Le paillasson: Mœurs de province
XII
IMPRESSION DE MID-SUMMER
DU VAL DE PAYOLLE, LE DIMANCHE DE LA SAINT JEAN D’ÉTÉ
Décortiqué, l’aubier fendu sous des coins ligneux, le pin surgit entre les pals qui l’étançonnent, mitré de fleurs, chappé de branches avec l’appareil d’un fantôme roi.
Un orage fermente dans le ciel, torpide, rubéfiant l’azur de tonnerres avortés. C’est la pesanteur des midis électriques, aggravée aux fades exhalaisons des tilleuls. Ferments d’alcôve où se souvient le musc des chevelures, frissons du rut universel, orgasme des sèves pâmées si lourds aux poitrines humaines.
De vers le ponant, aux fins de l’horizon, une rougeur étale, un abîme de sang cuivreux où se détermine en silhouette l’ogive mince des peupliers. En haut, le bleu lucide, l’onde claire d’un outremer déjà pâli. Des hirondelles incisent de leur aile noire les volutes pourpres des nuées. Tragiques, des flammes s’écroulent du zénith à l’occident. Et, dans une seule apothéose, vers l’incendie astral qui s’effondre et s’échaffaude, monte, d’abord fumée, l’embrase inepte et glorieux du haillat[2].
[2] Haillat, bûcher, en dialecte gascon.
La foule stupide comme il convient. Des avoués sont venus là, concomités de leurs épouses, flanqués de leurs marcassins. Des guenipes aussi professionnellement. Des blousards — maternels avec excès — érigent à pleins bras leurs mômes englués de morve et de sucre en bâtons.
Bannières en tête, chantres au flanc, voici le clergé nasiférant des cantiques. Autour du bûcher les vicaires génuflectent, goupillonnent et saluent, tandis que le célébrant à grand renfort d’allumettes, provoque l’étincelle paresseuse à jaillir. Un nuage se tord, écharpe grise lamée brusquement de stries écarlates. Des feuilles de buis vert claquent et pétillent, s’enchevêtrent en sequins d’or. Sur le tronc voué ruisselle un baume incandescent, qui le dévore. Les chantres suffoqués renâclent l’hymne de Guy d’Arezzo, le verset à doubles croches où ce moinillon inoccupé harponna « l’ut-ré-mi-fa-sol » tant douloureux aux enfances bien nées.
Un ecclésiastique myope que le brasier roussit quelque peu, s’évertue de ramener son surplis en arrière. Les voyous se culbutent afin d’arder au brandon public les thyrses dont ils vont sur l’heure, effarer mesdames les bourgeoises en souci de leurs mollets.
Et, dans le ciel où rougeoient des flammèches emportées dans le ciel métallique et fumeux comme une forge éteinte, dans le ciel où grandit l’impérissable amour, éclate, sur la cohue imbécile, le rire vengeur des anciens Dieux.
Un âpre soleil darde sur la garrigue ses obliques rayons. La brande verte et rose dort immobile dans les silences de midi. Seul, le claquet des grillons scande les minutes chaudes — horloge de l’été. Au loin vers la montagne, dans le val où badine quelque source, tremble au sommet des aulnes un brouillard évanoui. Massives, érigeant en plein ciel leurs arêtes d’acier bleu, les vastes Pyrénées enclosent l’horizon. Tours crênelées, flèches de cathédrales, coupoles imbriquées d’argent, toitures monstrueuses d’une cité pélasgique, les lourdes cîmes échafaudent par la rude clarté leurs dômes prestigieux. Dans l’azur nu, invisible presque, le tournoiement d’un vautour. Une couleuvre, par instants, rampe sous la bruyère avec le bruit sec du papier froissé.
Et le pastour, dont les sabots tintent pesamment sur la route empoussiérée : le compagnon fourbu ; le tourlourou convalescent, le porte-balles qui vend aux filles de ferme des bréviaires d’amour, hument avec transport l’incandescente beauté de la nature, cependant qu’au bord du fossé où volète la mésange, le villageois, en pleine lumière, touche les bœufs assés, d’un mouvement pontifical.
Sur la table un faisceau de lys. Chair florale près de quoi la chair vive s’humilie, nacre odorante à dépriser le vernis des coquillages. Ni feuilles, ni rameaux. La tige d’un vert blême ostente cet émail où — vol d’insectes mordorés — posent les étamines. Nulle innocence, d’ailleurs, malgré le symbolisme goîtreux des processionnaires. L’orgueil d’être blanc — tel un soleil de juin ; — le faste des parfums trop généreux pour nos désirs.
Superbes, d’une gloire laiteuse en la buire de Venise, les corymbes liliaux versent le plein été aux choses familières. Comme les bergers du Cantique, le Souvenir se repaît entre leurs dons. Emmi l’ombre où sussurre — inquiet — l’appel des aromates, renaît l’effluve des charmilles antérieures, le givre des longs soirs à travers d’autres branches. Les baisers fleuris de troènes, les cheveux constellés aux pâleurs des jasmins pernoctent, doux sabbat de la jeunesse fugitive.
Par la fenêtre, un coin d’éther crépusculeux, estompé l’on dirait, de gaze noire. Le parterre noyé d’obscur, sans un bruit d’ailes ou de pas. Au loin, l’harmonica solitaire des crapauds exaltent Vénus qui rit à leurs yeux de topaze, et sur l’arête des ormes, se lève coruscante.
Crépuscule, mais imprégné de jour, où défilent endimanchées, les ménagères de l’endroit. Rasés bleu, les membres gauchis dans leur vêture de cadix, les mâles fument sur la place de l’Eglise, en attendant souper. Une fuite d’encens traîne sous le porche ouvert. Des béguines, symétrisant les chaises bousculées par la débâcle de vêpres, glissent, falottes entre les saints peinturlurés. C’est dans la nef, qu’épargne la rousseur de l’heure, un bleuissement de paradis, une Avallon campagnarde éclose aux fraîcheurs des bénitiers.
Mais, plus rude, avec son fumet de simples écrasées, la moisson lithurgique imprègne d’âcre miel les rues de la bourgade. Roses bénites, lys sacrés et le fenouil qu’aima le Syrien Adonis, les herbes de la Saint-Jean évaporent sous les toits rustiques, leur ardente fenaison.
Parmi ses glauques cheveux d’ondine, la nigelle aux yeux pers sème des nœuds de turquoise. La feuille trilobée des ancolies supporte avec fierté des campanes d’améthyste. Les daturas, les molènes velues, les euphorbes aux pétales virescents, les digitales assassines, bandent leurs piques mal famées et, noir de suprêmes venins, l’aconit fait craquer sous les sabots de frêne, ses cassolettes plutoniennes.
Amère saveur des plantes ! Breuvage de l’été qu’affadit à peine le nauséeux encens ! C’est la veille où, par les hautes prairies, les jeunes hommes se baignent aux lustrales rosées, invigorent leur puberté dans la communion des choses. Les fontaines débordent, la fougère mûrit. Le village latin, célèbrera, ce soir, ses païennes et vivantes origines. A moins que, nantie de quelque billon, la jouvence locale ne se rue au café du Sud-Ouest, présentement illustré par les intermèdes et chansons de Mlle Pépita, romancière excentrique à l’instar de Paris, comme en témoigne, avec déférence, l’aboyeur public, — très digne — après un roulement de son tambour enchifrené.