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Le Pantalon Féminin

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Drop Cap V

Viens au bal ce soir? Qu'est-ce qui te manque?

—Un pantalon[442].

Mais le temps des débardeurs est passé et le bal Gavarni que donna le Moulin Rouge ne l'a pas fait revenir.

Le manque de pantalon ne saurait donc être pour beaucoup un empêchement d'aller au bal, ni même d'y lever la jambe, si elles l'ont agile.

D'ailleurs, à quoi serviraient sans cela le Père la Pudeur—le vrai, ou mieux ses successeurs—et les gardes municipaux.

C'est leur principale raison d'être dans les bals que l'Europe encombre, si elle ne les envie pas. C'est peut-être la seule.

Il s'agit bien entendu des bals où règne le chahut. Dans les autres, la garde ne veille pas aux barrières des jupons des danseuses. Le pantalon peut également y paraître utile en cas de chute, mais il n'est nullement indispensable, et femmes honnêtes, grues, midinettes ou gigolettes, son absence n'empêchera aucune d'entre elles de bostonner une valse, ou plus prosaïquement d'«en suer une», si le cœur ou l'occasion lui en disent.

Quant à ce qu'il fut jadis convenu d'appeler le quadrille naturaliste, le pantalon est pour celles que guette ce genre d'épilepsie, un accessoire obligatoire. La prudence et la pudeur en conseillent l'usage; la préfecture de police l'ordonne.

Cette prescription draconnienne semble relativement récente. Le pantalon n'était pas encore entré dans les mœurs aux beaux temps de la Chaumière et de la Closerie des Lilas: on n'aurait donc su exiger des célébrités de ces deux temples de se montrer plus royalistes qu'on ne l'était généralement aux Tuileries.

La plupart de ces dames n'avaient pas de pantalon et n'en levaient pas moins la jambe. La pudeur pouvait ne pas y gagner, mais la grâce de la danse y gagnait certainement: le chahut était alors une danse gaie, chacune cherchait à s'amuser et donnait libre cours à sa fantaisie. Ce n'était pas cet exercice à la prussienne, semblant commandé au sifflet, où le grand écart lui-même semble appartenir au maniement d'armes et où il s'agit de montrer le plus possible de blancheurs parfois douteuses.

Il en fut longtemps ainsi à Bullier. En dehors de quelques tristes professionnelles, auxquelles faisait pour l'ordinaire vis-à-vis un homme déjà vieux, que des générations successives avaient baptisé «mon oncle», avant que cette appellation fut devenue la propriété exclusive de Francisque Sarcey, l'oncle incarné, le pantalon des danseuses, quand elles en avaient, était un pantalon de ville, comme on le peut croire, nullement clos. D'autres n'en avaient pas du tout.

Aussi, quand on errait aux alentours d'un quadrille, alors que l'orchestre en attaquait les premières notes, pouvait-on entendre de ces phrases:

—J'peux pas: j'ai pas d'pantalon!

Ou, plus explicitement:

—Non, j'peux pas: j'ai un pantalon ouvert!

Au fond, ce n'était pas une raison. Les timides se rassuraient et les hésitantes ne tardaient guère à se décider. Le cercle n'en était que plus serré autour des délinquantes dont le pantalon brillait par son absence ou dont la fente bâillait par trop. Étudiants à peine inscrits aux cours de première année, boutiquiers des environs venus là, pour voir, avec leurs épouses, provinciaux et étrangers, c'était un genre très particulier de badauds. Nul ne songeait à s'indigner, des rires s'élevaient et des faces se congestionnaient: une blonde venait de laisser apercevoir que la chanson ne mentait qu'à moitié.

Après avoir montré en gigotant, «troussée jusqu'au ventre,.... sous le blanc madapolam de ses culottes», le nu de ses cuisses, une d'entre elles éprouvait parfois le besoin de remettre un peu d'ordre dans l'économie de ses dessous, et c'était, en un coin, ce tableau entrevu par Huysmans à la Brasserie européenne:

«A l'écart, Ninie rattachait avec des épingles son pantalon dont la fente bâillait, et de larges plaques de sueur couraient sous ses dessous de bras et gagnaient la gorge»[443].

Temps heureux! âge d'or des pas de caractère et des cavaliers seuls hasardés. Les pantalons d'Alice la Provençale, dont M. Grand-Carteret a exhumé pour notre instruction, la longueur et la largeur,[444] avaient vécu et ce n'était pas encore la tapageuse lingerie, que la Goulue aimait à dépouiller, quand elle le pouvait faire et qui, à Tabarin, constitue le grand équipement de ces dames.

«A Bullier, le prix de la danse c'est le plaisir; danse qui veut, et qui s'estime à ce compte assez payé. Il s'en suit que les danseuses ont de pauvres dessous; misère que les audacieuses cachent en supprimant les dessous tout à fait»[445].

Il en était sensiblement de même dans les bals de Montmartre. De jolies filles se contentaient—cela se faisait encore naguère au Moulin—de ramasser et de ramener leurs jupes entre leurs cuisses, pour apporter ainsi, lorsqu'elles levaient la jambe, un complément à l'insuffisance de leurs culottes.

C'est alors qu'intervenait, parfois, l'épingle traîtresse, l'épingle fixant à la ceinture le bas des jupes. Mais, il est des confidents trompeurs, et c'est au moment où elle aurait dû tenir le mieux, que l'épingle se détachait, donnant à la galerie une vision de nu, à faire rêver toute une classe de rhétoriciens.

Une des habituées de l'ancienne Reine Blanche,—de Castille, non!—Nini la belle-en-cuisses, dut même à cet accident le surnom sous lequel elle était connue.

Charles Virmaître, que l'on pille souvent et que l'on cite rarement, a raconté tout au long l'aventure. Le mieux est de la lui emprunter:

«Une des filles les plus en réputation de la Reine Blanche était Nini, la belle en cuisses; elle n'avait pas de rivale pour marcher sur les mains. Quoique pas républicaine, elle était sans culottes; aussi, pour ne pas offenser la pudeur du municipal, chargé nonobstant de faire respecter la morale, elle ramassait ses jupons entre ses jambes, les fixait à la ceinture avec une épingle, et en avant deux.

«Un soir, les jupons, mal attachés, tombèrent; elle ne s'en aperçut pas et fit la culbute. Oh!... le municipal, qui n'en perdit pas une bouchée, ne put s'empêcher de crier:—N... de D... les belles cuisses!

«Le nom lui resta»[446].

Comme pour les bourgeoises du temps, c'était presque, pour une danseuse, se faire remarquer, que d'avoir un pantalon. Thomas Graindorge,—le futur académicien M. Taine—entraîné par ses amusantes Notes sur Paris dans un bal public, croyait, quelques années plus tard, utile de faire remarquer, à deux reprises, que Mlle Mariette, l'étoile du lieu, portait ce qu'il appelait des caleçons:

«Teint bistré, une grosse taille, maigre pourtant, mais tout en muscles... elle danse en relevant ses jupes à pleine poignée. (J'ai déjà dit qu'elle avait des caleçons, mais j'ai besoin de le redire)»[447].

Sans nous fixer sur ce point de doctrine, les Goncourt ont consacré une jolie page à la notation d'un de ces bals. Elle complète heureusement les impressions de Thomas Graindorge.

«Contre l'orchestre s'est formé un quadrille, que de suite entoure tout le monde, attiré par la vue de la seule jolie femme du bal, une Juive, une jeune Hérodiade, une fleur de la perversion parisienne, un merveilleux type de ces fillettes éhontées qui vendent du papier à lettres dans les rues à la brume. Et pendant qu'elle levait toute droite la jambe et que l'on voyait, un instant, à la hauteur des têtes, une pointe de bottine recourbée et un bas de mollet dans un bas rose, son danseur faisait apparaître, en un cancan forcené, toute la crapulerie de la plèbe du dix-neuvième siècle»[448].

A cet «œil juif et cerné», à cette crapulerie, à ce cancan forcené, vite opposons la merveille des yeux de Mlle Polaire et la grâce troublante de sa danse. Ceci fera oublier cela.

«Polaire, ça vous représente d'immenses yeux fous dans un teint d'épi mûr, une taille invisible, des mollets dans un bouillonnement de dentelles, de la poésie de café-concert ou de la prose de Claudine à Paris.

«Oui, par le caractère de sa beauté qui n'est qu'à elle et qu'elle semble avoir inventée, cette petite femme symbolise toutes nos joies et nos rosseries, nos langueurs, nos désirs, nos nostalgies même»[449].

Les danseuses du bal de Solférino, au camp de Châlons n'en symbolisaient pas tant. Par contre, elles levaient volontiers la jambe dans des quadrilles où elles avaient pour vis-à-vis la fine fleur de nos cavaliers, et à défaut d'un «floconnement de dentelles», elles laissaient apercevoir sous leurs jupes troussées les jambes unies et longues de pantalons qui, pour se livrer à cet exercice, commençaient à devenir obligatoires.

Dans une de ses planches consacrées au camp de Châlons, le dessinateur Randon a, en effet, relevé cet avis amusant:

Au Bal de Solférino

Messieurs les cavaliers sont priés de ne pas fumer en dansant et de moucheter leurs éperons. Les dames qui n'ont pas de pantalons sont priées de ne pas lever la jambe plus haut que la ceinture[450].

Ne me sentant aucun goût pour la profession assez décriée d'expert en écriture, je n'aurai garde de certifier l'authenticité de ce document, me bornant à constater que, même en dehors du Bal de Solférino, le pantalon entrait pour tout de bon dans les mœurs du camp de Châlons. Tels que les représente Randon, ils n'étaient pas jolis, jolis..., mais c'était la mode du jour.

Les quadrilles auxquels ces dames prêtaient la folie de leurs jambes devaient se ressentir de l'assurance que leur apportait la présence d'un pantalon sous leurs jupes: un an plus tard, alors que l'exposition de 1867 battait son plein, Bertall pouvait écrire avec justesse dans la Vie Parisienne:

«L'introduction du pantalon dans la toilette féminine a révolutionné la chorégraphie parisienne; il y en a de toutes espèces: brodés, soutachés, à guipures, à dentelles, ils n'ont jamais de sous-pieds»[451].

N'exagérons rien: ils n'avaient plus de sous-pieds, ils en avaient eu.

Voici donc la pudeur sauvegardée et le fâcheux délit d'outrage à la morale publique évité. La danse est toutefois devenue plus osée, bientôt les grincheux pourront se demander si ce vêtement protecteur qui voile plus qu'il ne cache, n'a pas ajouté quelque chose à la hardiesse des entrechats. Par ses dentelles, par sa transparence à travers laquelle apparaît le rose de la chair, n'est-ce pas un nouveau piment offert au palais blasé des curieux?

Ces blancheurs apparues, si professionnellement soient-elles dévêtues, attroupent, autour de la pastourelle, à laquelle se livrent, faisant les petites folles, des femmes pas toujours jeunes, bien des regards, que le pantalon et son contenu semblent plus intéresser que la danse elle-même.

Vrillant tous les yeux au défaut
De leur pantalon hermétique[452].

Chez ces voyeurs circulaires, il y a un peu de la Bretonne regardant gambiller avec étonnement la Môme Picrate, et plus ardemment, ils prévoient sans doute et attendent l'accident possible:

—C'est-y possible de danser ainsi, si son linge venait à s'dachirer on y voirait sa nature!»[453]

Les septuagénaires auxquels sont, en principe, destinées ces exhibitions, n'en demandent pas tant il est vrai. Beaucoup de linge et un peu de chair leur suffisent.

«Dans les classes inférieures, la femme exprime sa déférence envers l'homme âgé en levant son pied à la hauteur de son œil. Ce geste est généralement accompagné d'une exclamation ironique ou injurieuse: mais le septuagénaire est enchanté. Si la scène se passe dans un bal public, la police et la tradition veulent que la femme montre en même temps des dessous multiples, beaucoup de fausses dentelles et de madapolams sales. L'habitué du Moulin Rouge ou du Casino de Paris n'aime que l'élégance de la cuisse, et il distingue assez mal le linon de la cotonnade: plus il y a de linge, plus il est content. Si, au contraire, nous sommes au cabaret, ou dans la rue le soir, ou dans les familles simples, il ne faut porter de linge nulle part pour ravir le septuagénaire par ce salut de bas en haut. Les ethnologues constatent, sans les expliquer, ces contradictions du goût français»[454].

A la décharge de ces septuagénaires, il est bon d'ajouter qu'ils sont souvent étrangers et il n'était pas rare qu'ils portassent les lunettes d'or du herr professor: le herr professor, mis en goût par les croquis de Lossow, est très friand de ce genre de spectacles.

Les danseuses ne furent bientôt plus seules à montrer le plus qu'elles purent de leur linge, les chanteuses s'en mêlèrent et complétèrent avec entrain cette exposition. L'une d'entre elles, la rieuse Valti, s'attira même les foudres légères du Courrier Français, auquel ce rôle moralisateur convenait à merveille:

«Valti, par exemple—fi l'effrontée! n'en craint point et ne craint rien. Elle se trousse avec un élan d'habitude; et si haut, si haut relève ses jupes, que l'on aperçoit les attaches, à la taille, du rose pantalon. Paysage de femme, dirait Jean Ajalbert»[455].

Tout cela est bien loin et, devenue, peut-être, dame patronesse, Valti, ne songe sans doute plus guère, au fond de quelque province, à laisser voir aussi généreusement les boutons du fouillis de dentelles qu'étaient ses culottes.

La moralité du pantalon?... Le bon billet! Pilules d'Hercule, dragées des fakirs, ce sont tout au plus les cantharides autorisées pour donner aux provinciaux en bombe la passagère illusion d'un désir, qui, un instant les fera croire au réveil de leur virilité à jamais endormie.

—Que voulez-vous, il faut que vieillesse se passe! disait spirituellement une de ces aimables guêtres blanches que le boulevard dégoûte aujourd'hui, avec sa cohue de gens pressés courant à leurs affaires. A travers ces rimes joyeuses de Ponchon, on sent bien arder autour de ces transparences les sens ranimés des vieux:

Après un long réquisitoire,
Maître Lagasse éloquement
Parla bien quatre heures sans boire
Et demanda l'acquittement.

Sans pénétrer dans l'atmosphère
De ces messieurs; quand brusquement,
Il entrevit la scène à faire;
Il la fit, et voici comment:
Il prit la coupable guenille
A conviction;—«mets-moi ça»—
Dit-il à cette pauvre fille.
Et la pauvre fille mit ça.
Ça c'était un peu de dentelle
Et de batiste, un souffle, un rien...
—«C'est un pantalon»,—disait-elle,
Ah! l'effet sûr, le voilà bien.
L'effet sûr! Sitôt qu'ils la virent,
La mignonne en son pantalon,
Voici que les vieux tressaillirent
Du cheveu jusques au talon.
Le gros surtout était en fête,
Il en bavait, il en fumait;
Les yeux lui sortaient de la tête,
Il poussait des cris, s'enrhumait.
Il disait: «Mais elle est divine!
Voyez donc, on ne voit plus rien.
Et cependant tout se devine.
Dites? N'est-ce pas que c'est bien?
Quant à moi, Dieu! qu'elle m'excite!
Il faut nous dépêcher, messieurs,
De déclarer le port licite
De ce pantalon gracieux[456].

«Les vieux, les vieux, sont des gens heureux!» chanta ou à peu près M. Béranger, l'autre: il suffit de peu pour les satisfaire. Il en est de même pour les très jeunes. Roquentins et cocquebins font cercle autour de ce souffle de dentelle et de ce rien de batiste. Pour un peu, ils feraient la ronde et chercheraient le furet.

Cette exhibition était à sa place à l'Élysée-Montmartre ou au Moulin Rouge, où elle ne pouvait choquer personne: le public était venu pour ça et se réjouissait d'en avoir pour son argent. Par contre, le spectacle put paraître un peu exagéré, quand, un jour de Mi-Carême, un industriel avisé le fit donner, l'après-midi durant, aux parisiens attroupés, par la Goulue, sur un char réclame.

C'était un peu dépasser la note; non sans justesse, le Gil Blas put adresser par la suite, ce petit bleu à la danseuse:

A la Goulue,

«Je vous avouerai (comme il y a du monde, je ne me sers pas du tutoiement que vous avez assez facile) que je n'étais pas parmi ceux qui, une après-midi de mi-carême, se précipitaient auprès d'un char, gueulant vive la Goulue, chaque fois que vous leur montriez un bout de pantalon bien endentelé; j'étais même parmi ceux qui trouvaient ce spectacle un peu écœurant et surtout très attristant...

«Il n'y a plus d'erreur possible avec ce système-là, et les Anglais des deux sexes, qui ne trouvent jamais, au Jardin de Paris, les jambes assez levées et les pantalons assez ouverts, sauront où aller, quand ils verront briller sur votre tête les lettres de votre nom»[457].

Le pauvre et cher Jouy, dont la verve ne laissait échapper aucune actualité, avait, d'ailleurs, consacré dans le Paris, sa chanson du lendemain à cette exhibition.

J'en détacherai ces deux couplets. Un gosse «fin de siècle» parle:

Tout le jour avec les copains,
J'ai suivi d'Montmartre à Montrouge
L'char où c'te dompteuse de lapins
L'vait la jamb', comme au Moulin Rouge.
La pauvr' fill'! Vrai, c'est épatant
Ce que l'soir a d'vait êtr' moulue!
C'est égal, je suis rien content:
J'ai vu l'pantalon d'la Goulue.
Enfin! j'suis donc un homm' complet!
La bonne à papa, Joséphine,
Pour voir s'il y reste du lait,
Ne m'pinc'ra plus l'nez d'sa main fine.
Du curieux livre d'Amour,
La premièr' page je l'ai lue.
Aux femmes j'm'en vais faire la cour:
J'ai vu l'pantalon d'la Goulue[458].

Jules Jouy a fait beaucoup mieux, certes, et je n'aurais pas cité ces vers, s'ils n'avaient pas eu un véritable intérêt documentaire.

La Goulue! Son nom, ses cheveux blonds et sa chair superbe de flamande, les audaces de sa danse et le tortionnement de ses déhanchements, l'admirable bête d'amour! et comme elle incarnait bien, entre le bal où elle dansait et l'Américain où elle aimait à souper, la fête et la vie parisiennes telles que se l'imaginent les étrangers, tous ceux qui ne connaissent de Paris que le champagne des restaurants de nuit, et ignorent tout du «vieillard laborieux», de ses «travaux» et de ses «outils».

Félicien Champsaur en a tracé, dans son Amant des Danseuses, un crayon d'un réalisme peut-être outré[459]. Je préfère lui opposer les demi-tons atténués de cette esquisse du Gil Blas. Puis, elle a l'avantage de ne pas se montrer dure pour une femme dont la danse nous a réjouis, les uns et les autres et qui, depuis, a su se montrer brave devant le danger et dans l'adversité.

«Le piment des Rops comme le charme des Willette réside évidemment dans ces demi-mesures; la Colombine retroussée est plus aguichante que si son anatomie ne disparaissait pas, mystérieuse et inatteinte, sous un fouillis de dentelles, et ce fut aussi la raison du succès jadis de cette désirable créature qui avait un nom bien réaliste: la Goulue; les yeux s'allumaient quand, d'un geste rapide de faucheuse, elle ramassait ses jupes et dansait en pantalon, le décolletage de sa gorge attirait moins les regards que l'entre-deux cousu et marqué de sueur.»[460].

Ou c'est, sous la plume de Georges Montorgueil, ce très joli portrait de Louise Weber. Ne fut-elle pas, dans son genre, mêlée de très près à la Vie à Montmartre?

«On a voulu que Louise Weber ait été repasseuse: elle n'a guère que passé et repassé devant les bastringues jusqu'au jour où, gamine effrontée, à l'âge équivoque et sans sexe, elle osa en franchir le seuil. Quel fruit de belle santé! Appétissante et vermeille, blonde d'un blond soyeux, et la toison abondante. Le regard libre, la bouche petite et bien dessinée, le nez un peu épaté, mais aux ailes mobiles des voluptueuses et des sensuelles. Provocante et hardie, splendide de chair, évocatrice des flamandes de Rubens, dont la kermesse met le corps en folie, elle n'attendit pas d'être femme pour exprimer la synthèse de la bête de luxure et de plaisir. Elle fut bacchante du premier jour où la musique éveilla la lascivité de ses pas. Ivre de cadence, elle dansa, effrénée, par une obscène intuition du rythme. Ses hanches se tortionnaient comme si la brûlaient les tisons des stupres. Elle était populaire et canaille, ordurière même, quand son esprit s'arrêtait à mi-corps, et qu'elle tendait nue, dans l'audace d'un violent retroussis, sa croupe de nerveuse et blanche cavale»[461].

Si le gosse de Jouy avait vu le pantalon de la Goulue, d'autres plus heureux, la virent, en effet, danser sans pantalon et ses efforts pour dépouiller cette... culotte de Nessus, ou pour la détacher au moment propice ne se comptent pas.

Auprès du Père la Pudeur qui intervenait et morigénait, elle s'excusait balbutiante, avec humilité presque:

—Mais je te dis, mon petit Père la Pudeur, que c'est un accident[462].

Au premier bal des Quat-z'Arts, trouvant d'un insuffisant ragoût le triomphant cortège auquel Sarah Brown prêtait sa beauté et sa quasi-nudité, n'offrit-elle pas aux organisateurs, pour corser le spectacle, sûre, elle aussi, de ses formes, de «laisser tomber son pantalon?»[463]

Des quadrilles où elle brilla et dont elle fut pour ainsi dire l'âme, les descriptions foisonnent. Crainte de me répéter, je n'ose emprunter au Courrier Français l'abondante moisson qu'il me pourrait fournir, cette page de M. Rodrigues me paraît préférable. Elle est bien venue et rend bien une vision qui fut jadis à beaucoup familière:

«Ses bras se lèvent, insoucieux des indiscrétions de la bretelle tenant lieu de manche, les jambes fléchissent, bringueballent, battent l'air, menacent les chapeaux, entraînant sous les jupons les regards; ces regards voleurs, qui cherchent là l'entrebâillement espéré, mais toujours fuyant, du pantalon brodé.

«Suivant la progression des figures du quadrille, aux provocantes saillies de son ventre, succèdent les déhanchements lascifs de ses reins; ses bouillonnés, lestement enlevés, dévoilent l'écartement des jambes à travers la mousse des plissés, soulignant, en la chute rapide des valenciennes, au-dessus de la jarretière, un petit coin de vraie peau nue. Et de ce morceau de chair vermeille jaillit, jusqu'aux spectateurs haletants, un rayonnement torride d'acier en fusion. Alors, dans une feinte de délire canaille, la bacchante du ruisseau, brusquement troussée jusqu'au ventre, offre en pâture, au cercle qui s'est resserré sur elle, l'apparition de ses rondeurs si peu voilées par la transparence des entre-deux de dentelles, qu'à certain point se révèle, par une tache sombre, la plus intime efflorescence.»[464]

Tout finit en France par des fonctions, sinon par des chansons. La surveillance de ces dessous chaque soir dévêtus, souvent fautifs et parfois absents, devait donc donner lieu à la création d'un emploi nouveau. Aux gardes municipaux de service fut adjoint un inspecteur spécial.

Les habitués de l'Elysée-Montmartre—et non du Luxembourg—eurent tôt fait de lui descerner un surnom sous lequel il ne tarda pas à être universellement connu. Ce fut le Père la Pudeur.

Brave homme, «avec ses yeux en boules de loto et ses cheveux blancs, une tête de gendarme terrible et soiffeur[465], il s'appelait Durocher de son vrai nom, comme le barde breton, et, à ses moments de liberté exerçait la profession de photographe.

Il eut son heure de célébrité et il lui dut de ne pas échapper à l'interview qui guette nos plus notoires contemporains, quand ils ne le font pas éclore. Sur la vie, il avait les aperçus d'un vieillard qui a beaucoup vu, son verbe était empreint d'une certaine tolérance et sur la seule question du pantalon ses aphorismes étaient sans pitié.

Influence du bord plat de Maugis souvent entrevu, c'est tout juste si au commerce de la plaque sensible il ne joignait pas celui des à peu près. Interrogé par l'Éclair au lendemain de la fermeture de l'Elysée-Montmartre, philosophe indulgent, il saluait, par ce mot de la fin, celle du bal où tant d'irréductibles avaient longtemps redouté son œil investigateur:

«Chaque époque a l'Elysée qu'il mérite. Nous étions joyeux et simples, nous ne jetions pas de bombes, nous avions l'Elysée-Montmartre: nos fils sont mornes et compliqués, ils préparent des mélanges détonants dans des marmites, et ils ont l'Elysée Reclus»[466].

En vérité, l'appréciation par Laurent Tailhade du geste de Vaillant témoignait de plus culture et d'un autre courage: mais, le Père la Pudeur se souciait peu de la beauté du geste, pourvu que le pantalon fut fermé.

Le Père la Pudeur ne sévissait pas seulement à Montmartre, sous la forme du vieil inspecteur à la «tête de gendarme terrible et soiffeur»: la Ligue, à laquelle nous devons tant de manifestations et de poursuites ridicules et odieuses, avait, elle aussi, ses inspecteurs et, si bénévoles fussent-ils, ce n'étaient pas les moins redoutables.

Un jour, un de ces oisifs ne s'avisa-t-il pas de remarquer que quatre petites blanchisseuses de Vaugirard, Mlles Vaux, Picard, Pierre et Gibert, qui n'avaient pu résister, rue de la Convention, à la tentation d'esquisser un quadrille des plus enlevés, n'étaient pas munies du fameux pantalon cher aux habitués des grands bastringues.

Elles en blanchissaient, mais n'en portaient pas. Le vieux zieuta ces cuisses jeunes, un petit frisson fit tressaillir ses derniers cheveux, haletant, il s'essuya le front, racola comme témoin un gosse qui se trouvait là et n'avait pas perdu une miette du spectacle et incontinent fut quérir un agent et lui fit dresser procès-verbal.

En foi de quoi les pauvrettes furent traduites devant les tribunaux que tant d'ingénuité ne fut pas sans attendrir[467].

Comme le Président leur reprochait de ne pas porter de pantalons pour se livrer à cet exercice:

—Oh! Monsieur le Président, ça coûte trop cher, répondirent-elles, rougissantes, en chœur.

Malgré la déposition de l'indésirable avorton qui, conformément à la déposition qui lui avait été soufflée, déclara qu'il leur avait «tout vu»,—mes compliments à sa famille!—le tribunal, comme le commissaire se montra bon enfant, et condamna seulement les quatre écervelées à un mois de prison,... avec application de la loi Bérenger.

Naturellement.

En vérité, la dame au cabas, dure pour ses semblables et bonne pour les animaux, est moins dangereuse. Les charretiers contre qui elle fait verbaliser sont si peu intéressants!

Là-haut, sur les hauteurs sacrées, la vigilance du Père la Pudeur, était pourtant, au dire des meilleurs auteurs, parfois en défaut.

Non pas le gendarme, mais les courtiers en danseuses ou réputés tels—encore une profession dont Privat d'Anglemont n'avait point prévu l'exercice et les bars—pouvaient en sachant s'y prendre, juger de visu. S'ils avaient eu des écailles jusque sur les yeux, elles seraient du coup tombées.

«Mais une ne veut pas lever ses jupes, elle rit à en sangloter et les autres se tordent autour d'elle. Ce n'est pas la pudeur qui la retient, c'est plutôt le Père la Pudeur. Vous comprenez elle n'en a pas... et profitant d'une seconde où elle ne se sent pas surveillée, d'un mouvement vif elle se trousse...

—Oh! s'écrie le courtier ébloui»[468].

A la Galette, sous l'ombre tutélaire du Blute-Fin, aux ailes duquel le brave Debray paya de sa vie, en 1814, la belle résistance qu'il avait opposée aux alliés[469], les choses se passaient plus simplement et nul, pas même Rodolphe Darzens, ne songeait à s'en formaliser:

«C'est pourquoi, jalouses de ces pures gloires, des gamines en cheveux, aussi vicieuses déjà que leurs sœurs aînées, y rivalisent entre elles, lèvent la jambe, montrent, dans le retroussis des jupes, le plus qu'elles peuvent de chair blanche, ombrée à l'aine d'un duvet un instant entrevu...[470]»

Frère, que l'espérance de cette chair blanche et de ce duvet un instant entrevus ne te fassent pas seule monter rue Lepic, tu risquerais d'être déçu: ces excentricités ne sont plus de mise à la Galette, par contre, tu y verras de jolies filles, jeunes, dansant pour leur plaisir et sans souci du levage à faire. La gaîté y règne et est contagieuse; l'Argentin n'y sévit pas et le Brésilien y est rare, puis on jouit sur Paris, malgré l'insolente escalade des gratte-ciel environnants, d'une vue admirable.

Sans être de ces vicieuses, il peut arriver à une femme d'oublier qu'elle n'a pas de pantalon et entraînée par le démon de la danse, plus dangereux évidemment que celui de Socrate, de laisser constater le nu de ses cuisses, dans un cavalier seul auprès duquel la pyrrhique n'était qu'un très petit hydromel.

Ce fut le cas de la Sabotine de Jean Reibrach et il fallut l'arrivée du municipal au milieu des rires et des huées que soulevait la simplicité de ses dessous pour la rappeler à la réalité et la faire souvenir que, dans les fêtes foraines, certains musées sont visibles pour les hommes seulement!

«Un rire formidable s'éleva, courut la galerie de proche en proche. Sabotine n'avait pas de pantalon; dans sa fureur de danser elle l'avait oublié, lorsque le garde républicain de service se montra, gesticulant, sans pouvoir se faire comprendre. Elle comprit, s'éclipsa subitement»[471].

Sans aller jusqu'au laisser aller lourd et canaille des chahuteuses berlinoises de Lossow, ce sont les restaurants de nuit, où succède au quadrille officiel les entrechats des intimités.

Le Père la Pudeur n'a guère voix au chapitre une fois que le Moulin et que Tabarin ont fermé leurs portes. Les pantalons peuvent ne plus l'être, ou même ne plus être du tout. Si la pudeur n'y gagne pas, les étrangers pour lesquels le champagne des boîtes de nuit n'est jamais assez sec ne songent pas à se plaindre, et, curieusement regardent et notent:

«Les danseuses de haute marque,—qui, tout à l'heure, au bal, m'ont appris, par leur trémoussement et leur mimique que le cancan et le chahut ont été rejoindre les vieilles lunes et m'ont montré—des lunes nouvelles... les danseuses sont presque toutes en possession d'un Sigisbé dont elles semblent peu se soucier. Elles entament des colloques d'un bout de la salle à l'autre; ou bien, prises d'un vertige, elles quittent subitement leur chaise et recommencent leur pas, leur fameux pas, que l'Europe civilisée nous envie, ce pas qui consiste à tenir d'une main le gros orteil de leur jambe droite, tandis qu'elles sautent en cadence sur le pied de la jambe gauche. Elles tournent ainsi sur place à la façon des derviches, exhibant le fouillis de leurs dessous de batiste... Je remarque que certaines pour ménager les valenciennes authentiques de leurs pantalons officiels, en ont passé un autre et que proh pudor! cet autre est ouvert! Enfin, il en est qui n'ont pas de pantalon du tout et le prouvent jusqu'à l'évidence!!! J'en demeure consterné. Mon étonnement étonne mes voisins qui me prennent sûrement pour un provincial.

«A mes côtés, un ménage anglais—un vrai—regarde la scène. Ce cabaret leur a été indiqué par le gérant de leur hôtel, comme un des dix endroits curieux de Paris. Aussi les solides jambes et les pantalons absents ne les effarouchent pas. L'Anglais sourit aux pyrrhiques réalistes; l'Anglaise les contemple sérieusement avec son face-à-main... Shocking perhaps, but amusing certainly»[472].

Depuis, le bal Tabarin, qu'illuminent de leur gaîté les panneaux de Willette, le peintre par excellence de la Montmartroise en pantalon, semble avoir rénové l'art de la danse. La valse lente y règne en maîtresse, mimée plutôt que dansée. La matchiche y triompha, puis vinrent le tango et la furlana...

Les temps de la Goulue ne sont plus. Pourtant le quadrille naturaliste a subsisté et sévit encore. Fidèles à la tradition, les directeurs n'ont osé rompre avec le passé et sacrifier ce laissé pour compte de l'ancien Élysée-Montmartre, où, du moins, les danseuses semblaient prendre quelque plaisir à cette gymnastique et oublier qu'elles gagnaient leur cachet.

Elles avaient pour elles le sourire de la jeunesse. La Goulue restait gracieuse dans ses pires audaces et Rayon d'Or n'était pas sans charme.

On faisait cercle, alors, autour du quadrille et les premiers accords en étaient bienvenus. Aujourd'hui, les étrangers et les provinciaux sont seuls sensibles à ces expositions de lingerie faites pour la montre. Ces bouillonnements de dentelles et de jupons paraissent dater d'une autre époque.

Des dames que leur âge et que leur corpulence devraient rendre respectables, sous l'aveuglante lumière des projecteurs électriques manœuvrés par les pompiers de l'établissement, tournent, sautent, se troussent et automatiquement lèvent la jambe. Numéro vieilli, dont l'attrait semble depuis longtemps disparu, et qui a perdu tout imprévu et tout charme, c'est moins de la danse que du maniement d'armes.

Cela tient à la fois de la progression et du dernier salon où l'on... passe. On s'attend à entendre tomber les crosses et claquer les bretelles de fusils; on attend, aigrelet, le bruit d'un timbre.

De ce quadrille à son agonie, André Warnod a gravé une eau forte très poussée. C'est une véritable épreuve d'amateur. Qu'il veuille bien me permettre de la reproduire comme un document précieux pour l'histoire de ce temps:

«Mais un timbre électrique résonne, assourdissant. A cette sonnerie, les grosses femmes, en robe de soie de couleur vive et en corsage de lingerie, s'agitent, se lèvent, secouent leurs jupons.

«Le chef d'orchestre a levé son bâton et l'orchestre qui, tout à l'heure, dévidait l'interminable écheveau des airs langoureux d'une valse viennoise, éclate de rire, fuse en feu d'artifice, et commence un refrain gaillard du grand Offenbach. Une projection électrique descend et trace un rond lumineux sur le plancher du bal... Comme des goélettes fendant les lames, les femmes du quadrille, toutes voiles dehors dans un bruissement de dessous éblouissants, fendent la foule houleuse.

«Les voici debout, chacune à leur place. Leurs jupes déjà s'agitent, on dirait que les dessous qu'elles retiennent captifs ont hâte de se déployer et ne veulent plus attendre. La grosse Nini tire la jarretière rouge qui retient son bas blanc; un peu de chair grasse et blonde apparaît entre ce bas et les dentelles du pantalon; une autre frotte la semelle de ses souliers sur la planche à colophane. Mais voilà qu'en avalanches, en roulements de tambour, en ronflements des cuivres, en appels stridents des trompettes, le quadrille commence, et tout change. Les grosses dames de tout à l'heure retrouvent une agilité dont elles ne semblaient pas capables; elles vont, viennent, tournent, tourbillonnent comme des toupies, lèvent la jambe plus haut que la tête et bondissent, comme fouettées par les rafales des cuivres qui éclatent, là-haut sur le balcon de l'orchestre.

«Elles sont à présent toutes les quatre sur la même ligne; leurs dessous déployés orgueilleusement ne font plus qu'une seule et même chose, qui semble animée d'une seule et même vie: les mouvements crapuleux des torses, des croupes et des hanches qui roulent mettent en mouvement toute cette masse de batiste et de dentelle, qui moutonne, frissonne, s'agite, s'enfle et s'amplifie. Les projecteurs électriques dardent leurs flots de lumière qui exagèrent cette blancheur, colorent les ombres de bleu et de mauve; les rubans des jupons montrent leurs couleurs vives, rouges ou vertes, et toute cette blancheur est soutenue par le rose de la chair, qui apparaît, chaude et dorée, toute baignée de lumière et voilée par les dentelles qui se retroussent aux mouvements de la danse.

«Ce sont les dessous magnifiques qui vivent et non plus les danseuses. On ne les voit plus, elles n'existent plus; on n'a plus devant soi que de grandes fleurs ardentes, fleurs de linge intime, qui s'étale impudiquement, avec, au centre, comme un pistil provocant, une jambe qui s'agite éperdument, jambe gaînée de blanc, de rose ou de vert, avec la jarretière éclatante, ou bien une jambe toute nue jusqu'à la chaussette noire, et toutes ces jambes dans un mouvement qui devient hallucinant, tournent, s'agitent et battent l'air, comme affolées par la musique infernale des cuivres et de la grosse caisse qui scande et marque la mesure.

«Maintenant il n'y a plus qu'une danseuse toute seule dans la lumière brutale. Un grand chapeau rouge, empanaché et lourd, couvre ses cheveux jaunes, et son abondante poitrine qu'aucun corset ne soutient, suit les mouvements de la danse. Avec ses yeux peints et son sourire trop rouge, avec sa chair fatiguée et ses hanches de robuste gaillarde, elle évoque toute, les crapuleuses luxures.

«Elle a des bas noirs et des jarretières rouges, les pas qu'elle fait sont d'abord menus, sautillants, timides. La jupe est ramassée comme par un geste de pudeur, et puis, tout à coup, les dessous se déploient comme un étendard, la femme se renverse en arrière, et, la jambe dressée, commence sa danse éperdue, libérée de toute entrave, hors d'un pantalon trop court qui remonte pour qu'on voie de la chair nue... Et puis, dans un écroulement, le pied pointé tout droit se lance en avant et la femme s'abat dans un grand écart qui semble l'écarteler, tandis qu'autour d'elle les dessous frissonnent encore avant de s'apaiser.

«C'est fini, l'orchestre se tait. La danseuse se relève et, par une dernière impudeur, tourne le dos au public, se penche en avant et relève ses jupes par-dessus sa tête[473]».

Le geste n'est pas nouveau. Il était familier à la Goulue, qui, sous la transparente batiste de son pantalon, avait accoutumé de faire ainsi saillir le double globe de ses fesses. Il était connu des habitués de l'Élysée et un dessin de Heidbrinck le célébra dans le Courrier Français[474].

Ces exhibitions eurent à subir, durant deux ou trois hivers une rude concurrence. Aux retroussis de la danse, le music-hall, malin, avait opposé les déshabillés. Ils firent fureur et il n'y eut bientôt pas concert, dont une des pensionnaires, ne laissât, chaque soir, pour l'édification et la joie du public, tomber ses jupes, pour apparaître ensuite en pantalon, puis en chemise, à moins que ce ne fut le contraire. Le scénario variait peu.

On me voit d'abord en chemise
Puis m'vêtir sans plus de façon.
Si vous saviez comm' je suis mise
Et comme ce spectacle grise
Le public un peu... polisson[475].

Le public s'en grisa si bien même qu'il ne tarda pas à s'en fatiguer, puis, vint le dégoût.

Avec son sens aigu et si vivant de l'actualité, Georges Montorgueil a consacré aux Déshabillés au Théâtre un de ces délicieux volumes qui déjà font prime dans le monde des bibliophiles et que plus tard se disputeront les chercheurs et les curieux[476].

La Revue déshabillée, jouée en 1894 aux Ambassadeurs, avait permis à M. Clémenceau, chez qui le journaliste n'est pas inférieur à l'orateur, de faire joliment, dans le Grand Pan[477], le procès de ces amusements. Mais, pour qui veut étudier cette phase de notre décadence dramatique, l'étude de G. Montorgueil constitue un document sans pareil, auquel on ne peut pas ne pas se reporter. C'est une page amusante et pimentée à joindre à l'histoire des petits théâtres, des très petits théâtres, moins du boulevard que de Montmartre, car la petite fête avait commencé sur la butte, et, après un court hégire sur les scènes plus somptueuses des boulevards, elle vint y finir, comme toute fête qui se respecte.

Mlle Cavelli avait inauguré à Lyon ce genre de spectacle, puis, encouragée par le succès, elle vint le reprendre, rue des Martyrs, chez les époux Verdelet, les successeurs de Jehan Sarrazin au Divan Japonais.

La scène était simple, les dessous plus simples encore.

«Un piano joua à l'orchestre et une dame en toilette de ville, le chapeau sur la tête, silencieuse, entra. Sans une parole, avec une lenteur calculée, elle ôta son chapeau, dénoua sa voilette, se déganta. Elle regarda un portrait d'homme au mur, soupira, et sa pensée s'arrêta sur son corsage qu'elle dégrafa, pour le complètement retirer. Elle apparut en corset...

«A présent, elle enlevait son jupon, et, sans gêne, par le théâtre, allait et venait en pantalon, grimpait sur une chaise, griffonnait un petit billet.

«La lingerie n'était point de fantaisie; la chemise était tout bonnement une chemise; le corset servait tous les jours, et le pantalon était celui que Mlle Cavelli avait mis pour venir à la répétition...

«L'action se développait suivant des règles très anciennes qui existaient déjà peut-être avant Aristote: la belle enfant ôtait son pantalon, et comme il est d'usage, une jambe d'abord, l'autre ensuite. Elle empoigna l'armature du corset qui lâcha prise et délivra la taille. Elle eut le geste traditionnel, sous les seins, qui caresse l'épiderme affranchi.

«Elle était en chemise, maintenant; là, comme chez elle, sans plus de façons, sans une excuse d'art, sans une recherche de costume, sans un fanfreluchage conventionnel; sans rien qui atténuât la vulgarité de son dévêtement. Il lui restait ses bas; elle s'en défit, chaussa de petites mules et, contre une chemise de nuit, troqua ouvertement sa chemise de jour. Ainsi parée, fit quelques mines, agacée, violenta l'oreiller, souffla la bougie, et la toile tomba...»[478]

Perplexe et un peu troublé, un censeur avait assisté à la répétition. Le lendemain, à la première, la voix un peu cassée d'un voyou prit soin de rappeler à l'artiste, avant qu'elle se couchât, un détail omis:

—Et pipi?

Mlle Cavelli fit mine de ne point entendre.

La qualité des dessous ne changea guère sous le proconsulat de Maxime Lisbonne. Mais, tout Paris étant monté à Montmartre pour assister au Coucher d'Yvette, le Coucher—une politesse en vaut une autre—à son tour descendit à Paris.

A l'Alcazar, Mlle Holda, une brune, puis Mlle Lidia, une blonde, se déshabillèrent en plein air, sous les regards allumés du public qu'enchantait une pareille aubaine.

Des adolescents frissonnaient et de vieux messieurs ruminaient des stupres.

C'était toujours le Coucher d'Yvette, mais ce n'était plus l'honnête lingerie de petite bourgeoise dont le mari fait ses vingt-huit jours, de Mlle Cavelli.

Effrayée par le naturalisme du linge exact, la Censure, cette péronnelle, avait imposé aux jolies déshabillées le mensonge du linge de soie, ses plis lourds et cassants.

Qui dira jamais les torts de la rime?

Ceux du linge de soie ont été dits, et souvent.

Déjà, dans le Courrier Français que cette enquête amusait,—et nous donc—Mlles Valti et Camille Stephani, avaient déclaré lui préférer «la batiste avec des dentelles»[479], «du linge léger, fin, blanc, mais pas excentrique, honnête»[480]; Yvette Guilbert avait spécifié le tissu de ses pantalons: «les mêmes toujours, en toute saison, de la batiste»[481] tandis que Mlle Léonie Gallay avait pour la soie un mot d'une amusante brutalité:

— C'est bon pour les femmes qui ne se lavent pas![482]

M. Georges Montorgueil a provoqué, de la part des plus spirituelles déshabillées de l'époque, des confessions non moins piquantes. Les résultats de l'enquête restèrent les mêmes, la condamnation du linge de soie au profit de la batiste.

Non vouée encore aux mystères de la carburation et à la protection des pures amours— on se gare comme on peut—Mme Bob Walter, dont le pauvre Lorrain connut surtout le trousseau de clefs, livrait ainsi la clef de son trousseau:

«Monsieur,

«J'aime la chemise et le pantalon en fine batiste avec entredeux et volants de valenciennes bien teintée dans la nuance ivoire, avec, sur les épaules et au bas du pantalon, des nœuds assortis au jupon qui devra être de même étoffe que le corset; beaucoup de froufrous sous le jupon que je trouve joli en taffetas Louis XV avec des volants en mousseline de soie et le corset garni de dentelle très écrue, avec des troutrous dans lesquels on passe de la comète qui forme au haut du corset un chou très léger et gracieux.

«Pour compléter la Parisienne, chaussez et gantez-la d'une façon irréprochable, jetez-lui une robe de rien du tout qui la moulera et... laissez-la marcher comme elle seule en a le secret.

«C'est le bijou que le monde nous envie.

«Ainsi soit-il.

«Bob Walter


«La réponse, aux nuances près, fut de tous côtés identique. La batiste et le linon réunirent les suffrages à l'unanimité contre la soie dans la chemise. «Du linge de fille», m'écrivit Renée de Presles, dont le mépris s'afficha en termes, il m'en souvient, encore plus colorés. Elle spécialisait ses habitudes dans le pli qui ajuste la chemise et dans l'échancrure du «pantalon à jabot» son triomphe.

«Linge fin, souple et blanc, répondit Suzanne Derval; le transparent n'est pas pour me déplaire. Mais entendez ce transparent qui simplement se rose au contact, comme si timide, il rougissait des frôlements voluptueux. Les rubans dans les bleus éteints mouraient avec grâce, m'a-t-on dit, dans le fouillis discret de mon déshabillé, et Chaplin, pour ses Rêves, mettait à mon cou, quand ma gorge était nue, la largeur d'un collier de satin.

«Mais Angèle Héraud s'étonne de cette question:

«Une formule? Il y en a donc? Ce qui est chose de mode est vrai ce soir. Sera-ce vrai demain? Je n'aurais pas le temps de vous dire la couleur de mon jupon que ma coquetterie, obéissant à je ne sais quelles lois inconstantes, sa couleur en sera déjà changée. J'ai l'horreur des bas blancs mais parce qu'on porte des bas noirs. Si l'on portait des bas blancs, j'aurais horreur des bas noirs.

«Mes chemises sont de façon berthe, c'est que j'ai la gorge évasée;—ce n'est pas un axiome de toilette, ce n'est qu'une application. Et du reste, suivant mon goût qui est mobile, il ne me déplaît pas que l'ensemble apparaisse honnête, encore que l'embarras soit grand d'y sûrement arriver.

«La première femme qui mit un pantalon fut tenue pour immodeste: l'immodestie de notre temps consisterait à s'en passer. La puce qui m'obligea une centaine de fois à un déshabillé sommaire a livré tout le secret de mes dessous. Ils trahissaient mon état d'âme autant que la dominante de la mode; les jours de chagrin, vous ne me feriez pas mettre une chemise rose pour tout l'or du Transvaal. Quant à mes jarretières, elles ont leur langage: mais c'est un langage chiffré dont je ne donne pas, Monsieur, la clef à tout le monde.

«Angèle Héraud»[483].

Et les déshabillés se succédèrent. Aux Folies-Bergère, Mlle Renée de Presles, cette jolie fille, morte, un jour de juillet, de la poitrine, comme une grisette sentimentale, une sentimentale grisette de jadis, incarna le Lever de la Parisienne.

Une légère interversion: elle s'habillait.

Louise Willy—un nom qui porte bonheur—la fit se baigner et mérita, dans le Coucher de la Parisienne, d'être donnée, par un digne ecclésiastique, comme exemple de modestie à ses pénitentes.

«Elle conçut en pensionnaire qui joue aux Oiseaux ces scènes légères et plut par le piquant de ce contraste. Ambitieuse de jouer le Chérubin du Mariage de Figaro, dont elle avait la physionomie vive et délurée, elle était d'une chasteté mutine dans son coucher d'épouse.

«L'œil n'allait pas aux avant-scènes quêter le loyer du nu dont elle n'était au reste que peu prodigue, industrieuse à retirer sa chemise, sans maillot de corps, les seins libres, et pourtant si discrète qu'elle se laissa conter—et ce fut la satisfaction la plus heureuse qu'elle éprouva—qu'un curé d'une paroisse mondaine conseillait à ses jeunes pénitentes d'aller à l'Olympia prendre auprès d'elle des leçons de modestie.

«Elle avait envisagé toutes les nuances de ce rôle divers. Trop froide, on eût crié au Maître de Forges; trop amoureuse, son impatience n'aurait pu qu'être blessante. Elle choisit un moyen terme qu'elle définit par cette nuance paradoxale: «Je me déshabillais, dit-elle, comme pour un mari[484]

L'atelier du peintre devait fournir également excellent prétexte à ces exhibitions. On demande un modèle, à Trianon, et Le choix du modèle, aux Décadents, eurent leur heure de vogue. A son tour, Suzanne Derval fut applaudie dans le Portrait, et, et à la recherche de sa Puce, Angèle Héraud se révéla parisienne jusqu'aux jarretières.

En attendant que s'en mêlât le bas commerce des cartes illustrées—elles n'avaient même plus à être transparentes—et des cinématographes de poche, au Coucher de la mariée, ce titre fleurant bon le XVIIIe siècle et ses polissonneries à la bergamote, succédèrent celui de la Môme et la brutalité de son réalisme.

Ce n'était plus la femme du monde qu'aurait voulu être Holda à l'Alcazar, point davantage la parisienne incarnée par Renée de Presles aux Folies-Bergère, point même la petite bourgeoise, corsetée au Géant des Mers et empantalonnée à Pygmalion ou à la place Monge, que, sur ces mêmes planches avait été Mlle Cavelli.

Lamentable, minable, pitoyable; fleur de chlorose, fleur de fortifs; puberté à peine éclose et déjà fanée, au hasard des accouplements vagues; fille du trottoir et du faubourg; gigolette dont les lèvres, gercées sous le badigeon du rouge qui les ensanglantait, évoquait la mélancolie d'un refrain d'Eugénie Buffet: parée du nom joli et prétentieux à la fois de Myrtil, elle semblait synthétiser, pâlotte silhouette qui s'affalait, les rancœurs de la faim, l'odeur rance des garnis, un relent d'évier et de cuvette, toutes les détresses de la Ville, refluant du ruisseau débordé jusqu'à la rampe, qui, comme à regret, éclairait ces pauvretés.

Le luxe était aboli des surahs et des dessous aguicheurs. Ni soie joyeuse des jupons, ni froufrous soyeux des pantalons. Lorsque tombait la jupe de mérinos élimée par l'usage et lavée par la pluie et que la Môme apparaissait, en son impudeur tranquille de vendeuse de spasmes au rabais—sa fonction de toutes les heures—une indicible tristesse poignait et serrait le cœur.

Hors de la chemise, brûlée par l'eau de Javel des lessives, et du corset, lâche et déformé, dont, par places, la satinette, brillante d'usure, laissait apercevoir les baleines, les seins saillaient, jeunes encore et déjà blets, mous et incapables de se tenir.

Tout ce corps trahissait la fatigue, l'éreintement professionnel; le ventre semblait las, la croupe harassée.

Des bas troués, l'article des déballages, vrillonnaient autour des jambes maigres. Aux genoux cagneux, une faveur déteinte accoutumée à accrocher le regard de l'éventuel client, plaquait de sa tache les poignets du pantalon trop long, fripé et souvent porté, dont, mal close, la fente baillait.

Ce n'étaient plus la débauche aimable et les somptueuses lingeries des arrivées de l'amour, mais, son prolétariat dans ce qu'il avait de plus navrant et de plus angoissant, un coin subitement dévoilé du Crime social.

Pour une fois, l'outrecuidance de Lisbonne porta juste et eut cette vertu: guéri de ces spectacles, le couple Prudhomme cessa d'y mener sa progéniture.

Des inquiétudes lui étaient venues pour ses fils quand ils auraient... trois francs.


LE TUTU

Un petit jupon de batiste ou de mousseline cousu au milieu pour détacher les jambes: hauteur 30 centimètres, pas de garniture.

La Vie Parisienne.

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