Le paillasson: Mœurs de province
IV
IMPRESSIONS DE TAPIS VERT
Au Casino de Bagnères. Le cotillon du bal des Pauvres finissait et les dernières figures se déroulaient dans la maussaderie générale, la débandade des cavaliers laissés seuls sur leurs banquettes par le départ de leurs danseuses. Encapuchonnées de blanc, le corps noyé dans l’épaisseur des pelisses de bal et des fichus de blonde, des femmes traversaient le grand salon d’un pas frileux et rapide comme si le vent du matin eût déjà mordu les places nues de leur chair. Au dehors, des roulements de voitures s’éloignaient, mêlés au claironnement des coqs, au tintement obstiné d’une cloche conventuelle sonnant le lever des religieux. Un rideau soulevé montrait à une fenêtre la tache grise de l’aube. Les flammes du gaz défaillaient dans les lustres enguirlandés de traînes de lierre, dans les girandoles où se fanaient des sorbes en bouquets. Une impalpable vapeur enveloppait les choses d’un brouillard subtil couvrant d’une teinte uniforme de poussière les couples attardés dans la débâcle de la nuit. Et c’était dans la salle maintenant trop vaste, une odeur fauve et troublante, un effluve de fleurs brûlées par la sueur des poitrines et la chaleur des haleines, un fumet de champagne répandu et de parfums évaporés. Sur la scène que masquaient de leurs végétations frêles des bambous et des phénix, à travers les cloches orangées et blanches d’abutilons aussi hauts que des arbres, les musiciens éreintés rabotaient avec résignation une valse quelconque. Malgré l’ennui croissant on dansait encore. Le conducteur du cotillon gravement distribuait les accessoires, consultait de temps à autre une note écrite sur un carnet de bal. Les commissaires de la fête, une cocarde bleue à la boutonnière, causaient dans l’embrasure des portes, riant très haut, la verve chauffée par le vin de Bordeaux municipal. Par une portière ouverte, apparaissait en pleine clarté, le pillage du buffet, la déroute des bouteilles vidées, tandis qu’au centre de la pièce, avec sa nappe éburnéenne et son surtout de fleurs, une grande table s’offrait aux soupeurs attardés.
Seul, en un coin, perdu et comme absent, un jeune homme somnolait dans une attitude veule, le dos au mur. Les jambes pendantes, le claque glissé à terre, dans un avachissement d’ennui, il attendait la fin du bal, sans doute pour manger. Il était entré dans le salon de danse avec une poignée de joueurs décavés et affamés, expectant pour se faire servir, l’invitation de quelque obligeant ami. Et comme la sauterie ne s’achevait pas et que les intrépides menaçaient de la prolonger pendant une heure ou deux, avec un beau sans-gêne, il travaillait à s’endormir.
Petit, court, la tête au niveau des épaules, il étalait dans toute sa hideur, un joli visage d’imbécile aimé des femmes, avec sa moustache blonde, ses yeux de lin aux paupières sigillées et l’enfantine douceur de son sourire bête. Une graisse de volaille morte, empâtait ses joues aux paupières meurtries, enflait ses membres gourds. C’était un habitué des tapis verts, une figure continuellement rencontrée dans les tripots. Hétéroclite et vague, il passait plus effacé qu’une ombre parmi les comparses du jeu. Un des premiers à commencer la partie, il ne se retirait qu’à l’heure où les garçons du cercle éteignent les quinquets ; une déveine tenace le poursuivait. Pendant des mois entiers, il perdait en détail les sommes qu’il empruntait de tous côtés. Avec une abnégation infinie, il recommençait les mêmes coups qui rataient invariablement, sans une plainte, sans une colère, sans une de ces fulgurations de dépit qui secouent en des spasmes rapides les joueurs les plus stoïques, mettant des flammes dans leurs regards et des lambeaux de chair à leurs ongles. Il n’en voulait pas à la fortune de lui être mauvaise, ni à ses vices de l’appauvrir.
Malgré tous les déboires de son existence, il gardait la foi des lendemains, l’espoir d’un retour de chance qui le vengerait. Et souvent les derniers restés du funèbre « chemin de fer » qui se joue à quatre heures du matin, les combattants de cette lutte d’idiotie où chacun ne songe qu’à enfoncer un peu plus son voisin pour se refaire, avaient été surpris d’entendre sa voix flasque dire paisiblement : « Nous nous rattraperons bien quelque jour. Nous finirons aussi par trouver une main. Et puis, à quoi ça sert-il de se faire du mauvais sang ? »
Cette invincible confiance lui avait valu le surnom sous lequel tout le monde le désignait et que ses amis de Casino lui donnaient carrément, sans qu’il s’en fâchât. On l’appelait le Monsieur qui attend une main.
Son histoire était connue de tous et lui-même la racontait volontiers. C’était inepte, triste et sale comme la vie. Après avoir scandalisé Bordeaux, la ville des cravates blanches, où son père gagnait passablement d’argent à fabriquer du Château-Laffite dans les prix doux et avoir affiché une liaison ignoble, au point que sa famille avait dû le chasser, il traînait sa misère et ses amours, dans tous les recoins des Pyrénées. La bohême des villes d’eaux, le renouvellement de ces milieux cocasses, l’abritait un peu, lui permettait de demander au baccara de quoi payer l’auberge de l’exil. Mais les cartes n’étaient pas prospères, les notes chômaient longtemps et les hôteliers assaisonnaient d’insolences les repas qu’ils lui servaient. Heureusement il avait le cœur et l’appétit robustes et ne se décourageait pas pour si peu. Partout il était chez lui et perpétuait ses installations, habitué aux vides que creusent, dans les stations thermales, les saisons finissantes, acharné jusqu’au dernier jour à subjuguer la fortune. A Cauterets, à Luchon, à Bagnères, partout où, sous couleur d’hydrothérapie, on tripote du carton et l’on soupe avec des filles, il s’éternisait, dînant aux tables d’hôte, se gargarisant aux buvettes, expliquant aux nouveaux venus les paysages et les douches de l’endroit. Cela durait depuis des années. Depuis des années, aussi, il remorquait cette maîtresse par qui ses déboires avaient commencé, une grande brune laide, fanée, sans race et sans grâce, dont le nez suintait sous un enchifrènement perpétuel et qu’il adorait. C’était pour elle qu’il s’était condamné à tant de grotesques souffrances, qu’il avait répudié toute vergogne, frayant avec les grecs, tutoyé par des croupiers, si déchu que même dans le monde des joueurs, on le prenait en pitié. Et ce crucifié d’amour gardait parmi tous les hasards sa sérénité stupide de gros bébé. Sans le sou, ne possédant pour vivre que l’argent des cartes, il en était venu à garder les louis que « sa femme », ainsi qu’il la nommait, glissait parfois, le matin, dans son gilet. L’opprobre et la rancœur des choses qu’il vivait, ne mordaient pas sur lui. Dans la détente de son orgueil, dans la fuite de toute volonté, il se plongeait, comme en un bain d’indéfectible repos. Le pain de la douleur lui profitait.
Mais une fanfare jaillit de l’orchestre subitement réveillé. Le cotillon était fini. Deux par deux, les couples défilaient pour la promenade finale, armés d’engins charivariques, mirlitons, crécelles, trompettes et violons à quatre sols. Sur un signe du conducteur, les pistons attaquèrent la marche du Prophète et ce fut un vacarme épouvantable qui jaillit de toute la salle, accompagnant le thème auguste de Meyerbeer.