Le Harem entr'ouvert
III
NOCES PRINCIÈRES
La princesse Bederen’nour m’avait dit :
— Ma sœur Zobéïda se marie dans un mois, tu devrais aller la voir.
Je trouvai la petite princesse bouleversée à la pensée des noces prochaines.
— Je n’en dors plus la nuit, et ma peur s’augmente à mesure que passent les jours, — m’avoua-t-elle.
— Ton père tient donc tellement à cette union qu’il t’y contraint malgré ta répugnance ?
— Oui, Si Abd el Karim est d’une haute et ancienne famille et sa situation de mufti est des plus importantes. Du reste il ne peut me déplaire plus qu’un autre, je ne le connais pas… C’est le mariage que je redoute. Alors, tu comprends, c’est inutile d’importuner mon père. Je sais bien qu’il est grand temps de me marier, j’ai dix-neuf ans… A cet âge mes sœurs avaient déjà des enfants.
— Pourquoi te tourmenter ? Les jeunes filles attendent généralement leurs noces avec impatience. Si Abd el Karim sera sans doute ton esclave et te comblera de présents.
— O Allah ! j’ai si peur !…
— Mais, voyons, un mari n’est pas un ogre.
— Je ne sais pas ce que c’est qu’un homme !…
— Pourtant le prince Ibrahim ?
— Mon père ! ce n’est pas la même chose… et lui non plus, je ne le connais guère, il est toujours absent. Quand il revient, tout le monde tremble en sa présence. Je n’ai ni frère ni cousin, je n’ai jamais vu un seul homme, et on va me livrer à celui-là ! O Miséricordieux !…
La petite princesse frissonne… C’est une enfant nerveuse et impressionnable à l’excès. Toute jeune, elle faillit mourir de chagrin, quand le prince Ibrahim répudia sa mère, et maintenant encore, elle est ébranlée de sanglots ou de fous rires à la moindre chose. Malgré son éducation strictement recluse, elle a des aspirations étranges pour une musulmane. Le sort d’odalisque, destinée au bon plaisir de l’époux, qui est celui de toutes les femmes arabes, la révolte. Elle ne peut admettre qu’on dispose ainsi de sa personne.
— Bêtises de jeune fille, — dit Lella Lejiha, sa tante, — la vie se chargera de les dissiper.
Je demande à voir ses toilettes pour la distraire des pensées angoissantes. La princesse Zobéïda est coquette, un sourire détend aussitôt son visage, et elle me montre les costumes splendides dont elle se parera bientôt. Il y en a de toutes couleurs, en moire, en satin, en velours, en brocart, alourdis de broderies, rehaussés de paillettes, lamés d’or et d’argent. Et des petites mules précieuses comme celles de Cendrillon, des taguïas[10] étincelantes, de grands haïks en souple soie blanche, pour s’envelopper dans les carrosses, plus tard, bien plus tard, car trois années entières après les noces, la jeune épouse ne peut sous aucun prétexte sortir du domicile conjugal.
[10] Calottes à longs glands.
— Par mon Maître ! comme il te trouvera belle, et comme il t’aimera ! — s’exclame Hanifa, la vieille servante, en maniant les étoffes.
Le visage de la princesse se rembrunit :
— Tais-toi, — crie-t-elle avec colère. — Je t’ai défendu de me parler de lui, et toute la journée tu m’en emplis les oreilles.
— O Lella, pardonne-moi ! Par la tête de notre Seigneur Mohamed, tu sais bien que je t’aime plus que mon père, plus que mes enfants. Si tu veux, j’arracherai mes yeux et je te les donnerai.
— Bien, bien ! — dit la princesse, — range ces vêtements et laisse-nous en paix… Voilà, — reprit-elle, quand nous fûmes sorties, — ce que j’entends du matin au soir. Ma tante, mes sœurs, les servantes, ne savent parler que de Si Abd el Karim. J’ai bien le temps d’y penser : toute ma vie ! Ne peut-on me laisser tranquillement jouir de mes derniers jours ici ?
Mais, d’elle-même, au bout de quelques instants, elle revient à ce sujet, le seul dont, malgré tout, son esprit soit hanté.
— Tu as vu ma sœur Bederen’nour ? Que dit-elle de mes noces ?
— Elle s’en réjouit fort, et m’a chargée de ses salutations et de ses vœux, en attendant le jour prochain où elle viendra.
— Cependant elle n’ignore pas que je suis malheureuse.
— Elle pense que Si Abd el Karim saura bien rafraîchir ton cœur.
— Le mariage ne lui a pourtant pas apporté un grand bonheur.
— Elle ne m’en a jamais rien dit. Mais je crois en effet que le caïd Mansour n’est pas un époux modèle…
— Si Abd el Karim n’est plus jeune, — reprit la princesse rêveuse, — il a dépassé cinquante ans. On dit que les vieux maris sont les meilleurs.
— Sans doute. Ils ne songent pas à tromper leurs femmes, et leur témoignent encore plus d’amour que les jeunes gens.
— L’amour me fait peur ! — déclare la petite princesse farouche.
La semaine des noces fut vite arrivée. Le palais du prince Ibrahim devint une ruche bruyante ; les servantes couraient à travers la maison, portant des étoffes et des paquets ; les invitées s’étaient installées dans toutes les pièces avec leurs coffres, et la célèbre hennena Homeina ne quittait plus la fiancée.
— Tu viendras le cinquième jour, — m’avait dit la petite princesse. — C’est celui où l’on transportera mes affaires chez Si Abd el Karim. Tu ne me verras pas, mais ma sœur Bederen’nour sera là pour te recevoir.
Je n’eus garde de manquer à l’invitation, et je tombai en pleine effervescence. Les négresses installaient dans le grand patio les malles remplies de linge, la literie, les courtines et les coussins en satin brodé, les coffres d’argent ciselé contenant les ustensiles de toilette, les armoires à glace venues de Paris, les corbeilles où se pressaient les flacons de parfum et les bouteilles d’eau de rose, d’atterchïa et de fleur d’oranger, toutes choses données par le père à la fiancée. Le reste du mobilier, lustres et parures, attendait la princesse au domicile de l’époux.
Je fus reçue par la princesse Bederen’nour et présentée aux autres parentes. On me fit admirer en détail les merveilles du trousseau, puis une servante m’apporta du sirop de violette mauve et parfumé comme un bouquet, et des confitures au miel.
— Le premier jour, m’expliqua la princesse, on a teint en noir les cheveux de Zobéïda, et la seconde nuit nous avons toutes pris le hammam. La fiancée s’est alors reposée pendant trois jours. Hier on lui a mis le henné et ce soir, c’est le « lilt el outiia », la fête des jeunes filles. Il y en a une trentaine d’invitées ; elles habilleront la mariée et lui remettront du henné. Après le dîner, les aoueds joueront toute la nuit pour elles. Demain la hennena épilera la mariée et l’accompagnera au hammam. Enfin, le septième jour, nous conduirons Zobéïda chez son mari.
Une rumeur courut à travers le patio, les porteurs réunis dans le vestibule s’apprêtaient à enlever le trousseau. Les femmes se précipitèrent dans les salles environnantes dont on ferma les portes ; mais les servantes curieuses regardaient par les fentes et les serrures, et elles saluèrent de yous-yous frénétiques le départ du mobilier.
On empila les matelas, les coussins et les corbeilles sur des mules brillamment harnachées. Il y en avait quarante ; un cavalier montait chaque bête, surveillant le chargement et scandant la marche de chants joyeux et de battements de mains. Les meubles suivaient à dos d’hommes, recouvrant d’une énorme carapace les porteurs ployés en deux. Le défilé se déroula le long des rues, attirant à tous les moucharabiés les femmes émerveillées…
Le soir des noces, j’arrivai peu de temps avant le départ du cortège. La mariée déjà prête est assise dans le grand salon au milieu d’une foule splendide. L’électricité incendie tous les lustres, et se joue en mille reflets parmi les satins et les pierreries. Je ne reconnais pas la princesse Zobéïda aux fins sourcils arqués, à la physionomie expressive. Elle est devenue la mariée musulmane, cet être impersonnel et muet au visage impassible.
Son teint ambré disparaît sous le fard. Le dessin de sa bouche a été rectifié et avivé de carmin ; ses cheveux noircis au henné tombent en longues boucles de chaque côté de son visage ; de larges sourcils noirs et droits barrent son front ; ses yeux obstinément baissés sont allongés de kohol. Depuis le début des fêtes nuptiales et durant huit jours encore, elle ne doit plus parler, ni sourire, ni regarder aucune chose, elle a honte.
Poupée luxueusement parée, aux gestes rituels.
Elle porte un costume éblouissant d’or, dont le satin blanc se devine à peine sous les lourdes broderies.
Une taguïa d’or, couverte de bijoux en diamants, la couronne d’un diadème royal ; et les colliers de perles énormes et rares, aux plaques ciselées, incrustées de brillants, ruissellent sur sa gebba. Ses bras sont chargés de bracelets, et ses mains étincelantes de bagues.
La petite princesse Zobéïda n’est plus qu’un seul et miraculeux joyau : on oublie vraiment que c’est une créature humaine, sensible et apeurée…
Les carrosses attendent au dehors ; le prince Ibrahim donne le signal du départ. Lella Lejiha et la hennena s’approchent de la mariée et la guident à travers les pièces de ce palais qu’elle doit quitter pour toujours. Aussitôt les servantes se mettent à pousser des yous-yous aigus.
La princesse s’avance impassible ; mais soudain, de grosses larmes glissent de ses yeux baissés, et ses jeunes sœurs sanglotent dans un coin, car elles ne peuvent suivre Zobéïda au domicile conjugal, et l’heure de la séparation définitive a sonné… Tandis que les invitées s’enveloppent de leurs haïks un voile d’or est jeté sur la princesse Zobéïda, fantôme éblouissant qui s’en va.
Après un long trajet dans la nuit, nous atteignîmes le palais de Si Abd el Karim, aux environs de la ville. Un escalier de marbre conduisait au premier étage, et des négresses s’échelonnaient sur les marches, portant des torches allumées. Les parentes du marié, foule brillante, saluèrent de yous-yous l’arrivée de la princesse. Dès l’entrée, elle trempe le bout de sa mule d’or dans un bassin plein d’eau, afin que son cœur soit rafraîchi en pénétrant chez l’époux. Puis on la conduit à sa chambre, on la débarrasse du voile et elle est quelques minutes enfermée derrière les rideaux de satin du grand lit. Une nouvelle court tout à coup de bouche en bouche :
— Le marié vient ! le marié vient !
Les femmes se retirent dans une pièce voisine, et je reste seule au salon, avec la mère et les sœurs de Si Abd el Karim qui peuvent être vues par lui sans inconvénient.
Deux sièges ont été placés vis-à-vis l’un de l’autre, on amène la princesse Zobéïda voilée d’une dentelle à lourdes broderies d’or. Le marié s’avance, tout de blanc vêtu, la figure couverte de son capuchon. D’un geste brusque il rejette le burnous, puis s’étant assis en face de son épouse, il la dévoile, et pour la première fois, il connaît son visage…
Suivant les rites, la princesse garde ses yeux baissés et son attitude impassible. Mais elle a pâli sous le fard, et sa respiration haletante, le tremblement de ses genoux, révèlent l’intense émotion dont elle est bouleversée.
Si Abd el Karim se lève, prend la main de sa femme, et la guide vers la chambre nuptiale. Les portes sont refermées sur eux. Des yous-yous retentissent, plus exaspérés et perçants que jamais. Après quelques minutes, l’époux sort précipitamment et disparaît du logis.
Il était temps, la princesse Zobéïda s’évanouit… On la transporte sur le lit, où jusqu’au matin elle doit reposer, tandis que les invitées festoient et se divertissent. Et pendant plus d’une heure, la pauvre petite mariée reste secouée de frissons.
— Comment trouves-tu l’époux ? — me demande la princesse Bederen’nour.
— Très bien. Il est grand, vigoureux et ne paraît pas âgé. Du reste, tu le connaîtras bientôt.
— Mais non, tu sais que nous ne pouvons voir les hommes.
— Pourtant je croyais que vos beaux-frères étaient assez proches parents pour être admis auprès de vous.
— Les frères de nos maris, oui, mais non les époux de nos sœurs. Naturellement les femmes de notre rang seules s’astreignent à ces règles sévères.
— En effet, car ma servante Chedlïa étend fort loin le degré de parenté lui permettant la société masculine.
— Oui, comme toutes les femmes du peuple.
Nous passons dans une grande salle où l’on a préparé un festin somptueux. Des corbeilles de fleurs et des fruits ornent la table, immense, et surchargée de plats contenant les viandes, les poissons, les crèmes, les pâtisseries. Un couvert et une assiette sont disposés devant chaque convive ; les vieilles dames inhabituées aux fourchettes préfèrent se servir de leurs doigts, tandis que les jeunes femmes se conforment aux nouvelles coutumes. Mais les unes et les autres piquent de-ci de-là, sans ordre, parmi les couscous et les sucreries. Au sortir de la salle, des servantes porteuses d’aiguières et de parfums purifient les mains des invitées.
Dans le patio où des sièges ont été disposés, les musiciens aveugles préludent au concert. Quatre danseuses, les plus célèbres de Tunis : Salouh’a, Aïcha Srira, Fazouna et Zarzis, l’étoile, sont affalées sur un divan, et croquent des radis en promenant sur l’assemblée des regards bestialement mornes. Je les ai vues maintes fois danser en de semblables occasions, je sais qu’elles ne sortiront pas de leur torpeur avant minuit, et je quitte la fête, malgré les instances de la princesse Bederen’nour. Mais le lendemain matin je ne manque pas de me rendre au palais de Si Abd el Karim, pour l’exposition de la mariée. Des joueurs de flûte et de tambour font rage devant la porte, et toutes les femmes qui passent peuvent entrer contempler la nouvelle épouse. Elle est assise au milieu du patio, sur un siège extrêmement élevé, les pieds reposant sur un coffre d’argent ciselé.
Ses diamants et ses pierreries étincellent à la claire lumière du matin, à peine tamisée par le grand velum protecteur, disposé spécialement pour les noces. Tout alentour, les invitées somptueusement vêtues lui font une cour splendide, et causent en regardant les danses. La princesse Zobéïda, dans son attitude hiératique, les mains allongées sur les genoux et les yeux baissés, semble plus que jamais une petite idole merveilleuse, mais sans vie.
Hélas ! quelles angoisses je devine derrière cette façade conventionnelle ! C’est ce soir même que l’époux rentrera au logis dont il a été chassé par les fêtes nuptiales, et prendra possession de sa femme…
Si Abd el Karim est un noble et généreux personnage. Il a respecté l’effarouchement de cette petite vierge dont il est devenu le maître. Mabrouka la négresse n’a pas manqué d’en faire la confidence à Chedlïa, et je sais ainsi que la princesse Zobéïda n’a point encore laissé approcher son mari, depuis quinze jours qu’ont eu lieu les noces.
— Par la tête de Sidi Ahmed el Tijani ! Si Abd el Karim est un homme patient ! on voit bien que l’âge l’a refroidi. Le caïd Mansour et Si Chedli n’en ont point fait autant, et dès le premier soir…
La princesse Bederen’nour me demande, par l’intermédiaire de sa servante, d’aller voir sa sœur dont la résistance et la tristesse persistantes inquiètent toute la famille. Et je me souviens que la petite princesse Zobéïda m’avait fort instamment priée de venir après le mariage.
— Tu comprends, je serai si malheureuse dans cette grande maison étrangère ! et toi seule pourras me faire visite.
Aussi m’accueille-t-elle avec une vraie joie. Elle porte un adorable costume en satin abricot lamé d’argent, mais son visage maquillé avec art la rend presque méconnaissable.
Chaque jour, durant le premier mois, la jeune épouse doit revêtir une nouvelle toilette de son trousseau. D’après ce que j’ai vu, la princesse Zobéïda pourra prolonger cette règle jusqu’au « rass el aam[11] ». La hennena vient nous rejoindre. Elle ne peut quitter sa cliente qu’après la consommation du mariage, dont elle porte aussitôt le témoignage au chef de famille. Alors seulement elle touche son salaire. Et comme ici, les choses traînent en longueur, la hennena Homeïna est de fort méchante humeur. Elle exhorte la princesse devant moi, sans aucune discrétion :
[11] Jour de l’an arabe.
— Je ne peux pas, dit Zobéïda, j’ai trop peur !
— Par mon Maître ! tu n’es pas autrement que toutes les femmes, et ce qu’elles font tu peux bien le faire aussi. Vois comme Si Abd el Karim est bon avec toi, et prends garde de le lasser.
— O Allah ! — soupire Zobéïda, en s’adressant à moi, — que les Françaises sont heureuses ! elles restent filles si cela leur plaît. Nul ne leur impose un époux…
J’essaie de donner à la conversation un tour plus gai, mais la princesse a visiblement l’esprit ailleurs, et la hennena impatiente ne manque pas de placer son mot à chaque occasion en lui rappelant son devoir.
Des fleurs superbes ornent la chambre, et, quand je pars, la princesse veut me les donner toutes. Je proteste :
— Mais non, il ne faut pas t’en priver.
— Oh ! — répond la hennena, — ne crains rien. Elle a « quelqu’un » pour lui en offrir matin et soir.
En sortant du palais, je croise Si Abd el Karim. Il a une belle et fibre allure, mais son regard est très doux. La princesse Zobéïda a tort de se plaindre…
— Louange à Dieu ! — s’est écriée Mabrouka la négresse, quelques jours plus tard, en venant voir Chedlïa. — Louange à Dieu ! Le mariage est consommé. L’avant-dernière nuit Si Abd el Karim a pénétré chez sa femme pendant son sommeil… La princesse Bederen’nour et toute la famille sont dans la joie. Louange à Dieu !
— Et la princesse Zobéïda, — demandai-je ?
— Une femme est toujours heureuse dans les bras de son époux. Louange à Dieu ! Il n’y a de Dieu que lui !