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Le penseur et la crétine : $b récits

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LE COL

L’automne tardait. Nous étions quatre à l’attendre dans ce petit hôtel des montagnes valaisannes : un professeur de Lausanne, une jeune fille de Kharkof, son frère et moi.

Déjà décroissaient dans les champs les stridulations des sauterelles, mais un beau temps continu estompait les glaciers d’une gaze légère.

Nous faisions des courses qui nous retenaient plusieurs jours loin de l’hôtel. Les retours étaient délicieux. On sommeillait des heures dans le verger en pente où le regain fauché sentait fort. Les sauterelles semblaient de minuscules éventails rouges volants. Le chalet craquait de chaleur. La jeune Russe jouait sur le foin de la grange avec une chatte. Dans le pays désert, les après-midis n’étaient qu’un long silence. A peine si, du village, montaient un accord fêlé d’accordéon ou le gémissement d’un petit enfant.

Mais cette paix accumulait en nous des énergies nouvelles. Quand, après deux jours de repos, nous levions les yeux vers les derniers alpages roux qui profilaient leurs pierres foudroyées et leurs gazons brûlés sur le bleu du ciel, nous ne pouvions plus tenir en place.

Nos capacités de grimpeurs étaient bien différentes : le jeune Borovkine était un joyeux colosse qui dévorait les montagnes avec une passion de sauvage. Sa sœur, un être inquiet et sensitif, nous accompagnait surtout pour le surveiller. M. Belliard, un prudent alpiniste, prenait plaisir à refaire — assez lentement — quelques-unes de ses plus belles courses. Quant à moi, je parcourais les hauteurs en flânant, peu soucieux du but à atteindre. Nous avions pour guide un chasseur de bouquetins dauphinois appelé Fortier.

Le 15 septembre, Borovkine projetait une longue excursion. Des journées de glacier dans le massif du Mont-Blanc, deux nuits dans les cabanes et une escalade des plus sérieuses.

Depuis la veille, une brise piquante poussait dans le ciel pâle des nuages cotoneux qui s’amoncelaient sur les cimes. Fortier disait :

— Le temps est là.

Il fut convenu que nous partirions ensemble, pour nous séparer à la cabane de Saleinaz. Borovkine ferait son ascension avec le guide, et M. Belliard, qui connaissait la région, descendrait avec nous sur Praz-de-Fort.

Dès le départ, il fut évident que Mlle Borovkine nous gênerait. Son frère prenait de l’avance en chantant. Nous le voyions gravir ces alpages fauves qui semblent un immense pelage de bête, jeté sur la montagne au hasard des plis. Sa voix emplissait le soir d’une large mélopée.

— Le tyran ! plaisantait sa sœur en montant péniblement. Le bourreau ! Il me tuera !

Elle arriva longtemps après nous à la cabane d’Orny, soutenue par Fortier qui maugréait.

Le soleil se couchait. Des nuages roses montaient et descendaient le long des cimes, promenant sur les névés roses leurs ombres roses. Un dôme de glace, crevant ce matelas de nuées, rosissait à son tour en plein ciel libre, mais sur les basses falaises noirâtres, l’adieu du soleil devenait violet. Une arête de rocher, longue et crochue, toute frangée de brume, fumait comme une échine en sueur.

Devant la cabane, Mlle Borovkine haletait un peu.

— Allons, petite sœur, du courage, sourit son frère. Une fois à Saleinaz, tu pourras te reposer deux jours si tu veux.

Le souper fut gai. Borovkine raconta son ascension au Cervin et comment, à la descente, il s’était laissé glisser le long des câbles de fer en criant : « Ascenseur ! Ascenseur ! » au grand ébahissement de ses porteurs.

Le soir, je fumai assez tard, sur une pierre plate, avec le guide.

— Nous n’irons pas vite, demain, fis-je en lui offrant du tabac.

— Ma foi non. J’aimerais mieux faire passer la glace à ma mère-grand. Faudra se lever plus matin que la lune pour être sur l’autre bord avant le mitant du jour.

Et il ajouta dans son patois :

— Bougri di séroulète[4].

[4] Petite sœur.

Ce fut une lente et rude journée. Nous prîmes tout de suite la corde, moins par prudence que pour régulariser notre allure. Mais il fallut bien adopter celle de Mlle Borovkine et midi nous surprit parmi les déserts neigeux du plateau de Trient.

Nous dérivions sur une mer de vaguelettes cristallisées. Au sommet de chacune s’érigeait un petit organisme compliqué de pointes inclinées dans le sens du dernier coup de vent. Ce monde aigu et transparent volait en éclats sous les pieds ; nous avions la sensation énervante d’écraser indéfiniment du cristal.

Borovkine ne chantait pas. Je crois qu’il avait pitié de sa sœur, qui trébuchait sans se plaindre. Au passage de la fenêtre de Saleinaz, elle s’endormit sur une pierre tiède, pendant que Fortier taillait ses marches. Celui-ci ne voulut pas attendre.

— Deux pieds de neige molle, voilà ce qu’on trouve à la descente, quand on emmène les dzoennas[5], maugréa-t-il.

[5] Jeune fille : patois valaisan.

De fait, il était trois heures et nous enfoncions plus haut que les genoux. Nous peinions machinalement dans ces blancheurs gluantes, les jambes transies, les yeux brûlés. De temps à autre, l’un de nous plongeait jusqu’à la ceinture dans une crevasse cachée.

Au milieu du glacier, Mlle Borovkine s’agenouilla dans la neige.

— Je ne peux plus, gémit-elle.

Elle secouait la tête comme un animal tombé. Son frère lui fit boire une gorgée de rhum. Nous attendions en silence. Il y avait, tout près, une crevasse à découvert. De sa gueule verdâtre sortait un bruit inexplicable, un râle en deux temps, comme d’une bête qui aurait agonisé au fond du glacier.

La jeune fille parut tout à coup terrifiée.

— Ne restons pas ici, dit-elle. Marchons !

Nous repartîmes, son frère la soutenant, malgré l’avis de Fortier qui criait :

— A la file, s’il vous plaît. Et tendez la ficelle !

A la cabane de Saleinaz, que nous atteignîmes vers la fin du jour, elle se laissa choir sur le gazon sec et s’enroula dans une couverture. Nous lui portâmes du thé qu’elle but sans mot dire.

Au couchant, le cirque de glaciers s’était comme resserré autour de nous. Des brumes, pareilles à des flammes blanches, s’élevaient du fond des vallées. Le zénith se matelassait de nuages réfléchissant d’arrière-lueurs jaunâtres. Dans le tiède suspens de l’heure, les chutes de pierres sonnaient mat et sans écho.

Au milieu de la nuit, nous entendîmes parler le russe. La jeune fille semblait supplier Borovkine avec insistance. Il répondait à peine, d’un ton fâché. Fortier intervint :

— N’attisez point votre frère, Mam’zelle. Qui veut grimponner sur la montagne, il faut qu’il ait son plein de sommeil. Et il ajouta dans son jargon :

— Adieu la paix, embé les fumelles[6] !

[6] Parmi les femmes.

Nous somnolions, M. Belliard et moi, quand les alpinistes quittèrent la cabane.

Vers huit heures, nous fîmes le thé. La jeune fille avait un fort accès de fièvre. Nous lui proposâmes d’attendre qu’elle fût remise pour descendre, mais elle refusa.

Un vent saccadé commençait à assaillir les pierres. Nous pensions à Borovkine. Nous le savions incapable de rebrousser chemin, en cas de mauvais temps, et la cime qu’il voulait gravir s’était déjà voilée d’une ceinture de brouillards. S’élevait-il dans une paisible opacité mouvante, ou parmi les assauts d’une tempête de neige ? Nous n’en pouvions décider.

Sa sœur semblait indifférente à toute éventualité. Elle reposait sur le foin, sans regarder les montagnes, ni prêter attention au ronflement des rafales.

A dix heures, elle se déclara prête à partir. Elle descendait lentement, silencieuse et prostrée. Nous fîmes halte au passage des chaînes, et j’eus l’impression que ce que j’avais pris pour l’insensibilité de l’extrême fatigue, était peut-être l’accablement de je ne sais quel désespoir.

Nous avions laissé le mauvais temps très haut derrière nous. Nous voyions, en levant la tête, un singulier nuage, transparent et furieux, qui tourmentait les cimes, mais nous avancions à l’abri du vent, dans la demi-obscurité des forêts de mélèzes.

Comme nous nous accotions une minute contre un énorme bloc moussu, la jeune fille dit à voix basse :

— Je ne me marierai pas… Je ne me marierai jamais.

Nous sourîmes sans avoir compris.

La forêt nous parut interminable. Mlle Borovkine marchait devant nous, avec cette espèce de brutalité automatique des organismes épuisés. A un moment, elle accéléra le pas d’une manière incompréhensible et me lança, par-dessus l’épaule :

— Cela devient tout à fait facile !

Pour la première fois, j’échangeai un regard inquiet avec M. Belliard.

— J’ai peur… chuchota-t-il en se touchant le front.

Au sortir de la forêt, il n’y eut plus de doute à avoir sur les conditions dans lesquelles Borovkine et son guide effectuaient leur escalade. Une chevauchée de nuages noirs piétinait les cimes. Un orage grondait à leur base. Au milieu, les glaciers verdâtres pendaient sinistrement. Les salves du tonnerre emplissaient la vallée. De temps à autre, un éclair projetait sur la glace des lueurs d’acétylène.

— C’est trop absurde, s’irrita M. Belliard, à l’idée que nos compagnons étaient accrochés à ces murailles verticales.

Nous suivions machinalement des yeux leur trajet présumé, quand Mlle Borovkine tendit la main vers la montagne.

L’orage s’était en quelques instants dilaté dans l’espace. Il tonnait tout près de nous, mais la foudre semblait s’acharner sur une entaille de la paroi ; une sorte de haut passage entre deux précipices. C’était le point que nous désignait la jeune fille.

Elle me semblait emportée dans un tourbillon irréel, plongée dans une espèce de sommeil où je me sentais glisser avec elle.

— C’est là qu’ils sont, dit-elle.

Autant pour la rassurer que pour secouer l’émotion inexplicable qui me tenait aux épaules, je répondis :

— En admettant qu’ils aient utilisé ce col, ils sont certainement beaucoup plus bas. Ils doivent traverser le glacier, en ce moment.

Elle hocha la tête.

— Ils sont là… Et je les vois.

— Impossible, protesta M. Belliard.

— Je vous dis que je les vois.

Mon compagnon prit sa jumelle, scruta la montagne et haussa les épaules.

— Il faudrait un télescope… Et encore… au milieu de cet orage… deux êtres humains… on ne distinguerait pas…

Il parlait d’une voix forte, pour dominer le fracas, mais dans une espèce de torpeur. Et il ne parvint pas à dissiper cette étrange sensation d’irréalité, dont il était peut-être conscient lui-même.

La jeune fille n’écoutait pas. Elle parlait dans le vent, sans tourner la tête :

— Je vois l’endroit… très distinctement. Il y a des pierres rouges… comme des doigts penchés au-dessus du col… Et à droite… une grande roche carrée qui est détachée de l’arête… Ils sont accrochés à cette roche… Ils ont jeté leurs piolets… Ils ne peuvent pas descendre, à cause du verglas… Et s’ils restent là… s’ils restent là plus longtemps…

Elle cacha son visage dans ses mains. Je lui pris le bras, la suppliant de secouer ce cauchemar, de revenir à elle. M. Belliard s’éloigna de quelques pas, en proie à une émotion qu’il cherchait à dissimuler.

A ce moment, nous vîmes de nouveau le long ruban violet de la foudre trembler au-dessus du col. La jeune fille gémit et se laissa tomber à terre, s’accrochant convulsivement à l’herbe rousse.

Nous la relevâmes sous une rafale de grêle. Elle pleurait doucement, demi-inconsciente et docile d’épuisement. Je lui pris le bras et une heure plus tard, nous arrivions à Praz-de-Fort, sous des torrents d’eau tiède. Comme l’hôtelière la conduisait à sa chambre, je dis à M. Belliard, en déposant mon piolet dans la petite salle obscurcie par la pluie :

— J’ai envie d’aller chercher le médecin d’Orsières… Elle est à bout de forces. Et que ferons-nous, si les hallucinations continuent ?

Mon compagnon me regardait comme un homme effrayé qui s’efforce de parler et d’agir normalement.

— Je crois qu’il y a plus urgent… Organiser une expédition de secours.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Hallucinations ?… Oui, c’est possible… Mais une chose est certaine… Le col qu’elle a décrit tout à l’heure existe. Je le connais. Je l’ai traversé !

— Vous ne prétendez pas qu’à six kilomètres de distance, elle ait pu voir…

— Je ne prétends rien, dit-il avec agitation. Mais je sais que ni les pierres pointues, ni la grande roche carrée dont elle a parlé ne sont une invention… Alors, il est à craindre que le reste n’en soit pas une non plus.

— C’est incompréhensible, murmurai-je.

— Cela est.

Il y eut un silence. Nous entendions l’eau dévaler en torrent sur le chemin rocailleux.

— Mais qui vous dit que Borovkine soit passé par là ? repris-je. Il y a plusieurs cols.

— Je connais les habitudes des guides… En cas de mauvais temps, ils choisissent celui-là, malgré sa raideur… Il abrège la descente.

Nous nous étions levés. M. Belliard consulta sa montre.

— Cinq heures, fit-il. En voilà quinze qu’ils ont quitté la cabane. S’ils n’arrivent pas avant la nuit, vous pouvez être sûr qu’il y a un malheur.

A ce moment, l’hôtesse vint nous dire que la jeune fille s’était endormie tout habillée.

— Qu’elle dorme, soupira mon compagnon… Et le plus longtemps possible !

Elle sommeilla vingt-huit heures. Elle ignora le départ de l’expédition de secours, quatre guides mandés d’Orsières et qui s’enfoncèrent posément dans la tempête nocturne. Elle ne sut rien de la trouvaille qu’ils firent au petit jour sur le glacier…

Nous étions allés au-devant d’eux. Nous les vîmes redescendre sous la pluie, hâlant deux colis noirs qui semblaient des charges de bois mort. Aux premiers mayens, un paysan fournit des sacs.

— On les a trouvés l’un près de l’autre, dans la neige, m’expliqua le chef de la caravane, à trois cents mètres sous le col, roustis comme deux tisons. Mon grand-père aurait dit que les bacans[7] les ont mis dans leur soupe.

[7] Les esprits.

Un char attendait à l’entrée du chemin muletier. On attacha les sacs avec des cordes. Les souliers ferrés de Borovkine dépassaient. Le petit chapeau à demi calciné du guide ne fut pas oublié.

J’étais surpris du peu d’importance de ces deux paquets, ballottés sur des planches au milieu de la montagne. Quelles étaient les forces incompréhensibles entrées en jeu à propos d’un fait aussi mince que l’extinction d’une de ces vies ? Et cet étrange tourbillon de clairvoyance déchaîné dans un autre être, que signifiait-il ? Ce contact suprême de deux consciences à travers l’espace, quel nom lui donner ?

— Il va falloir le dire, murmurai-je à mon compagnon. Qui de nous s’en chargera ?

— Croyez-vous que nous ayons quelque chose à lui apprendre ? répondit-il… Elle sait depuis longtemps… C’est nous qui ne savons rien.

Quand nous entrâmes dans la chambre de la jeune fille, elle dormait toujours, les traits reposés, le souffle lent. Elle souriait à moitié dans un songe d’ivresse, de secret et puissant bonheur.

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