Le penseur et la crétine : $b récits
LA PLUS MALHEUREUSE
Shodds était-il un maniaque, un sadique ou un apôtre ? Ses amis de Londres n’avaient pas l’intelligence assez aiguisée pour trancher la question et lui-même ne se l’était, sans doute, jamais posée. Somme toute, l’existence qu’il menait depuis quelques années permettait d’adopter avec autant de vraisemblance n’importe laquelle des trois hypothèses.
Ce petit Anglais à l’extérieur modeste, vêtu d’un complet d’alpaga noir et coiffé d’un canotier noir, sous toutes les latitudes, avait entrepris un des plus interminables pèlerinages qui soient : celui des lieux de débauche de la terre.
Après vingt ans d’obscure paperasserie dans un bureau de la Cité, il dévorait un héritage inattendu en billets de paquebots et de chemins de fer. Il parcourait la planète, sans tenir compte des saisons, dans le désordre inquiet d’un homme poursuivi.
Malgré son aspect de clergyman, il ne colportait pas de bibles ; malgré la fièvre de ses investigations dans les rues chaudes, il ne cédait qu’occasionnellement à la tentation d’un corps mince et dangereux.
Voici comment il procédait : après avoir arpenté plusieurs fois les quartiers réservés, il cherchait « la plus malheureuse » parmi les filles, lui remettait une guinée et quittait la ville.
A mon avis, cet absurde pèlerin était un artiste, un chercheur d’infini.
Le spectacle de la prostitution donne à l’homme le plus casanier l’illusion de la grande liberté ancestrale et le sentiment que tout est possible, alors qu’il sait pourtant que rien n’est possible, sinon une débauche misérable.
Et puis, il y a des esprits tourmentés, à qui la dégradation bestiale, les plaies et l’ordure apportent comme une espèce de réconfort, d’apaisement vertigineux.
Cet été-là, sans souci de la chaleur, qui emprisonnait tout le bassin de la Méditerranée dans une cage d’or rouge, Shodds partit pour Constantinople.
Les « flottantes » de Galata l’accueillirent cordialement. Énormes, demi-nues, serrées les unes contre les autres, elles débordaient les petites boutiques, dont elles étaient le vivant étalage. Leurs bras pendaient au dehors, dans un cauchemar de viande rose.
Elles disaient :
— Come in.
— Good night, darling !
— Well, Mister Clergyman ?
Mais Shodds passait, les trouvant trop souriantes.
Derrière Péra, au fond d’un ravin jaune où stagnent des mares noires, près des cahutes des montreurs d’ours, il découvrit quelques Arméniennes, vivant dans un exil fort rude.
Il offrit sa guinée à une fille qui le regardait passer d’une espèce de cave, la tête posée sur le seuil, à même la terre.
Le lendemain, il partait pour Smyrne. Là, vive déception : chaque jour, le choléra réglait sans discussion les comptes, certainement frauduleux, d’une vingtaine de Grecs.
Sa rue était contaminée. Une ficelle négligente, posée à hauteur d’homme, suffisait à en interdire l’accès.
Shodds n’insista pas et s’embarqua pour Alger.
La Casbah n’est plus le paradis des prostituées mauresques. Il trouva, en haut d’un raide escalier bleu, dans une chambrette sans lit, qu’encombrait un coffre vaguement doré, une fillette du sud, en pleurs sur sa natte.
Le premier sirocco lui avait apporté la nostalgie des immenses plateaux verts, où les tentes de sa famille offraient l’apparence peu glorieuse de cinq minuscules pyramides de charbon.
Elle pleurait jour et nuit ces petites cônes sombres et les vingt francs qui l’en rapprocheraient.
La guinée de Shodds la surprit comme une grâce d’Allah. Elle lui fit un salam presque épouvanté, quand il sortit de chez elle.
Ensuite, ce fut Laghouat. Quarante degrés de chaleur. Le blanc des murs pénètre en vous plus loin que les yeux. Il semble qu’on vous bâtit quelque chose de blanc sous le crâne.
Shodds courut chez les amies tatouées des tirailleurs. Écrasées de langueur sur leurs pavés, elles regardaient stupidement ce petit visiteur de midi. Il garda sa guinée, n’ayant rien pu tirer d’elles que des gestes de provocation lasse.
Il gagna Tanger, puis Madère.
A Funchal, trente degrés seulement, mais chaleur humide.
A onze heures du matin, près du torrent sans eau où sèchent les ordures, Shodds promena son rêve entre ces longs murs ardents où s’ouvre, de loin en loin, le gîte d’une prostituée.
Il les surprenait dans l’abrutissement du plein soleil et de la vieillesse.
Il laissa deux guinées à deux mégères également répugnantes, qui crurent les pièces fausses et l’injurièrent.
Un steamer partait pour les Antilles. Il le prit.
Une traversée sous les tropiques, même en été, peut être bienfaisante. Mais Shodds n’était pas de ceux que dix jours de mer apaisent. A l’heure de la sieste, il arpentait nerveusement les ponts, imaginant des bouges futurs.
Peu importe le nom de l’île volcanique où il débarqua. Dès les premiers pas sur le quai, il comprit que la chaleur devenait une affaire sérieuse.
La rue des femmes se trouvait derrière le port. Entre ses jaunes masures cubiques, la poussière régnait largement. Elle avait des remous, des profondeurs, des vagues, comme un fleuve.
Un ciel sulfureux pesait sur la ville et sur les falaises de lave. On périssait de soleil invisible.
Shodds marchait en soulevant une colonne de poussière.
Parmi les faces noires qui guettaient derrière les volets demi-clos, un visage blanc l’arrêta.
A sa question habituelle :
— Quelle est la plus malheureuse, ici ?
La femme, une Espagnole, répondit en mauvais anglais :
— Viens avec moi.
C’était une fille assez jeune, sans beauté. Shodds remarqua qu’elle avait un pouce démis. Sa main, flétrie et mutilée, faisait penser à la patte d’un poulet bouilli.
Il la suivit jusqu’à une partie de la ville que le dernier tremblement de terre avait détruite.
Il n’y avait plus là que des ruines inhabitables, une désolation de pierres sèches de tumulus, de fondrières empâtées de boue verte.
Cela sentait les excréments et la banane pourrie.
La fille s’arrêta bientôt devant trois pans de murs qu’on avait toiturés avec des planches et de la toile goudronnée. L’entrée semblait une brèche ouverte à coups de canon.
— C’est ici, fit l’Espagnole.
Shodds avança la tête et aperçut, accroupie dans un coin, une femme qui ne lui parut ni laide, ni fort âgée.
Elle se détourna aussitôt et cacha son visage contre les pierres, mais pas si vite que Shodds n’eût été intrigué par son étrange fixité et aussi par quelque chose en lui, — il n’aurait pu dire quoi, — de péniblement inanimé.
— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda-t-il à l’Espagnole.
— Elle ne te le dira pas.
— Pourquoi n’est-elle pas avec vous autres ?
— Elle ne le dira pas.
— Elle ne doit voir personne, dans ces ruines ?
Il y eut un silence. Un moustique passa près de l’oreille de Shodds, avec son vif cinglement de guitare en sourdine.
— Dis-lui de venir, reprit-il.
— Elle ne viendra pas.
La femme écoutait douloureusement. Shodds sortit sa guinée.
Elle la vit et tendit la main sans avancer.
— Non, fit-il, viens la prendre.
Et il recula dans la poussière.
Alors, la femme avança brusquement, fixa un instant son visiteur, avec une sorte de défi désespéré, prit la pièce d’or et retourna se cacher contre le mur.
Shodds ne s’évanouit pas, ne cria pas. Voici pourtant ce qu’il avait vu, dans la lumière de midi.
Cette femme avait un nez en carton, un joli nez rose découpé dans un masque de carnaval. Et derrière le postiche, ni chair ni os, un néant rougeâtre, un trou purulent creusé dans la face, des sourcils aux lèvres.
Shodds souriait d’une manière incompréhensible. On eût dit le sourire de satisfaction maladive d’un homme qui atteint une volupté trop longtemps poursuivie.
— C’est à Cayenne qu’elle a pris ça, expliquait l’Espagnole. Pas soignée, tu comprends, jamais soignée… On ne pouvait pas la garder avec nous : elle faisait peur aux matelots.
Shodds s’épongeait.
— Allons, dit-il seulement.
Ils reprirent le chemin du port. Au bout de huit cents mètres, il se mit à vomir jaune.
Il vomissait comiquement entre deux pierres et la patte mutilée de sa compagne lui soutenait le front.
Des nègres le transportèrent à l’hôpital maritime.
Ils le cahotèrent fortement, pressés qu’ils étaient.
Il mourut de la fièvre du pays, dans les douze heures, comme l’usage le comporte.