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Le paillasson: Mœurs de province

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XVIII
RECUERDO DE LOS TOROS

Saint Sébastien, 1886.

Au coup de trois heures, frappant à vingt horloges, la cohue envahit la place des Taureaux. Avenue de la Libertad, sur la jetée de l’Alaméda, un moutonnement de houle où les fiacres à tendelets verts creusent des ressacs. Des femmes glissent, onduleuses, une flamme dans leurs yeux noirs. Des mantilles, des abanillos, et, — portant des mannes de raisin, — les Aragonnaises en taille courte, le visage délimité par une mante de point roux. Des Basques, bérets en tête, et la jambe prise en des housseaux de laine, soufflent abominablement dans leurs flûteaux suraigus.

Sur le pont, défilent sans trève des sociétés chorales : un tas de lyres et d’harmonies. Au festival tauromachique, le maire de Saint-Sébastien, adjoignit un concours d’orphéons, et sous les yeux des badauds vomis par les trains de plaisir, s’allonge vers le cirque, une phalange d’instrumentistes. Crevés de chaud, bouffis et suants, avec des gestes endoloris, ils traînent l’ampleur des grosses caisses, la configuration bizarre des saxhorns. Des enfants se haussent pour voir les toreros escortés de longs hurrahs ! des fils de bourgeois qu’endoctrinent leurs auteurs sur l’abomination des plaisirs sanguinaires ; des filles vertes, aux hanches délurées, aux regards explicites, des marchands d’allumettes et de programmes à s’éventer.

Par delà les parapets, l’eau calme de la Renteria bleuit au loin, sans une écume, se perd au délicat azur. Des goëlands claquent du bec, lustrent leurs ailes noires, fondent en cercle sur la mer, et leurs appels mêlés aux fanfares retentissent opiniâtrement.

La course ne promet pas d’être brillante, s’il faut en croire les initiés. Des taureaux de Félix Gomez et les grandes épées ne combattront pas.

L’amphithéâtre est plein de la barrière au mur d’enceinte : des habitués se reconnaissent, discutent à voix basse, l’air satisfait et compétent. Une affiche reluisante de vermillon et d’or flotte sur le toril, indique la stalle du gouverneur. De l’autre côté de l’arène, en plein soleil, la foule encaquée sur les gradins d’asiento ! la bariolure des ombrelles et des éventails. C’est comme un battement d’ailes, où, sur les fonds de couleur brutale, saignent des taureaux, flamboient des matadors. Le portrait de Mazantini est dans toutes les mains, sa légende sur toutes les lèvres. Jeune, beau, sorti d’honnête race, il apprit à toucher les bœufs par amour de l’art. Et comme il fut baptisé sur le sol du Guipuzcoa, qu’on le dit magnifique et brave de tous points, sa gloire obscurcit un peu le vieux renom des Lagartijo et des Frascuelo.


Une sonnerie de trompettes. Le maire est dans la loge, et les cuadrillas vont défiler. En tête, le héraut serré dans un justaucorps noir, empanaché d’un arc-en-ciel de vieilles plumes, fait exécuter des changements de pied à la plus lamentable haridelle qui se puisse voir : après les banderilleros imbriqués de métal, puis, seul, en cape aventurine, la face rasée et le port olympien, l’Espada Mazantini, derrière les sobresalientes et Cara-Ancha, son rival. Tous saluent le magistrat qui, sans retard, octroie licence de procéder au combat. Paillon de cuivre, fleurs d’argent, étoffes diaprées et violentes, l’emphase des vieux costumes anoblit le champ-clos. Des servants poussent une porte ; le silence choit, et poussé dans la piste, le taureau s’avance, ébloui.

C’est un Andalou, bai-foncé, court de jambes, épais de fanon et d’encolure, les cornes ouvertes en croissant. Depuis l’aube, afin d’irriter son courage, on le tint prisonnier dans une boxe étroite, sans jour, presque sans air. Aussi trébuche-t-il aveuglé de ce plafond lumineux ; soudain, un chulo tout courant, le provoque des plis de sa muleta. Déjà, les picadores sont à leur poste, la lance en arrêt ; les pieds emboîtés dans des étriers de chêne, et le monstre, d’un élan irrésistible, fond sur eux.

Ce m’est toujours une satisfaction nouvelle, de voir étripailler cinq ou six couples de chevaux. Avec le perroquet aimé des concierges, je ne connais pas d’animal plus odieux que la « conquête » de Monsieur de Buffon, ni qui mérite davantage l’animadversion des honnêtes gens. N’est-il pas l’occasion de mille sottises nidoreuses telles que steeple-chases, rallies-paper, courses plates, glapissements de bookmakers, sans compter les propos des connaisseurs.


Le premier carcan décousu, perd lamentablement ses entrailles, poignardé d’un coup de corne, puis le ventre, fouillé de l’encolure à l’arrière-train. Le foie, les poumons, coulent de la bête ouverte, qui souffle encore et trébuche parmi ses intestins : puis d’un tournoiement conique, s’écrase dans une flaque d’ordure et de sang. Un picador renversé, quitte la lice en clopinant, tandis qu’un aide enfonce la puntilla, dans le crâne des rosses moribondes.


Légers, sautillants, avec des pirouettes de danseurs, les banderilleros armés de courtes flèches, bondissent devant le taureau. Lui, gratte le sol, du mufle et du pied ; son haleine creuse des trous dans le sable ; mais avant qu’il ait effleuré l’homme, celui-ci plante dans sa chair les banderilles empennées. Le hameçon tranchant et solide, qui termine la flèche d’une cuisante piqûre, exaspère l’animal. Une pratique féroce, contraire d’ailleurs aux traditions, consiste à ficher, en guise de banderilles, une pièce d’artifice dont le fracas et les étincelles aveuglent presque le taureau. Aussi quel qu’en puisse être le ragoût, il convient de repousser de tels comportements. Le sang tout cru — le sang versé par des mains intrépides — est la seule pourpre de mise, en la plaza de toros. Que les eunuques et les femmes à pâmoison, cherchent d’autres spectacles ! La vue d’un beau supplice, la joie de sentir la vie humaine risquée sur un coup de dés, le ruissellement des blessures frais-giclantes, épanouissent en nous la férocité congénitale, sans qu’il soit besoin d’amusettes pyrotechniques ou de fleurs en papier peint.


Veste héliotrope à pampilles d’or, culotte et bas de soie blancs striés de cannetille, le jarret tendu, la brette emmaillottée dans une housse écarlate, Mazantini, jette à ses pieds, la toque de peluche et s’apprête à frapper le taureau.

Un grand garçon, mince, brun, au nez droit, les yeux comme voilés par le froncement des paupières, la bouche fine et pure, accentuée d’un soupçon de gouaillerie, tel apparaît, dans la vigueur de ses trente ans, l’Espada bien-aimé. L’on devine au moindre geste, qu’il marche dans le prestige inatténué de sa force et de son orgueil. Le désir d’un peuple de femmes et cette marée humaine, dont chaque souffle lui porte des baisers, l’allégresse vive du péril encouru, la juste arrogance d’un métier noble, en cet âge boutiquier, l’imprègnent d’une magnificence inconnue aux plus reluisants ténors. Ses cheveux drus, tressés en cadenette, selon le cérémonial prescrit, découvrent tout ce visage, reluisant d’audace et de beauté : un dieu qui sent l’abattoir.


Le duel se poursuit entre la brute et le tueur, avec toutes les feintes d’une escrime raffinée jusques au temps que, frappé droit entre les deux épaules, le quadrupède chancelle et tombe sur le sable vermeil. Puis, ce sont les vivats et les saluts de la foule, les petits cris extasiés des señoras, les trains de mules chaperonnées, emportant au clair grésillement des sonnettes, les lourds cadavres mutilés.

Interminablement, les corridas se déroulent avec des fortunes diverses. Cara-Ancha, qui n’est guère en bonheur, manque plusieurs fois la botte suprême, à la grande indignation de l’assistance. Les jurons pleuvent. « A Madrid, ce seraient des bouteilles vides et des oranges gâtées » dit quelqu’un près de moi. Des hommes, à barbe d’encre, avec des yeux de Montezuma sur le bûcher, gesticulent furieusement. Un prêtre jette son cigare pour injurier plus à l’aise : « Fuero ! Fuero ! puerco ! conchino ! » et mille gentillesses d’outre-monts. Pendant ce temps, les Basques sifflent dans leurs galoubets, les orphéons mugissent des polkas et le déplorable coryphée rate ses victimes à coup sûr. Cela tourne à la boucherie — « Charcutier », hurle un Français ! — « Puerco » reprennent les Espagnols.

A nos pieds, agonise le dernier mâle, une douceur dans ses yeux obliques, mourants déjà. Un coup de miséricorde, en plein front, le renverse, foudroyé.

Par les vomitoires grands ouverts, les spectateurs ruissellent entre deux files de miquelets, s’éparpillent dans les rues pavoisées, comme un jour de Fête-Dieu. A tous les balcons, des housses claires, des verdures, des tapis : aux fenêtres, le drapeau de gueules et d’or : les miradores pleins de robes, couleur du temps.


A la Maillorquina, les femmes lunchent, égratignent des sorbets, grignottent des pâtisseries aux jaunes d’œufs, avec force cédrats confits, heladas et vasos d’agua con esponjado. Les fanfares continuent leurs évolutions au grand air. La Marseillaise allume par les carrefours son patriotisme de trombone : les Basques déchirent la paix du soir de strideurs à la Valmajour.

L’ombre s’appesantit et, dans l’or enfumé du couchant, passent les filles des Provinces, hautaines et d’une beauté si grave qu’on les prendrait, ainsi voilées, pour quelque Notre Dame, issant d’un retable, avec sa jupe lamée et sa couronne de jayet noir.

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