Le Pantalon Féminin
Le mot est amusant et drôle. Il flatte l'oreille et éveille la curiosité.
Pour le gros public, il a l'attrait de quelque chose de mystérieux—il ne sait au juste quoi—touchant de près les danseuses et les protégeant contre l'insuffisance et les indiscrétions du maillot.
Souvent on le confond avec les jupes de gaze qui le recouvrent. Le Larousse, trop hâtivement consulté, autorise cette confusion et saurait-on demander aux journalistes d'en savoir plus long que le Larousse?
Citons d'abord la Loi et tâchons de ne pas tomber dans les erreurs de ses prophètes:
«Garniture de mousseline qui se faufile en haut du maillot des danseuses, de manière à leur former une sorte de caleçon bouffant.—Se dit aussi, par extension des jupes de gaze, courtes et flottantes des danseuses»[485].
Bertall, avec raison, donnait de l'objet une définition plus précise et avait le bon goût de ne pas étendre le sens du vocable:
«Les danseuses portent en outre par-dessus le maillot, pour servir d'intermédiaire à la jupe de dessus, un autre petit pantalon, très court, excessivement léger, en délicate mousseline, qui est destiné à tromper le regard et à nuager délicatement les formes au moment des effets de pied et des vertigineuses pirouettes.
«Ce pantalon se nomme un tutu»[486].
Ou un cousu (mais le mot est moins drôle). C'est moins, à vrai dire, un pantalon qu'«un petit jupon de batiste ou de mousseline cousu au milieu pour détacher les jambes: hauteur, 30 centimètres, pas de garniture»[487].
Ernest Feydeau a même consacré au Cousu une nouvelle à laquelle ne semble pas étranger le souvenir de la Nina et du comte Ricla. J'en détache cette définition de ce petit vêtement bizarre qu'à coup sûr ne portait pas la demoiselle de bonne famille dont il a, sur le tard, rédigé les mémoires:
«Les ordonnances de police, très sévères en ce qui concerne le personnel féminin de l'Opéra, exigent que toute danseuse, en entrant en scène, quel que soit d'ailleurs son costume, porte sous sa courte jupe d'étoffe quatre jupons superposés en mousseline blanche, dont le premier doit être cousu entre les cuisses, d'où le nom de cousu que lui donnent les demoiselles du corps de ballet, pour le distinguer des trois autres.
«Cette précaution, qui est appliquée même aux premiers sujets de la danse, est prise pour éviter que les accidents qui peuvent arriver au pantalon de soie couleur de chair qui s'attache autour de la taille de la danseuse, et dont la couture passe entre ses jambes, n'exposent les charmes les plus intimes de celle-ci à la curiosité du public».
Evidemment, ce n'est pas de la prose de Flaubert. Mais au souvenir de Casanova se mêle un parfum à peine atténué de la phraséologie de Sébastien Mercier. On y reconnaît comme de vieilles connaissances, dont le pantalon couleur de chair n'est pas la moins marquante. On ne retrouve pas davantage dans ces vers consacrés au tutu par M. Maurice Magnier la superbe de M. José-Maria de Hérédia ou la manière de Mallarmé.
Tutu, tutu pan-pan; tambourin ou mirliton, cela peut continuer longtemps ainsi, et dire qu'il y a des utopistes, après Louis XIV, pour prétendre qu'il n'y a plus de périnés.
C'est même pour les masquer qu'a été créé le tutu et son utilité est bien moins contestable que celle du pantalon proprement dit. A moins de revenir aux véritables caleçons dont le vertueux Sosthène de La Rochefoucauld[489] tenta d'affubler les ballerines, le maillot peut craquer—au bon endroit, toujours—et révéler les plus secrètes efflorescences, auprès desquelles la mousse des aisselles, quand l'épileuse n'y a pas mis bon ordre, semblerait à peine le persil de Jenny l'ouvrière. Le public a des curiosités qu'il ne faut pas satisfaire et il n'est pas bon d'aller vérifier sur une scène subventionnée le bien fondé d'un axiome souvent chanté. Puis, sans aller jusqu'à célébrer, comme le trompette de garde la couleur des charmes de la cantinière, le maillot peut trop plaquer, faire des plis et, nonobstant la chemise très spéciale des danseuses,—non la demi, mais le quart de chemise—dessiner des sinuosités, avoir, en un mot, la hardiesse qu'eut Houdon en modelant sa Diane..., encore un méfait de M. de La Rochefoucauld[490]!
Ces messieurs de l'orchestre ne se plaindraient pas, c'est évident, mais la Morale, la fameuse Morale, avec un grand M, y trouverait, oserai-je dire, un cheveu.
Le tutu peut donc sembler un complément nécessaire du maillot.
Il fait partie de cet ensemble qui constitue le costume de danse classique, ces jupons de gaze qui ne sont pas sans donner à celles qui les portent un faux air d'abat-jour.
Les étoiles peuvent y tenir—la dignité de leur Art (également avec une majuscule) l'exige, paraît-il. On n'en saurait dire autant des yeux. C'est banal et vieillot: on songe à de vieilles lithographies, la Taglioni et Fanny Essler; on se sent contemporain de gens très éloignés, on cherche la loge infernale et les élégances désuètes de la rue Le Peletier, pour ne contempler que les épaules d'Israël et que les diamants de Juda.
Ah! préférables combien, ayant supprimé ces garnitures de côtelettes ou de manches à gigot, les costumes de caractère des ballets modernes et le corps de ballet de l'ancien Eden donc! avec ses pantalons blancs et fanfreluchés et la ligne presque géométrique des bas noirs, cette innovation qui fit fureur et ne dura pas.
L'Art et la Pudeur, avec un non moins grand P, sont d'ailleurs des facteurs bien amusants et semble-t-il, souvent opposés. Ce sont les suprêmes arguments qu'emploient ces demoiselles, quand elles éprouvent l'irrésistible besoin de ne pas jouer un rôle, auquel se joint le non moins légitime désir de ne pas payer le dédit stipulé.
L'affaire vient devant les tribunaux et nos doux juges, s'ils ne s'embêtent pas, doivent être parfois bien perplexes.
Une ancienne pensionnaire des frères Isola, Mlle Sercy, menacée dans son maillot et dans son tutu, plaida ainsi contre ses directeurs et obtint gain de cause, faisant proclamer par la justice le droit d'un premier sujet du chant à ces accessoires.
Côté Art.
Par contre, une danseuse engagée au théâtre du Havre pour interpréter le rôle de Phryné ne s'avisa-t-elle pas, de rompre son engagement, parce que son directeur trop exigeant avait voulu lui faire troquer son pantalon contre un maillot?
Côté Pudeur.
Évidemment, on est un peu comme le père Hugo et l'on ne voit guère Phryné en pantalon: mais si la dignité d'un premier sujet du chant réclamait la batiste de ces fourreaux flottants, alors que celle d'une étoile de la danse exigeait la soie d'un maillot et la mousseline d'un tutu?
Et l'on plaida.
Amusé, l'Eclair prit soin d'éclairer et de corser le débat par quelques interviews qui ne furent pas sans saveur.
L'inoubliable créatrice du rôle, Mlle Sybil Sanderson, morte depuis si tristement, Mlle Jane Harding qui le reprit, Mlle Jeanne Andrée qui le joua à Toulouse et Mlle Subra furent interrogées. Toutes rirent et haussèrent les épaules aux prétentions extra-pudibondes de la Phryné normande.
—Faut de la pudeur, pas trop n'en faut, déclaraient Mlle Jeanne Andrée et Mlle Harding, résumant cette affaire de maillot, ajoutait avec un triomphant sourire:
—Toutes les femmes ne sauraient le porter. Il ne supporte pas les maigres[491].
C'était là sans doute le vrai dessous de cette question de dessous. Mieux que le maillot, le pantalon se prêtait aux «petits coussins bien mollets et délicats» que célébrait Brantôme.
A quoi tient la Pudeur!
Aux répétitions, la question ne se serait pas posée: le costume de répétition, mi de scène, mi de ville, ne comporte ni maillot, ni tutu: sous de courts jupons ballonnants, le tutu se trouve remplacé par un pantalon, rentré dans les bas.
Sa claustration à part, il ne diffère pas beaucoup des pantalons ordinaires.
Dès 1844, Albéric Second le décrivait ainsi dans ses Petits Mystères de l'Opéra:
«Le costume des danseurs et des danseuses à la classe ressemble beaucoup à celui de Paul et Virginie, tels du moins que je les ai vus représentés à l'Ambigu-Comique par M. Albert et par Mlle Eugénie Prosper. Les femmes sont coiffées en cheveux et décolletées; elles ont les bras nus, leur taille est emprisonnée dans un étroit corsage. Un jupon, très court, très bouffant, soit en gaze, soit en mousseline rayée, leur descend jusqu'au genou. Leurs cuisses se dissimulent chastement sous un large caleçon de calicot impénétrable comme un secret d'État[492]».
Pas si impénétrables que cela, les secrets d'État: il y a des dossiers qui circulent et dont il ne fait pas bon à un journaliste d'avoir la copie en mains, surtout s'il est de l'opposition.
Ce pantalon est d'ailleurs envié par les figurantes qui croient s'élever à la dignité de danseuses en le revêtant. Le docteur Véron, qui était payé pour bien connaître le personnel de l'Académie de musique et de danse, a signalé cette faiblesse de ces dames de la figuration et l'a agréablement raillée.
«Pour peu qu'une figurante ait des prétentions à un avenir de danseuse et qu'elle soit dans une brillante position, elle a même, comme les premiers sujets, un costume de danse, caleçon en percale, tombant au-dessus du genou, bas de soie blancs, chaussons blancs ou couleur de chair, petite veste d'une coupe élégante en piqué blanc[493]».
Malgré que les pantalons aient perdu de leur largeur, le costume de répétition n'a cependant guère changé. Il apparaît sous la plume de Richard O'Monroy, encore à peu près tel que l'avait décrit Albéric Second:
«Dès neuf heures, Mlle Adelina Théodore commence sa leçon sous la coupole au neuvième étage. Les petites sont en tenue de travail: corsage de nansouk blanc, trois jupons de tarlatane blanche, ceinture en satin bleu, rose ou mauve, suivant la fantaisie de la fillette. Pantalon de percale roulé dans les jarretières pour bien laisser voir les genoux; bas et souliers roses»[494].
La fillette peut grandir et passer d'une classe dans une autre, le pantalon reste le même. N'ayant plus rien de l'enfant, ces demoiselles le conservent, quelle que soit leur hiérarchie dans le quadrille. Les planches du maître aqua-fortiste Renouard nous l'ont rendu familier, les illustrés en ont souvent esquissé la silhouette et, dans deux nouvelles, Carolus, Brio s'est plu à en évoquer le souvenir[495].
Sur des scènes moins officielles, le pantalon reste de mise pour les répétitions, mais la fantaisie de chacune peut en varier la couleur. Celui de Mlle Casciani, de la Gaîté-Rochechouart, était vert, mais sa fraîcheur laissait, paraît-il, à désirer, et ce fut l'objet d'un de ces petits procès que, dans le Figaro, Albert Bataille contait avec tant d'esprit.
On répétait la revue de l'année: Tout à la Gaîté.
«Tout à coup, une des artistes, Mlle Casciani, fait irruption sur la scène, en criant:
—C'est insupportable! On a encore fait des méchancetés à mon pantalon. Un pantalon de soie vert qui vaut 30 francs! Le voilà tout déchiré!
«Chœur des petites camarades de loge de Mlle Casciani:
—Votre pantalon! Ah! il est joli, votre pantalon! Il est tout usé, tout effiloqué, il a traîné partout. Nous y avons piqué une rose et nous l'avons exposé dans la loge pour nous faire rire.
«La querelle s'envenima. Mlle Nelly, dite Démeah, une toute petite femme pas plus haute que ça, que Mlle Casciani semblait prendre plus particulièrement à partie, riposta en traitant sa camarade de grande comtesse de la rue sans le sou!»[496].
Bref, cela finit par une de ces crépées de chignons qu'aurait chantée Homère et dont la butte sacrée semble avoir conservé le monopole. Mme Varlet, directrice de la Gaîté, dut intervenir; il fallut toute son autorité pour faire expulser la toute petite demoiselle Démeah, que la colère avait grandie à la hauteur de feue Hermione.
L'expulsion fut vive: l'enfant ne reçut point deux balles dans la tête, mais quelques bleus sur diverses parties du corps, dont elle offrit au tribunal de faire la preuve, en réclamant à son indigne directrice 2.000 francs de dommages-intérêts.
Hélas! nous ne sommes plus aux temps divins de Phryné. La onzième chambre n'offre que de lointains rapports avec le tribunal sacré des Héliastes. Mlle Démeah ne put se montrer, comme la Vérité, toute nue, et faute d'avoir pu produire cet argument, se vit condamner à payer à sa directrice l'amende qui lui avait été infligée. Le tribunal peu galant y joignit les frais du procès.
Moralité: il n'est pas bon de piquer le pantalon d'une femme, même avec une rose, et il convient encore moins de prêter à une de ses petites camarades une lignée qui ne descend pas même des mansardes.
Ces dames de la Porte Saint-Martin auraient été bien embarrassées, certain soir de la saison 1841-1842, de piquer quoi que ce soit au maillot de Lola Montès. Préludant à ses excentricités bavaroises et aux coups de cravache qui la rendirent fameuse au pays de Louis II, l'artiste ne s'était-elle pas avisée, ce soir-là, de danser sans maillot.
Outre que c'était une manière délicate d'imposer son nom et sa personnalité—point rebelle à la réclame—au Tout-Paris de l'époque, Lola avait vu là un moyen de «réduire au désespoir un amant qui, le matin, avait rompu avec elle»[497].
Je ne sais si le volage se consola de cette rosserie qui aurait pu surtout être une roseraie, mais ce fut pour Alfred Delvau l'occasion, vingt-cinq ans plus tard, d'un accès de pruderie assez inattendu.
Que diable, au Théâtre de la rue de la Santé[498], dont il a passé pour l'historiographe[499], la feuille de vigne n'existait guère qu'à l'état de légende et son Dictionnaire de la Langue érotique semblait plutôt célébrer la feuille à l'envers.
Triste, égrotant ou simplement vieilli, Delvau, revenu des dialogues assez audacieux de l'Enfer de Joseph Prud'homme du bon Monnier écrivait donc, en 1867, dans ses Lions du Jour:
«L'année 1841-1842 ne fut pas précisément une année calme: de grosses tempêtes politiques la bouleversèrent d'un bout à l'autre et empêchèrent qu'on ne prit au fretin des événements l'intérêt qu'on a l'habitude d'y prendre à Paris, où les petites choses occupent plus que les grandes, où l'on s'occupe plus de l'apparition d'un clown que d'une déclaration de guerre à l'Autriche. Aussi ne faut-il pas s'étonner de l'accueil relativement tiède que les Parisiens de cette époque firent à une danseuse excentrique de la Porte Saint-Martin,—dont l'excentricité consistait surtout à danser sans maillot.
«Sans maillot! Proh pudor! O dieux immortels! Qu'aurait dit le très vertueux M. de La Rochefoucauld, lui qui faisait rallonger d'un pied les jupes des danseuses de l'Opéra?[500] Ce qu'il aurait dit, je n'en sais rien; d'ailleurs, s'il avait été directeur de l'Opéra, il n'était pas directeur de la Porte Saint-Martin,—et c'est à la Porte Saint-Martin qu'avait eu lieu cette contravention aux réglements de police et aux plus simples lois de la décence»[501].
Lola semblait, au surplus, avoir atteint le but qu'elle poursuivait. On parla d'elle.
«On parla pendant quelques jours de cette révolutionnaire du corps de ballet, on se passionna pour et contre elle, tant et si bien que son nom, inconnu la veille, franchit la rampe, puis la salle, et rebondit comme un volant sur toutes les raquettes du boulevard. C'était sans doute tout ce que voulait Mlle Lola Montès»[502].
Eh bien! non, M. Sosthène de La Rochefoucauld, s'il avait encore eu voix au chapitre, n'aurait rien dit, ou plutôt aurait souri d'aise, car ce n'était là que du «chiqué», comme on dit dans les derniers promenoirs où la boxe éveille encore quelques frissons. Si Lola n'avait pas de maillot, elle avait, me suis-je laissé dire, un pantalon... Le prédécesseur de M. Bérenger et de M. Dujardin-Beaumetz n'en demandait pas davantage, c'était même exactement ce qu'il avait prescrit.
QUESTIONS DE FORMES
Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée.
A. de Musset.