Le Harem entr'ouvert
VI
FATHMA LA DÉLAISSÉE
— Je vais t’apprendre une chose étonnante : Fathma se remarie, — me dit Habiba.
— Fathma ? Quelle Fathma ? Il y en a mille.
— Fathma bent Tahar, ma sœur.
— Pas possible !
— Sur la tête de Sidi, je ne mens pas. Interroge mon père.
Baba Tahar me confirme la nouvelle :
— Par mon Maître ! la parole d’Habiba est solide. Fathma désire un mari ; du reste il n’est pas bon qu’une femme reste seule.
— Mais comment a-t-elle fait pour en trouver un ? Est-ce toi qui t’en es occupé ?
— Non, Lella, je ne suis pas mêlé à cette affaire. Fathma s’est adressée à la vieille Khdija qui s’occupe de ces choses-là.
— Et qui lui a-t-elle déniché ?
— Un palefrenier, Mohamed ben Sadok, qui n’est pas bien riche et veut prendre femme. Il l’a payée trente francs.
— C’est peu.
— Une répudiée comme Fathma ne vaut pas davantage.
— Connais-tu le fiancé ? Est-il jeune ou vieux ?
— Vingt-trois ou vingt-quatre ans.
— Mais ta fille en a le double ! Elle est folle !
— Dieu est puissant !
Ainsi Fathma la simple, toujours tremblante et apeurée, affronte, de propos délibéré, ce redoutable inconnu d’un mariage avec un garçon qu’elle n’a jamais vu, et dont elle pourrait être la mère… Elle est plus âgée que Chedlïa, la dernière femme du vieux Tahar, ayant déjà dépassé vingt ans lorsqu’il épousa celle-ci, toute jeunette. Et voici près d’un quart de siècle qu’elle-même fut répudiée par son mari, Azouz, dont elle a deux enfants : Aïcha, déjà maman, et Othman, un gamin de vingt ans, poussé comme une mauvaise herbe.
Fathma grand’mère se remarie !
Je lui dis :
— Tu n’étais pas malheureuse ici avec ton père. N’as-tu pas peur de cet homme que tu ne connais pas ?
Naïve et fataliste, elle ne sait que répondre :
— C’est écrit !… Je suis dans la main d’Allah !
Les noces eurent lieu sans fête, ainsi qu’il convient pour une pauvre répudiée. En dévoilant son épouse, Mohamed le palefrenier eut une vilaine surprise… S’il n’était point assez riche pour se payer une vierge, du moins espérait-il une femme avenante et jeune. L’entremetteuse Khdija lui avait tracé un portrait flatteur de sa fiancée :
— Elle est mince et brune, ses traits sont réguliers et ses yeux très noirs.
Tout cela est parfaitement exact, mais elle avait omis d’ajouter :
— Elle n’est plus jeune, et commence à se rider.
Mohamed fut très déçu en découvrant cette particularité. Puis il réfléchit qu’il avait déjà versé trente francs à Fathma et deux douros à l’entremetteuse, et qu’ayant payé une femme, autant valait en profiter.
Alors il fut son époux… et il la battit ensuite pour la punir d’être si vieille.
Fathma ne l’en aima que plus, tout émerveillée d’avoir un mari jeune et vigoureux. Elle ne regrettait pas le douro donné à Khdija.
Elle se fit humble et soumise devant Mohamed. Tout le jour elle l’attendait avec impatience, et pourtant elle savait bien qu’il rentrerait ivre et méprisant, et la battrait après avoir usé d’elle.
Alors elle pleurait. Mais au fond de son être palpitait encore la volupté d’être prise par ce jeune homme.
Au bout d’un mois elle fut enceinte.
Puis Mohamed rentra moins régulièrement. Il la rouait de coups et l’injuriait encore davantage :
— Vieille chamelle ! Chienne ! Anesse ! Plaise à Dieu que la cécité soit dans tes yeux ! Que ta langue soit nouée ! Que ton père soit maudit ! Puisses-tu être empalée !
Un jour il lui prit sa fouta de soie rouge, ses bracelets d’argent, son boléro brodé, tout ce qu’elle possédait. Puis il sortit en disant avec un rire mauvais :
— Le salut !
Et il ne revint plus.
Les premiers jours Fathma l’attendit. Des voisines compatissantes lui donnaient un peu de leur couscous. Puis elle comprit que Mohamed était parti pour toujours, l’abandonnant après six semaines de ménage, parce qu’elle était trop vieille.
Alors elle poussa de grands cris et se déchira le visage avec ses ongles. La nuit, elle se roulait sur sa couche en appelant le beau garçon cruel dont elle avait goûté l’étreinte. Elle regrettait tout de lui, jusqu’aux coups dont il l’accablait.
Au bout de quelque temps, le vieux Tahar se renseigna. Il apprit à sa fille, sans ménagements, que Mohamed était à Sidi Ben Saïd, et ne voulait plus entendre parler d’elle.
Fathma s’obstinait en son fol espoir, mais elle savait que son époux ne reviendrait pas sans le secours des moyens surnaturels.
Elle alla donc trouver Halima, une hennena aveugle et quasi centenaire, experte en l’art des charmes et des maléfices :
— Ma fille, — lui dit la vieille, — il existe, grâce à Dieu, un ancien précepte de sorcellerie applicable à ton cas : « Si tes charmes vieillis ne retiennent plus ton amant, perce le cœur de son image, allume le cierge nuptial et fais bouillir un grand lézard vert avec sept brindilles d’olivier en récitant trois fois la fatiha du Coran sacré. Dès qu’il aura pris ce breuvage, l’infidèle te reviendra. »
Fathma s’en retourna toute joyeuse. Sur sa demande, Baba Tahar pria le chasseur de hérissons, qui demeure place Bab Souika, de lui procurer, moyennant un réal, le lézard nécessaire. Puis il s’enquit d’une personne discrète et avisée pour aller voir Mohamed à Sidi Bou Saïd, et verser insidieusement dans sa gargoulette la liqueur magique.
— Si ça t’amuse, — me dit Chedlïa peu crédule, — va surprendre Fathma. C’est ce soir, après le moghreb[14], qu’elle fait son sortilège. Mais, ô Allah ! ne lui dis pas que tu en es informée par moi !
[14] Chant du muezzin au soleil couchant.
Au coucher de soleil, je me dirigeai vers la pauvre maison où Fathma demeure avec quatre autres familles locataires. Toutes les femmes étaient sur la terrasse, mais un murmure monotone sortait de sa chambre. J’en poussai la porte…
Fathma était accroupie devant sa marmite où mijotait l’horrible cuisine. A ses pieds gisait une poupée de chiffons, le cœur percé d’épingles, et vêtue d’une petite gebba orange comme celle de Mohamed. Un cierge à cinq branches enroulé de papier doré éclairait cette scène étrange.
Afin de ramener l’époux inconstant, Fathma la délaissée préparait le philtre d’amour.