Le Pantalon Féminin
Ménagère ou paysanne, la femme du peuple ne porte généralement pas de pantalon.
Pendant longtemps, les fillettes le quittaient en même temps que l'école. Le dimanche seulement, il fait, à la campagne, une timide apparition sous les jupes des jeunes filles.
Il est ainsi devenu pour quelques-unes un accessoire qu'elles croient obligé, non de la demi, mais de la grande toilette. Il accompagne les chapeaux empanachés et les corsages criards des demoiselles de Bracieux ou de Nouan-le-Fuzelier.
—Ah! que j'ai-t-y du goût!
Laissons-là les culottes des pêcheuses des Sables-d'Olonne et d'Arcachon: elles sortent de notre cadre, et bornons-nous à constater qu'en Bretagne, elles s'en passent le plus souvent.
Quant aux pantalons des Sablaises, professionnelles de la plaque sensible et de la carte illustrée, on ne le connaît que trop. Jambes croisées, parties d'âne ou de campagne, tout lui est bon pour être exhibé. Article d'exportation.
La fille de campagne ne porte guère de pantalon que lorsqu'elle l'a quittée pour la ville. Deux raisons semblent l'amener à adopter cet accoutrement: l'imitation de la dame chez qui elle sert et la galanterie.
La galanterie surtout, car, au dire des maîtresses de maison, auxquelles leur livre de blanchissage ouvre les yeux, combien parmi les bonnes n'en portent que leur jour de sortie.
Parfois même, il les gêne tellement, que, leur premier soin, une fois rentrées, est de le retirer, ce qui fait que survenant à l'improviste, le dimanche soir dans leur cuisine, on le trouve bouchonné dans un tiroir, voisinant avec les couteaux et les livres du boucher et de l'épicier.
Les bourgeoises économes veillent d'ailleurs à ce que leur domesticité ne salisse pas trop de linge: comme dans les couvents, elles ont droit à un pantalon par semaine, et Madame élève la voix quand Justine en a dû mettre deux au sale.
—Une fille qui porte des pantalons est une fille qui se conduit mal.
Ce fut un axiome longtemps admis et ne m'a-t-on pas cité cette phrase restrictive, jointe, il y a une cinquantaine d'années, par une brave bourgeoise, aux renseignements qu'elle fournissait sur une de ses anciennes bonnes:
«C'est une excellente et brave fille, que je crois honnête; mais, je dois vous prévenir qu'elle porte des pantalons».
Très, trop enjolivés même, souvent, au goût des vieilles dames de province restées fidèles aux tuyaux d'orgue et aux trois petits plis de leur jeunesse, les dentelles des pantalons de leurs femmes de chambre les scandalisent:
—De la dentelle, à des pantalons!
—Sans doute, Madame, et d'une domestique encore.
Si la maîtresse n'a pas atteint un âge canonique lui permettant de s'indigner de ces gentillesses et si elle partage ce faible pour la lingerie, on pourra, lors du départ brusque d'une soubrette qui a cessé de plaire, assister à cette scène amusante empruntée au Fin de Siècle:
«A la suite d'une observation non motivée qui lui a valu une riposte un peu vive, Madame a donné ses huit jours à Justine.
«Justine a accepté son congé sans sourciller. Le jour de son départ, elle range soigneusement sa malle, puis soudain observe:
—Il me manque encore trois pantalons! Je ne partirai point avant d'avoir visité l'armoire de Madame.»
Les rôles renversés, on n'est pas plus fin de sexe.
Pour quelques-unes, frileuses ou coquettes, le pantalon devient ainsi une habitude, mais c'est l'exception. Il en est de même dans le peuple.
—La femme honnête?... Mais, on la reconnaît à ce qu'elle a les genoux sales! me déclarait, un jour avec une brutalité toute médicale, un interne de mes amis.
Si ces constatations n'étaient par trop macabres, on n'aurait qu'à feuilleter les renseignements fournis par l'administration de la Morgue au lendemain des grandes catastrophes, pour se rendre compte de l'ignorance où la plupart vivent, dans le peuple, de ce vêtement.
Mais la Morgue ne saurait convenir à ces notes. A ces données posthumes, l'aventure de l'infortunée Élisa est préférable. Elle tenait du vaudeville et non du drame, ce qui n'empêcha la pauvre fille de donner aux gamins enchantés une preuve frappée encore plus que frappante de son manque de pantalon.
Rue de Maubuée, Elisa avait rencontré un de ses anciens amants. Peu galant, celui-ci, avait tenu en dépit de la présence des badauds, à profiter de l'occasion qui s'offrait de régler avec elle un ancien compte resté en suspens: la troussant à pleines mains, il lui avait appliqué une de ces magistrales fessées qui font époque dans la vie d'une femme. Les passants amusés, sans oublier le mitron et le télégraphiste de rigueur, avaient fait cercle autour du groupe. Des agents survinrent, firent circuler, comme il convenait, dressèrent procès-verbal et invitèrent les deux champions du match à les suivre au poste.
M. Duranton présidait alors aux destinées du commissariat auquel ils furent amenés, et à la proposition assez inattendue de la victime de cette attaque brusquée, sut opposer une aimable fin de non recevoir. Le commissaire ne se contente pas d'être bon enfant, il est souvent galant homme:
«M. Duranton interrogea le sieur F..., qui avoua son forfait. Quant à la fille Élisa, pour accabler son indigne adversaire, elle offrit au commissaire de lui prouver qu'elle avait été bel et bien dévisagée par le public, vu qu'elle ne portait pas de pantalon.
«M. Duranton a galamment refusé de faire la constatation demandée. Quant à F..., il a été gardé à sa disposition sous l'inculpation d'attentat à la morale publique»[274].
Renouvelé de l'Assommoir, spécifiait l'Intransigeant, en tête de ce filet que nous lui empruntons. Oui, au pantalon près, car la grande Virginie en portait: et Gervaise dut en débarrasser la fente pour lui administrer une correction aujourd'hui devenue aussi classique que le récit de Théramène:
«Dessous il y avait un pantalon. Elle passa la main dans la fente, l'arracha, montra tout, les cuisses nues, les fesses nues...»[275]
En faisant porter un pantalon à la grande Virginie, Zola ne s'est nullement écarté des données très exactes de son observation: c'est une fille bien plus qu'une ménagère. Il lui est familier ainsi qu'à ses semblables et semble faire partie de la profession.
C'est un des accessoires de leur trousseau par quoi s'avère les progrès de leur galanterie, elle en marque pour ainsi dire les étapes. Non moins juste est cette observation de Jean Reibrach:
«A mesure, elle s'amusait, faisait des allusions, en femme tenue au courant des histoires par le luxe croissant des dessous depuis l'arrivée des officiers; les chemises s'affinant, gardant des parfums; les pantalons se garnissant de dentelles peu à peu»[276].
Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir cette gobette de Luce, aussitôt qu'elle est entrée dans la voie du mâle, se faire offrir par son vieux malpropre des chemises et des pantalons Empire, dont elle fait les honneurs à Claudine, laissée, à vrai dire, assez indifférente par les splendeurs et les anachronismes de cette lingerie:
—... As-tu vu mes chemises? viens voir mes chemises! J'en ai six en soie, et le reste Empire à rubans roses, et les pantalons pareils...
—Des pantalons Empire! Je crois qu'on n'en faisait pas une consommation effrénée, dans ce temps-là...
—Si dà, à preuve que la lingère me l'a dit qu'ils sont Empire!...[277].
Plus heureuse qu'Elisa, certaine institutrice d'Olivet, près Orléans, (pépiniéristes, bal, fritures) en portait, et, comme Claudine même, les portait fermés, circonstance favorable auquel le pharmacien Veinard, ce nom prédestiné, dût de comparaître devant la justice de son pays pour le simple délit de voies de fait et non sous l'inculpation beaucoup plus grave d'outrage aux mœurs.
Le pantalon fermé de l'institutrice, la fessée qu'elle reçut et le procès qui suivit; l'aventure eut à l'époque son heure de vogue et de gaîté. Le Figaro même souleva les voiles,—les jupes seraient plus exactes,—de la demoiselle. Après avoir joliment conté la chose, M. de Rodays concluait en ces termes:
«Maintenant, notons un bien joli détail. Il faut avouer que M. Veinard a une certaine dose de chance. Le fait d'avoir frappé publiquement un adversaire au visage constitue le simple délit de voies de fait; mais le fait d'être allé chercher sa vengeance dans des profondeurs plus cachées, plus intimes, et sur un champ de bataille plus étendu, constitue le délit fort grave d'outrage aux mœurs.
«Or, admirez cette circonstance merveilleuse: la main irritée du pharmacien d'Olivet avait rencontré un de ces vêtements que la pudeur anglaise empêcherait de nommer. Bref, l'institutrice portait... un pantalon. Ce qui fait que devant ce rempart de toile fine, tuyauté en bas, bien serré à la taille et hermétiquement clos de partout, les yeux indiscrets de l'assistance en furent absolument pour leurs frais.
«C'est à ce vêtement providentiel[278] que le prévenu a dû de n'être renvoyé devant le tribunal de son pays que pour simple délit de voies de fait et d'en être quitte à bon marché: une amende de deux cents francs»[279].
Il n'arrive pas tous les jours d'être fessée en public. Ces deux exemples n'auraient donc sans doute pas suffi à décider les hésitantes, si la coquetterie et les impériales d'omnibus—encore une source d'indiscrétions disparue—ne s'en étaient mêlés.
L'ouvrière d'un rang un peu plus élevé—robes, confections, modes, demoiselles de magasin, la rue de la Paix et le Métro de l'Opéra—semble, en effet, à ce point de vue, comme à d'autres, former une transition entre le peuple d'où elle sort et le monde galant auquel, souvent, elle aboutit.
Nombre de ces enfants, mises avec un chic et une élégance qu'ignorait totalement Berthe à l'époque où elle filait, sont attendues à la sortie de l'atelier, par leur petit homme, quand ce n'est pas le fâcheux micheton, qui les emmènera dîner et passer la soirée à Montmartre. Menant parallèlement les travaux de l'aiguille et de l'amour, en attendant de sacrifier les premiers aux seconds, elles se trouvent amenées à soigner davantage leurs dessous.
Le pantalon reparaît—certaines n'en portaient plus—et se garnit; les chemises s'écourtent et se dentellent. Les déshabillés sont prévus et attendus.
Elles feront bien, pourtant, les chères gosses, si elles ne sont pas sûres de la discrétion de leur amant, ou si, au cours d'une visite au Louvre ou au Bon Marché, elles n'ont pas la force de résister à quelque tentation mauvaise, de ne pas cacher dans leur inexpressible le fruit de leurs économies ou de leurs larcins.
On ne saurait croire jusqu'où va l'indiscrétion de certains gigolos et des inspecteurs des grands magasins. On a appelé cette opération la fouille et le mot fait image.
Mlle Joséphine (avenue Jean-Jaurès) en fit la cruelle expérience, et tout comme le renard, jura mais un peu tard qu'on ne l'y prendrait plus. Ayant imprudemment livré à un prévenant jeune homme, M. Maurice, la clef de son cœur et de sa chambre, elle s'aperçut au bout de quelques jours avec effroi, de la disparition de l'objet aimé et de ses économies.
«Elle les cachait dans la ceinture de son pantalon, mais elle avait commis l'imprudence de lui laisser deviner sa cachette»[280].
Le gentilhomme écaillé avait disparu entre deux eaux et les économies n'avaient pas dû faire long feu aux comptoirs des bars de Belleville.
Quant à Pauline H... et à Berthe L... deux comparses, des verseuses de bocks et d'illusions auxquelles Eros avait fait ceindre, jadis, le tablier blanc et la sacoche des brasseries, elles durent à une bien malheureuse distraction (deux mantilles et de la lingerie) de figurer dans les Grands Bazars de M. Pierre Giffard et sur les bancs de la Correctionnelle:
«Elles dissimulaient les objets volés dans leurs pantalons et entre les jambes. (Cette opération prudente se fait dans les cabinets d'aisances.) Quand on a voulu leur faire avouer le vol, elles ne se doutaient pas qu'on allait les déshabiller, et elles ont nié jusqu'à ce qu'on les eût mises entièrement nues»[281].
La fillette déjà grande à laquelle sa mère aura l'inclémence de les faire porter fermés, fera bien, après se les être fait déchirer, dans les bois, de Saint-Cloud, par son compagnon de promenade devenu son ami de cœur, de ne pas le retirer pour le jeter dans un fourré.
L'objet retrouvé par un promeneur solitaire ne manquera pas de prêter aux plus déplorables suppositions. L'imagination fertile des reporters et le flair bien connu de la police feront le reste: nouveau scandale, nouveau satyre, nouveau Soleilland: tout cela pour un «pantalon blanc de fillette, très étroit, déchiré d'avant en arrière et sur lequel on remarque... de nombreuses taches suspectes»[282].
Cela jusqu'au jour où, mi-riant, mi-pleurant, deux pauvres gosses, Charles Cognand et Joséphine Dessers, viendront murmurer à mi-voix, sur un air connu, dans le cabinet du commissaire:
La Cour d'Assises avait vraiment d'autres... chiens à fouetter. Infortunée Joséphine, elle était assez punie pour ne pas avoir à répondre à la relative justice des hommes: au cours de cette escapade, n'avait-elle point perdu ses cheveux blonds, son pantalon... et sans doute quelque autre chose encore?
Avant que les temps fussent venus du benzol et des éclaboussures des autobus, les impériales d'omnibus, devenus accessibles aux femmes eurent leur part également dans la diffusion de l'usage du pantalon.
Nombre de jolies filles et de fines enfants du faubourg ne détestaient évidemment pas que l'on aperçut leurs jambes, si elles étaient bien faites, en descendant l'étroit escalier. Encore fallait-il que les Messieurs de la plate-forme, des voyageurs d'une espèce particulière, ne poussassent pas leurs investigations plus haut que le genou. D'où nécessité de se munir d'un pantalon, dont, timide, apparaissait parfois le poignet, à moins que la jupe s'étant accrochée, ce ne fût une soudaine exposition de blanc.
«Pas souvent suggestive, déclarait Vallet, la descente de l'impériale, bottines fatiguées, jupons d'alpaga, pantalons de flanelle rouge... à moins qu'il n'y en ait pas»[283]. Mais non, toutes les bottines n'étaient pas fatiguées, les pantalons de flanelle étaient heureusement l'exception, et quand il n'y en avait pas du tout, je me suis laissé dire que ça n'en était pas plus désagréable.
En Allemagne, où tout est sujet à règlements, on songea, paraît-il, lorsque l'impériale des omnibus fut, à Berlin, devenue accessible aux femmes, à rendre le pantalon obligatoire pour celles qui voulaient procéder à cette ascension.
C'était un nouveau poste et un nouveau mot composé à créer, inspecteur-des-pantalons-des-dames-des-impériales-d'omnibus; mais les difficultés du contrôle firent, sans doute, rejeter la proposition du docteur Hancke, tendant à ce que le «pantalon sous-jupe» fût imposé aux voyageuses de l'impériale et la police se borna à exiger que l'escalier fût large et masqué du côté du public[284].
La bousculade qui y sévit et les petits jeux qui s'y pratiquent, ne rendent pas non plus le pantalon tout à fait inutile dans le métro.
Écoutez plutôt la mère des demoiselles Jouarre:
—Oui, parlons-en! c'est plein d'hommes quivous pelotent. Il n'y en a pas un pour céder sa place, et cinquante pour vous peloter les fesses! Croiriez-vous que pas plus tard qu'avant-hier, je me suis trouvée à côté d'un sale type, que si je n'avais pas eu de pantalon...[285]
Mais, une personne de votre éducation aurait-elle pu, chère Madame, n'en pas avoir?
La pluie, enfin, l'ennuyeuse pluie, qui rend les trottoirs gras et boueux et force tout ce petit monde à dévêtir sous les jupes haut relevées, la gamme des bas et la ligne amusante des jambes, n'est pas, certains jours du moins, sans faire passer un pantalon, en s'habillant, à d'aimables personnes, qui, s'il faisait soleil, s'en passeraient volontiers.
Le café-concert a chanté assez pauvrement ces brèves visions et sans s'attarder aux «petits vieux bien propres» auxquels sont familiers le trottoir de la rue de la Paix, je dirai un mot rétrospectif de cet objet aboli, la culotte cycliste.
Avant même que la bicyclette ait achevé de tourner au «bienfait social» et que la «petite reine» soit devenue la populaire bécane, la culotte avait disparu, remplacée par la jupe-culotte, puis, par la jupe, plus élégante sans doute, mais beaucoup moins pratique.
Mais, que voulez-vous? la mode l'ordonnait ainsi.
La culotte zouave avait cependant un grave inconvénient, que partage, d'ailleurs, la culotte marquise portée sous la jupe: il y avait des moments où elle devenait terriblement gênante. Aussi, ne faut-il pas s'étonner qu'un tailleur intelligent ait un jour songé à donner à la culotte de nos petites camarades le quelque chose qui lui manquait pour en faire l'égale de nos pantalons «un rien ce quelque chose; mais un rien qui compte terriblement en de certaines minutes au cours des longues étapes cyclistes.
«Quelques cyclowemen, émues des souffrances de leurs sœurs, ont pensé qu'il y avait une révolution à tenter sur ce terrain et, résolument elles ont ouvert une brèche dans le préjugé de la culotte cycliste,—entr'ouvert serait mieux dire, et combien discrètement.
«C'est à cette généreuse tentative que nous devons la Culotte Petit-Pont ingénieuse autant que décente, et aussi commode qu'élégante»[286].
Je ne sais si la culotte petit-pont a survécu aux «longues étapes cyclistes», mais l'idée n'est pas morte avec elles. Plus récemment, un catalogue s'adressant au monde de l'automobile, me révélait l'existence, avec dessin à l'appui, pour les femmes pour lesquelles l'auto est un sport, de la «culotte à pont, se porte sous les jupes de sport, satin de Chine ou Jersey».
Aux jours heureux et déjà lointains de la bicyclette, il y avait des débutantes qui ne cherchaient pas si loin et se contentaient, à la campagne, de retirer leur jupe et leurs jupons, pour enfourcher, en corsage clair et en pantalon, un cadre d'homme:
«Rencontré dimanche soir, près d'Auvers-sur-Oise, une très réaliste mais par trop shocking jeune femme qui pédalait en pantalon de batiste... pas même fermé par une feuille de vigne.
«Ohé! Monsieur le sénateur! si vous enfourchiez votre bécane pour savoir son nom et son adresse?
Ce filet emprunté au Vélo ne doit pas être étranger à l'amusante nouvelle que M. Carolus Brio publiait quelques mois plus tard dans le Courrier Français. Elle n'aurait pas fait mauvaise figure dans les Tribunaux comiques de Jules Moinaux, et les motifs de la remise à huitaine par le juge de paix méritent d'être cités:
«Attendu que la nature de l'étoffe, si légère soit-elle, dont est fait le pantalon d'une bicycliste ne saurait constituer le délit d'outrage aux mœurs;
«Qu'en l'espèce, il y a lieu de rechercher si le vêtement dont il s'agit offre des solutions de continuité, le rendant impropre à l'usage spécial qu'en fit la délinquante;
«Qu'un supplément d'enquête par suite est nécessaire:
«Par ces motifs,
«Invitons Mme Laminette à soumettre à l'examen du tribunal le pantalon incriminé.
«Renvoyons la cause à huitaine pour les opérations d'expertise et de jugement»[287].
Par contre, si hostile que l'on puisse être à la culotte cycliste et même au pantalon en général, c'est pour une femme une grosse imprudence de monter à bicyclette sans pantalon. Il n'y a pas seulement à Paris de vieux messieurs pour veiller à la décence des rues et des music-hall: les farouches agents du préfet de police, ce tigre à face humaine, verbalisent, eux aussi, parfois, et une pauvre petite femme, Mlle Lanjallée, dut à un procès-verbal de ces sbires de comparaître non plus devant la justice de paix, mais devant la correctionnelle et de se voir octroyer huit jours de prison.
«La 8e Chambre correctionnelle a condamné hier à huit jours de prison, devant se compenser avec la prison préventive subie, Mlle Lanjallée poursuivie pour outrage public à la pudeur, dans des conditions toutes nouvelles: c'est l'application de la bicyclette au délit correctionnel, car cette jeune personne, dont la magnifique chevelure crêpée entoure la tête comme d'une auréole, n'avait rien trouvé de mieux à faire que de parcourir la distance qui sépare le quai Malaquais de la place Saint-Germain-des-Prés, juchée sur une bicyclette, les jupons retroussés, sans pantalon, avec aux jambes, de simples chaussettes.
«Me Lenoble, son défenseur, a plaidé que sur des plages et dans les bals privés, les femmes les plus honnêtes en montraient bien davantage. Mais cet argument n'a pas convaincu le tribunal»[288].
Huit jours de prison pour montrer ses jambes et un peu de ses cuisses, c'est cher, vraiment; et quelques jours plus tard, M. A. Ménard pouvait écrire avec raison dans la Lanterne:
«Faut de la pudeur; pas trop n'en faut. Ou bien dressez des procès-verbaux aux statues du Luxembourg, aux danseuses en rupture de tutu, à tout ce qui montre un coin de peau, et fourrez six mois de prison à une infortunée qui, ayant bu un verre de cidre, se laissera aller à mettre au coin d'un mur sa lune en plein air»[289].
Qui vous dit, ô doux juges de la 8e Chambre, que cette enfant n'allait pas à un premier rendez-vous, et les casuistes sont d'accord pour juger que la femme pêche non moins gravement ce jour-là en s'affublant d'une culotte cycliste (mortaliter peccant...), que si elle avait revêtu le pantalon fermé de la princesse C...:
«Non, mille fois non! Allez-y en voiture! La culotte de zouavette, c'est charmant, mais ça n'est pas un costume d'adultère à ses débuts. Combien de fois je l'ai maudite, cette jolie culotte de zouavette! Et encore elle était portée par des femmes qui ne faisaient pas de manières pour l'enlever. Croyez-m'en, madame, prenez votre voiture, mettez une robe, des jupons non empesés et un pantalon ouvert. Votre hôte sera très sensible à ces marques de courtoisie»[290].
La culotte cycliste ressemblait trop, d'ailleurs, aux vêtements de l'autre sexe pour que le Dictionnaire des cas de conscience ne lui fût point contraire.
LE GRAND ET LE PETIT TROTTOIR
SUZANNE
LINGERIE-TROUSSEAUX
On essaie.