! Ma maison est en parfaite santé et soupire après ta venue. Ne l’honoreras-tu pas bientôt d’une visite ?
— Avec plaisir, Si Mansour. Dis-lui que j’irai la voir prochainement.
C’est une grande et noble maison que celle du caïd. Si Mansour a épousé, il y a une dizaine d’années, la princesse Bederen’nour (Lune éclatante) et son frère Si Chédli a pour femme Lella Zenouba, fille du ministre de la plume[2].
[2] Deuxième ministre du bey.
Ces dames me traitent en amie, et réclament toujours ma présence, précieuse distraction dans leur vie monotone. Et rarement je sors de chez elles, sans être suivie du grand nègre de Si Mansour, vêtu d’écarlate et portant un présent. Tantôt un bouquet tout rond où les fleurs fraîches, montées sur de longues tiges d’alfa, sont rehaussées de pistils en papier doré. Tantôt un plat rempli de pâtisseries arabes : backléouas luisants de miel, crottes de gazelle en sucre parfumé, morves du bey, makroudhs farcis de dattes, vertes samsahs aux pistaches.
Il y a plus d’un mois que je n’ai vu mes nobles amies, malgré leurs insistances à ma dernière visite. J’irai demain.
Et que vais-je apporter qui leur plaise et alimente un peu notre conversation ?
L’autre fois je les ai ravies avec un vieux stock de catalogues des grands magasins. Pendant des journées entières, elles se sont passionnées pour les modes du Bon Marché d’il y a deux ou trois ans. Et Lella Zenouba m’a même chargée d’une commande : une écharpe de plumes dont elle meurt d’envie.
Ah ! voici qui les intéressera fort : un petit stéréoscope portatif et toutes les vues tunisiennes prises par mon frère durant son séjour ici.
La maison de Si Mansour n’est pas très éloignée de la mienne. Elle occupe, comme toute demeure d’importance où il convient d’être tranquillement chez soi, loin de la rue, une impasse entière aux arcades gracieuses. Les premiers bâtiments sont les communs et les écuries du caïd. Puis vient la maison, — le palais serait plus juste — de Si Mansour.
Bien entendu, les grands murs blancs ne trahissent la richesse intérieure que par leurs dimensions, et seule la porte, énorme, massive, en bois sculpté, dans son encadrement de marbre rose, atteste l’importance seigneuriale du logis.
Elle s’ouvre sur un vestibule revêtu de faïences et garni de divans où siègent en permanence les gardiens du lieu, un Marocain au profil d’ascète, et le nègre vêtu d’écarlate. Ils me connaissent et me laissent passer sans difficulté. Je heurte le marteau de bronze à la petite porte du fond.
— Qui est là ? — crie une voix, de l’intérieur.
Et, suivant la formule, je réponds :
— Ouvre !
Cela suffit. Du reste, en le cas présent, mon accent me dénonce. Une grosse négresse entrebâille la porte en ayant soin de se cacher derrière le battant, afin de ne point être vue des serviteurs mâles.
Je traverse le joli patio à colonnes, au-dessus duquel se découpe un carré de ciel très bleu, et je suis introduite dans un grand salon, tout en longueur, aux parois luisantes de faïences polychromes. Au centre se creuse le « divan » entouré de sofas abondamment pourvus de coussins. Les murs ont sept ou huit mètres de haut, et des lustres étincelants, en cristal de Venise, tombent des voûtes ciselées. Il fait presque frais dans ce salon, bien que dehors la chaleur soit lourde, et l’on y voit à peine, après l’éblouissement du patio. Mais les yeux se font vite à l’ombre douce qui atténue les mille couleurs et les dorures d’une décoration orientale.
Pas plus dans cette pièce que dans toute autre du logis, il n’y a d’ouverture sur l’impasse ; de grandes fenêtres aux grilles en fer forgé donnent sur le patio.
Ces dames se font attendre longtemps. C’est leur habitude, car elles rehaussent leur parure chaque fois que je viens. Mabrouka, la négresse, me tient compagnie.
Mabrouka est une amie de Chedlïa, ma servante ; elle va souvent la voir et lui conter les faits et gestes de ses maîtres. Parfois, comme aujourd’hui, ses confidences indiscrètes débordent jusqu’à moi.
— Par Allah ! tu arrives en un triste moment. Si Chédli n’est encore pas rentré cette nuit, et Lella Zenouba a pleuré jusqu’au matin en l’attendant. Sans doute était-il auprès de cette danseuse française pour laquelle il fait des folies…
Chacun sait que Si Chédli s’est acoquiné avec une petite chanteuse du Palmarium, perverse et prétentieuse, qui lui fait payer cher des faveurs à la portée de tous.
Le caïd Mansour, malgré son chapelet, son air digne et ses hautes fonctions, est aussi libertin que son frère, et les aventures de ces deux nobles personnages défrayent la conversation de bien des harems.
A la rigueur, cela se comprend du caïd Mansour, dont la femme est laide et n’est plus très jeune, car voici déjà dix ans qu’il l’épousa dans sa fleur. Et l’on se souvient de sa déconvenue le jour des noces, — si grande qu’il ne put la dissimuler, — en dévoilant son épouse que le fard et les bijoux n’arrivaient pas à rendre belle.
Toute autre eût été répudiée sur l’heure et ramenée à son père avant la consommation du mariage. Mais, on ne répudie point une princesse ! une fille de sang beylical ! Et le caïd Mansour a gardé sa femme et son dépit.
Oui, cela se conçoit que Si Mansour cherche au dehors des compensations. Jadis il eût pris d’autres épouses ; mais maintenant cela ne se fait plus guère chez les citadins, outre qu’il serait peu séant de donner une rivale à la petite-fille d’un bey. Et certes, ce n’est point une joie pour les yeux de se poser toujours sur la laide et chevaline princesse Bederen’nour.
Mais, que Si Chédli délaisse la gracieuse Lella Zenouba, au corps d’ambre et aux yeux de génisse, pour des Françaises de mauvaise vie, — par le Prophète ! — voilà ce qu’on ne peut comprendre !
C’est que Si Mansour et Si Chédli ont du sang brûlant dans les veines et du vice jusqu’à la racine des cheveux, en dignes fils de Si Abd el Latif, favori de Si Sadok bey, tous deux aujourd’hui dans la miséricorde d’Allah !
C’est à leur père, un ancien esclave, beau comme la lumière du matin, devenu tout-puissant auprès de son illustre maître, grâce à des complaisances… païennes, qu’ils doivent leur grosse fortune, leurs palais de Tunis, de Rhadès et de Gamart, ainsi que cette frénésie qui les pousse aux pires excès.
Ne raconte-t-on pas que Si Abd el Latif mettait à mal toutes les femmes de son milieu, et allait jusqu’à faire garder par les soldats du bey les portes des hammams, les soirs où certaines dames particulièrement nobles et belles s’y étaient rendues, afin de satisfaire ses désirs en toute tranquillité. Et nul n’osait se plaindre ni résister à un si puissant personnage, capable de vous faire pendre dans la cour du Bardo, sur un signe de son petit doigt.
L’occupation française a enrayé tout cela, et pareilles fantaisies ne sont plus à la portée de Si Mansour et de Si Chédli, ses fils. Mais, par Allah ! il reste bien moyen de s’arranger, et l’on a en outre, aujourd’hui, la ressource des actrices du Palmarium, du Casino de la Goulette, et des cocottes françaises ou italiennes qui circulent le soir sur le boulevard de la Marine.
Et les femmes, toujours trahies, toujours délaissées, éternelles prisonnières dans leurs palais de faïence, se morfondent des nuits entières en l’attente du mari pour qui elles se sont parées en vain.
Tout cela, je le connais par les confidences de la négresse Mabrouka, les récits de Chedlïa, les racontars de harems et de terrasses où tout se sait. Mais mes nobles amies ne m’en disent jamais rien, dans leur souci de dignité vis-à-vis d’une Européenne.
Justement les voici qui s’avancent à travers le patio, de leur démarche nonchalante et balancée, et le soleil fait un instant luire les ors de leurs parures.
La princesse Bederen’nour, pauvre « Lune éclatante », semble plus olivâtre que jamais dans son costume de soie mauve, au large pantalon bouffant.
Lella Zenouba, malgré ses soucis, est adorable et resplendissante. Ses beaux cheveux, noirs de henné, tombent en boucles sur ses épaules, retenus au front par un rang de perles et une plaque d’or incrustée d’émeraudes ; de grandes boucles d’oreilles anciennes jettent des lueurs vertes le long de son cou, et ses doigts scintillent de bagues aux pierreries énormes. Elle porte un pantalon de satin noir brodé d’or et une gebba de tulle noir pailleté, sous laquelle transparaît, par éclairs, le splendide et lourd boléro d’or des jeunes épouses. Dans un ovale très fin, très pur, elle a les traits d’un dessin parfait : un front étroit et poli, un petit nez droit, une bouche éclatante et bien arquée et de grands yeux noirs, des yeux immenses cernés de kohol, au regard doucement bestial. Une étoile en vérité ! à côté de cette prétentieuse Éliane d’Avricourt, caprice de Si Chédli.
Toutes deux, la princesse Bederen’nour et Lella Zenouba, ont les joues peintes, les lèvres rougies au carmin, les doigts et les cheveux passés au henné, et, barrant le front, d’épais sourcils noirs hardiment tracés. Elles répandent un violent parfum de jasmin. Auprès d’elles, on se croirait dans une serre pleine de fleurs.
Elles ont une distinction de race, une politesse raffinée, et ne savent ni lire ni écrire. Toute leur instruction consiste en quelques sourates du Coran, apprises par cœur, sans les comprendre.
La princesse Bederen’nour semble intelligente, et la petite Lella Zenouba, parfois, a de subtiles reparties. Mais elles n’ont rien vu et ne connaissent rien. Elles ont passé de la maison paternelle à celle de l’époux en toute ignorance du monde environnant. Elles ne savent pas ce qu’est une rue, une place, un jardin, le grand ciel libre.
L’été, elles s’en vont à Rhadès ou à Gamart, en d’autres palais pareillement clos et luxueux. Seuls, la plainte assourdie des vagues et le goût salé de l’air peuvent leur dénoncer l’inconnu sans limites, qu’elles ne se figurent pas.
On les emmène de Tunis la nuit, en des carrosses bien fermés, où elles ont peur, car c’est une impression terrible pour des femmes de se sentir ainsi hors de chez soi. Et elles ne retrouvent leur assurance qu’à l’abri des grands murs farouches et protecteurs.
Elles ne reçoivent aucune visite, à part moi, et n’en font jamais. Les dames arabes ne sauraient sans scandale sortir de chez elles, comme ces femmes du peuple qui courent d’une maison à l’autre pour colporter les nouvelles. Et pourtant elles savent ce qui se passe : intrigues, maladies, chagrins, disputes, dans les grands harems, car leurs servantes les tiennent au courant de toutes choses.
En de rares circonstances, elles traversent la ville, dans leur voiture aux volets de bois soigneusement clos, pour la mort d’un proche parent, l’accouchement d’une sœur, ou, réjouissance suprême, les fêtes d’un mariage. Mais des mois, et parfois des années s’écoulent sans qu’il leur arrive de quitter ainsi la maison conjugale.
Cet été, elles n’iront point comme d’habitude à Rhadès où l’air est plus frais. La mère du caïd Mansour et de Si Chédli étant morte l’an passé, il leur faut, par cette privation, porter son deuil, et aussi renoncer pendant quelques mois encore aux broderies et aux petits ouvrages dont elles occupent généralement les longues journées.
Du reste, leurs époux forment pendant ce temps le projet d’aller à Paris, et de goûter à toutes les délices montmartroises.
La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba trouvent très naturel de se morfondre si sévèrement pour la perte d’une belle-mère despotique et méchante, tandis que leurs maris s’amusent. Mais ce qu’elles ne peuvent admettre, malgré l’habitude et la généralité du fait, c’est, à cause de créatures indignes, d’être délaissées, et surtout ruinées !…
Car, il n’y a pas à s’y tromper, malgré les palais de faïence et de marbre, les étoffes brodées d’or, les perles et les diamants, c’est bien la ruine sinistre qui plane au-dessus de la maison du caïd Mansour, et l’ombre de ses ailes angoisse les nobles prisonnières.
La grosse fortune de Si Abd el Latif est déjà fortement entamée, et, chaque jour, Si Mansour et Si Chédli y font de nouvelles brèches. Il y a un an, Si Mansour a vendu au Juif Haïm Boudboul, pour quelques milliers de francs, ses oliveraies de Nabeul, qui en valaient plus de cent mille, afin de payer à sa maîtresse, la danseuse arabe Leïla, un collier dont elle avait envie. Récemment encore, tout à sa nouvelle passion, la petite Rose Printemps, il vient de céder à perte ses cultures d’El Arousa. Et Si Chédli, follement prodigue pour Éliane d’Avricourt, imitant l’exemple de son aîné, vend et hypothèque ses biens avec entrain.
Cela peut durer ainsi huit ou dix ans peut-être, mais ensuite ?
Et voilà les soucis qui creusent si profondément sous le fard les traits de la princesse Bederen’nour et cernent les beaux yeux enfantins de Lella Zenouba.
Mais elles rient devant moi, sachant dissimuler ce qu’il convient, et aussi du plaisir réel de me voir qui rompt l’ennui de leurs longues journées inactives. Quelques servantes curieuses se sont jointes à Mabrouka, et debout, non loin du divan où nous sommes installées, écoutent et prennent part familièrement à la conversation.
Ne vivent-elles pas dans l’intimité de ces dames, initiées à leurs intrigues, à leurs chagrins, toujours prêtes à duper leurs maîtres, à les suivre, à les épier, pour le compte des épouses prisonnières et inquiètes ?
Ne partagent-elles pas avec leurs maîtresses les restes du repas, après que Si Mansour et Si Chédli se sont restaurés ? N’ont-elles pas la clé de leurs plus dangereux secrets, qu’elles ne trahiraient pas devant la mort, liées par cette sorte de franc-maçonnerie qui unit toutes les musulmanes contre les maris ?…
L’une d’elles apporte le café dans de petits calices en porcelaine rose. La conversation languit entre mes amies et moi, car, depuis ma dernière visite, leur vie s’est écoulée uniforme, goutte à goutte, comme cette eau qui tombe régulièrement de la vasque de marbre dans le bassin, au milieu du patio.
Et mes occupations à moi, elles ne les comprendraient pas.
Alors j’appelle à mon aide le petit stéréoscope, emporté à cette intention.
— Vous allez voir…
Mais déjà Lella Zenouba s’est enfuie peureuse, et la princesse Bederen’nour affolée se cache le visage.
— Non ! non ! ne nous photographie pas ! C’est impossible !… une petite-fille de Si M’hamed bey !… Une fille du ministre de la plume !…
Je rassure mes défiantes amies :
Cet appareil n’est point « une machine à portraits ». Sur la tête de ma mère ! Mais qu’elles regardent plutôt…
Timidement la princesse Bederen’nour risque un œil, puis deux.
— O Allah ! qu’est ceci ?
— La rue du Pacha, tout simplement ; la rue même où vous demeurez.
— Par mon Maître ! que c’est curieux !
— Et voici la grande mosquée de l’olivier, le souk des parfums, celui des étoffes, le Dar el Bey…
— Oh ! Oh ! que d’hommes !
La princesse Bederen’nour et Lella Zenouba se passionnent.
— Ceci est un champ d’oliviers, et ceci… vous reconnaissez ?…
— Par le Prophète ! Si Mansour et Si Chédli ! Mais…
La voix de la princesse s’altère et ses sourcils se froncent imperceptiblement.
— Quelle est donc cette femme arabe auprès d’eux ?… sans doute cette danseuse Leïla ?… une courtisane seule à pu consentir à se dévoiler devant des hommes et à se faire portraiturer avec eux…
— Non, non ! Vous n’y êtes pas. Pensez-vous que j’admettrais chez moi une… dame de la rue du Persan ? car cette photographie a été prise dans ma propre maison. Regardez bien.
— Ah ! Ah ! mais c’est toi !… Par la tête de Si Ahmed el Tijani ! c’est toi même en musulmane ! — s’écrient mes amies tout à fait déridées et joyeuses.
Le stéréoscope passe de main en main parmi les servantes. Puis de nouveau on examine les rues tunisiennes, la place Bab-Souika, la rue Halfaouine, grouillantes d’Arabes…
— O Allah ! que je serais malheureuse s’il fallait me trouver dans cette foule ! — s’exclame Lella Zenouba.
— Et quelle honte ! — ajoute la princesse.
Car mes nobles amies ne regrettent ni leur réclusion, ni la sévérité de leur existence. Loin de là ! Elles se font une gloire de leur mystérieuse inviolabilité, de la rigueur avec laquelle elles suivent leurs vieilles coutumes.
C’est le souci des traditions qui dénote leur rang et les élève bien au-dessus des femmes vulgaires.
Lors de mes premières visites, je leur avais demandé naïvement si elles ne souffraient pas de vivre toujours enfermées.
— Par le Prophète de Dieu ! mais si l’on voulait nous forcer à sortir, nous pleurerions pour rentrer !
Et ce sont elles-mêmes qui m’ont fait remarquer avec orgueil que leur demeure n’avait point d’ouverture sur l’impasse, et que leur voiture était close par des volets en bois, et non par ces rideaux qu’un souffle peut soulever, et que les femmes de la petite bourgeoisie écartent curieusement du doigt, au risque d’être entr’aperçues, dans l’ombre, par un passant.
L’intérêt du stéréoscope épuisé, je me lève pour partir, mais ces dames me retiennent avec insistance.
— Oh ! reste encore un peu. Qu’as-tu tant à faire ? Il y a si longtemps que nous ne t’avions vue !
— Et je veux te montrer cette écharpe de plumes, commandée par toi, et qui est arrivée avant-hier, — ajoute Lella Zenouba. — Montons à ma chambre.
Nous traversons le patio plein de lumière et prenons un escalier de marbre blanc. Puis des vestibules et des couloirs, et des chambres, et encore un petit patio, et d’autres pièces à l’infini, toujours pavées de marbre et revêtues de faïences. La maison du caïd Mansour, vaste et peuplée comme toutes les demeures arabes, abrite soixante personnes, maîtres, enfants et serviteurs. Voici enfin la chambre de Lella Zenouba, que je connais bien, avec son divan, ses lustres, son plafond peint et sculpté, ses énormes lits anciens à colonnes, dont les frontons d’or se découpent sur fonds de miroirs. Ils sont luxueusement garnis de courtines et de coussins en satin brodé, et occupent chacun une extrémité de la pièce. « Car l’aube ne doit point surprendre l’homme dans le lit de son épouse. » Et je retrouve, hélas ! aux deux côtés de la porte, les armoires à glace Louis XVI, compléments indispensables, depuis ces dernières années, de toute chambre arabe qui se respecte. Lella Zenouba en tire l’écharpe de léger marabout blanc et la jette sur ses épaules.
— N’est-ce pas qu’elle est jolie ?
— Sans doute, mais je préfère encore celle-ci, en tulle lamé d’or, et qui ne vient pas de Paris.
Que de belles choses possède Lella Zenouba ! Ce coffret d’argent ciselé ! et ces flacons à parfums en cristal doré, aux cols minces et longs, de forme rare ; ces petits étuis à kohol, ces broderies précieuses !…
— Veux-tu voir nos bijoux ?
Elle sort de l’armoire une grande cassette pleine d’écrins et, sur un signe de sa maîtresse, Mabrouka apporte un coffre d’ivoire contenant les joyaux de la princesse Bederen’nour.
Sur le divan, c’est un éblouissement de pierreries, de colliers, de perles à plaques incrustées de roses, de longues boucles d’oreille où les diamants tremblent comme des gouttes d’eau entourées d’un cercle de lumière, de bracelets travaillés avec un art exquis… Et, parmi ces trésors de famille, les parures trop modernes données par Si Mansour et Si Chédli à leurs épouses : guirlandes de fleurs, étoiles, diadèmes aux mille reflets.
O ces bagues de la princesse Bederen’nour ! Bien arabes celles-là, où les topazes, les rubis, les émeraudes sont enchâssés en de lourdes montures ciselées.
— Mais tu n’as pas vu la plus belle, celle-ci, que Si M’hamed bey donna jadis à ma grand’mère, Lella Kmar, son épouse favorite…
Elle me passe un joyau, près duquel en effet tous les autres pâlissent. Un énorme diamant, d’une extraordinaire limpidité, serti dans une couronne d’or aux ciselures incroyablement fines et compliquées. Un vrai bijou de reine ou d’odalisque. Mais je ne l’imagine pas à la main d’une Européenne. Cette bague fait une saillie bizarre sur le doigt.
Et j’admire encore les mille ustensiles de toilette : aiguières d’argent, boîtes à fard, miroirs, coffrets incrustés d’écaille et de nacre.
Avant de partir, il me faut dire bonjour aux enfants : les quatre fillettes de la princesse Bederen’nour, qui apprennent le français avec une institutrice juive, et ses trois garçons, déjà conscients de leur importance mâle. Les aînés, cinq et sept ans, récents circoncis, ont des grimaces de souffrance, malgré leur précautionneuse démarche écartée. Et il y a aussi la toute petite et laide progéniture de Lella Zenouba qui piaille dans les bras de sa nourrice.
Je quitte enfin mes amies. Le garçonnet Béchir m’accompagne cérémonieusement jusqu’au bout de l’impasse avec son allure de jeune canard.
* *
La semaine suivante, passant par la cuisine, j’aperçus Mabrouka la négresse en vive conversation avec Chedlïa :
— O Allah ! — Qu’il soit exalté ! — O notre Seigneur Mohamed !… O Miséricordieux ! — gémit-elle en me voyant. — Quel malheur !… La princesse Bederen’nour est au désespoir !… Sa bague de diamant, le présent de Si M’hamed bey, a disparu !… Hier elle était en train de se parer, aidée de la petite Aïcha, lorsque Si Mansour est entré. Il l’a entretenue quelques instants, et, quand la princesse s’est remise à sa toilette, la bague n’était plus là !… Il n’y avait dans la chambre qu’Aïcha, mais on a beau la fouetter, elle s’obstine à ne pas avouer son vol. C’est une tête solide ! Du reste, il est vrai qu’on l’a fouillée en vain. Et que ferait-elle de ce bijou, elle qui ne sort pas de la maison ?… Dans ma pensée, c’est le tour d’un « chitane », d’un diable jaloux qui a enlevé la bague. On ne la retrouvera jamais !
Quelque temps après, nous prenions le thé au Belvédère avec des amis. Des messieurs et une petite femme très empanachée, à la toilette suggestive, occupaient la table voisine.
— C’est, — me dit M. X…, — une professionnelle du lieu. Remarquez comme elle pose sa main en évidence, pour qu’on voie bien la fameuse bague dont tout Tunis a parlé, cadeau, dit-on, d’un amant indigène. En vérité, elle est splendide. Ces Arabes sont d’une générosité !
La dame allongeait en effet, avec affectation, une main fardée qu’ornait un seul et royal diamant…
Mais cette bague !… Je la connais… Elle n’a pas sa pareille. C’est le présent de Si M’hamed bey à Lella Kmar, la bague de la princesse Bederen’nour !
Le caïd Mansour vole les bijoux de sa femme pour les offrir à sa maîtresse…