Le paillasson: Mœurs de province
III
LES GENTILSHOMMES DU RATEAU
Faites vos jeux, messieurs. Tout va. Messieurs, faites vos jeux. Les jeux sont faits. Rien ne va plus.
Et du soir au matin, l’homme psalmodie l’imperturbable rengaine, très empesé, nonobstant la vâcherie des joueurs. La voix neutre, le regard pâle, ce Kapellmeister de la ruine mène paisiblement la symphonie du baccara. De tout ce qui remue autour des tables vertes, de toutes les avarices, de toutes les fièvres, de tous les désastres, il extrait en pièces de cent sous sa vie atone et régulière. Impassible, en la folie des gageures, au souffle démentiel courbant les pontes énervés, il opère et trafique, selon le rituel de son industrie. Il connaît le flux et le reflux de l’or entre les mains fébriles et, des vices ambiants, extrait des rentes, comme d’une portée de lapins. D’un coup de palette ou de râteau, il exécute les arrêts du hasard — nul frisson n’avivant son masque saturnien. Lorsqu’il mêle, indifférent, les lourdes portées de cartes, lorsque d’un art prestigieux, il enchevêtre les séquences, ou, correctement les étale sur le tapis, aucune terreur ne lui vient de ces figures aux poses sacerdotales et farouches, teintes de rouge et de noir, marquées aux couleurs du sang et du deuil.
Sans broncher, il adjuge les banques, ramasse ou distribue les enjeux et réclame le silence quand les conversations s’élèvent ou que les colères s’exaltent. Si quelque malheureux, ne sachant pas encore l’art de tomber avec grâce, lacère les cartes après un coup perdu, et les lui jette au visage, il ne s’en émeut pas autrement. Le métier veut ça. Seul, il n’est pas ivre et garde sa bienveillance d’homme sobre pour tous ces malheureux inébriés d’avarice et de fureur. Il sait les jurons que la malchance apprend aux gens distingués, le dictionnaire des tripots, cette langue bête et puante comme le lieu où elle s’éveille, dans l’empouacrement du tabac et l’infection de la sueur humaine. Il compatit aux superstitions de ces crétins, qui, à l’heure de prendre une main, observent des rites fétichistes à déconcerter un bonze. Appliqué à ronger l’opulente moëlle de sa sottise, il a pour ses vagissements et ses délices des caresses de belluaire présidant au repas des animaux.
Le croupier n’a pas d’âge — peut-être n’a-t-il pas de sexe. Il est indifféremment blond ou brun, laid ou beau, jeune ou vieux. Cependant un air de maturité ne lui messied pas, non plus qu’un peu de calvitie, sa fonction étant grave. Son costume varie à l’infini, depuis la mise sobre du gentleman habillé chez Renard, jusqu’aux fantaisies bariolées, sous quoi le hideux Alphonse dérobe ses nageoires. Toutefois le goût des chaînes de montre et des bagues volumineuses l’accompagne dans ses avatars. Quel que soit le milieu où vous le rencontrez, d’amples orfèvreries s’accrochent à son gilet ou fulgurent à ses mains noires de la crasse des tapis.
Au moral le croupier regorge de paroles et d’intentions débonnaires. Il a des encouragements de dentiste poussant à l’extraction : une aménité de photographe accommodant le bourgeois. Des vocables d’un indicible euphémisme habitent sur ses lèvres. Pour lui, la perte de fortune est un « accident », la mort, « un événement bien désagréable ». Hors de son emploi, il se souvient parfois qu’il est homme et donne satisfaction à des instincts paisibles, à ses aspirations bucoliques. Il raffole de l’idylle en chambre, suspend à sa fenêtre un jardin de grisette ; il a des cyprins dans un bocal et sème du réséda au mois de mai. Il comprend les calembours et cite des anecdotes. Il a retenu quelques motifs d’opérette et les fredonne après souper. Il lit le compte-rendu des spectacles à la troisième page des gazettes, s’intéresse aux courses et sait mieux que personne de combien de longueurs Miss Punaise à battu Melon III dans la dernière réunion de Chantilly. Curieux des choses de l’esprit, il fréquente les petits théâtres et perfectionne son français par l’étude approfondie des nouvelles érotiques au goût du jour. Et le matin, quand le vent froid entrechoque vos membres, ô décavés, quand les coqs lancent des appels tragiques et se lamentent avec des voix humaines à cette heure du remords, du dégoût, de l’agonie et du suicide ; lorsque l’affreuse soif des nuits de déveine colle la langue des joueurs et parchemine leurs joues, il regagne son logis, et d’un cœur imperturbé, sous la pâleur mortuaire de l’aube, suppute le produit de son infâme labeur.
Au demeurant, il pense bien. Il est pour l’ordre avant tout et soutient la religion.
Les yeux mouillés, le cœur ému d’une allégresse pie, il rêve au temps où son épargne lui fera des loisirs, où, béat et monseigneurisé, il épanouira sa ventripotence dans le congrès des notables philistins. Lorsque cette modération lui défaille et qu’il se sent promis à de plus hauts destins, l’avenir n’en reste pas moins couleur de roses et les portes béantes devant lui. Son étoile se dégage et, sans encombre, il succède à son entrepreneur. Ainsi commencèrent tant d’illustres, à qui les grives pleuvent à présent toutes rosées, décrotteurs passés millionnaires, et vénérés à l’égal des patriarches dans le monde du carton.
La femme du croupier ne se distingue en rien de la bourgeoise ordinaire et précoce. Elle fait des enfants, de la cuisine et tout ce qui concerne son état. Elle peut être accoucheuse, modiste ou maîtresse de piano. Dans les casinos balnéaires, il lui arrive, pendant que son mari travaille, d’assister aux spectacles et aux bals, ce qui ne laisse pas de jeter quelque émoi dans la sous-préfecture, surprise de tant d’immodestie. A part cette débauche, elle vit chez elle en matrone romaine. Elle élève sa progéniture, dans les saines doctrines et souhaite mourir au milieu d’une postérité d’ingénieurs et d’avocats.
Dans la vie de province, où la part faite à l’esprit est nulle, où les jeunes hommes, privés de maîtresses par le cant des commères et la prudhommiaque austérité des parents, ne comprennent guère de l’amour que les fangeuses voluptés, dans cette existence somnolente où ne passe jamais le sursum corda d’une passion ou d’une idée, le jeu tend toutes grandes ses toiles d’araignée. La dame de Pique règne en souveraine et le croupier, son féal page, grandit de la bassesse environnante. Le pillard lucifuge croît de tous les appétits, qu’il exploite et qu’il sert ; des griffes, sinon des ailes de rapace viennent à ce chapon ; juché sur sa haute chaise, il voit défiler sans relâche les habitués du cercle, connaît et salue presque tous ces messieurs. Il voit les affamés qui viennent gagner leur dîner du lendemain fraterniser avec les honnêtes personnes en train de perdre leur argent et leur orgueil.