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Le penseur et la crétine : $b récits

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LA MÉTISSE

Je retrouvai mon ami le poète Z. un matin de décembre, dans une rue de Zurich. Je le voyais venir de loin, étrangement distinct de la foule qui s’écoulait entre les maisons. Je souffrais, ce jour-là, du ciel noir où la bise était déchaînée, des constructions modernes aux façades identiques. Je souffrais aussi des vêtements et des visages. Une impression, peut-être maladive, de similitude, me contractait l’estomac au passage de ces hommes coiffés de chapeaux melons et habillés de laine noire.

Z. marchait lentement, un feutre clair sur sa forte tête bronzée, un foulard de soie jaune autour du cou : on eût dit le figurant d’un autre siècle. Il me souhaita le bonjour avec cette chaude cordialité des grands indifférents, qui croient devoir se faire pardonner des années d’oubli.

Il arrivait de Bombay. Il m’emmena dans une obscure « Weinstube », derrière le quai de la Limmat et nous causâmes. Il rapportait un volume de vers, dont il consentit à me révéler des fragments. Cela s’appelait le Prince jaune. Certaines pièces faisaient songer aux brûlantes improvisations d’Asmapour, le poète nomade de l’Afghanistan, qui erra, sa vie durant, à la suite des bayadères et des musiciennes. Grisé par la sauvagerie de ses poèmes, je confessai à Z. l’accablement que j’éprouvais dans l’enfer organisé, méticuleux, utilitaire de la cité moderne.

— Oui, dit-il, ici, les instincts primitifs portent muselière. On leur lime crocs et griffes. On les mortifie, on les détruit savamment. Souvent même, par un tour de force de dressage moral, on les transforme en énergie bienfaisante. Moi, je les ai vus en liberté. Je les ai entendus rugir allégrement vers la lumière… Eh bien, je ne sais s’ils pèsent aussi lourdement qu’on le dit dans le plateau du mal. Ils concourent, au même titre que la bonne volonté du balayeur ou du policier, à réaliser cette espèce d’équilibre indifférent qui permet à la vie de continuer. Je les crois beaucoup moins dangereux pour l’espèce humaine que la pensée d’un philosophe ou le génie d’un inventeur.

Je me trouvais, le printemps dernier, à bord d’un petit vapeur qui fait le service entre Java et Haï-Nan. L’équipage était malais et nous avions des Chinois dans l’entrepont. Le capitaine était un Hollandais tout rond, chauve et rasé. Trente-quatre ans à la mer et l’autorité silencieuse des tout-puissants. Il mettait fin, d’un geste, aux altercations entre coolies. Le dimanche, il officiait lui-même, dans le salon, lisant la Bible sans plus de passion que le livre du bord et s’agenouillant devant un fauteuil pour le confiteor. Si le moindre bruit de vaisselle montait alors de la salle à manger, il se détournait avec une petite torsion de la bouche, qui avait pour effet de précipiter le steward en bas des escaliers, porteur de menaces et de malédictions.

Les demi-sang étaient nombreux, parmi les passagers. Ils se réunissaient à l’arrière, au coucher du soleil, fumant, jouant, s’éventant. Deux jeunes filles, longues et maladives comme des fleurs épuisées, babillaient en un idiome enfantin. Des noirs timides, enroulés dans des battiks bruns, faisaient circuler des boissons. Un rayon oblique, filtrant sous la tente, poudrait d’or tous les visages : les robes crème, les teints safranés, l’épaule plus foncée d’une babou, le corps frêle et convulsé d’un petit enfant jaune étaient pour moi le plus émouvant des spectacles.

Je poursuivais une métisse de Soerabaya, qui me parlait un anglais elliptique et rauque. Je la devinais continuellement traversée par de silencieux orages, secouée par des rafales nerveuses, harcelée par des jalousies, des susceptibilités, des colères. On la disait folle. Elle me fuyait d’abord avec une aversion menaçante, puis, un soir, dans un corridor, elle me donna ses lèvres et je l’emportai dans ma cabine.

Le paquebot était une véritable fournaise flottante. Un Américain maniaque agaçait sans trêve une guitare au-dessus de nous… Je l’entends encore ! Cet air de danse, un absurde one-step, le même, toujours, pendant des heures… C’était terrible. Cette musique disloquée me remplissait de l’épouvante des cauchemars. A certaines reprises de l’air, la brune forme humide ondulait et tremblait à mes côtés, comme un serpent dans l’herbe… Oui, son étreinte dissolvait la raison, dont votre triste monde ressue. Dans ce grand corps tendu comme un arc, habitait une force inconnue, qui entraînait loin du réel…

Un jour, après le déjeuner, j’entendis chuchoter qu’il y avait un cas de peste, parmi les Chinois de l’entrepont. En passant dans le couloir des cabines, je vis, par une porte entrebâillée, une dame anglaise avec un masque de coton sur le visage, immobile devant son lavabo, les mains plongées dans une cuvette de sublimé.

— L’homme vient de mourir, me dit un matelot. On va le descendre tout à l’heure.

Je me rendis sur le pont, où je fus rejoint par l’Anglaise.

— Il faut du salol, radotait-elle derrière son masque. On devrait faire laver le pont au salol, les planchers, les corridors, tout le bateau.

Je vis le capitaine sortir de sa cabine, en veste noire. J’étais accoudé au bastingage. La tige motrice du gouvernail frémissait sous mon pied. Le paquebot stoppa sur une mer immobile. Un paquet gris jaillit de l’entrepont et enfonça aussi doucement que dans de l’huile tiède. Les machines se remirent en mouvement.

En bas, le second faisait établir des barrages de cordes et de planches, pour empêcher toute communication avec les régions contaminées. Je trouvai la métisse en train de guetter à travers une palissade.

— Tu n’as donc pas peur, lui dis-je ?

Elle répondit dans son anglais baroque :

— Me no fear death. Me ne fear nothingness before life. So, why fear nothingness after life[2] ?

[2] Je ne crains pas la mort. Je n’ai pas peur du néant qui précède l’existence. Pourquoi craindrais-je celui qui la suit ?

Et elle collait son visage aux interstices de la palissade, avec une expression de désir incompréhensible…

Le lendemain matin nous jetâmes l’ancre devant une côte basse où luisaient, parmi la verdure, les toits d’un lazaret. Les officiers sautèrent dans un canot : on ne les laissa pas aborder.

Au retour, le capitaine me confia :

— Le médecin a fait dire qu’il dormait. Je crois qu’il a peur. Les ordres sont d’attendre.

La journée se passa dans l’expectative. Un vent de terre s’était levé. Le paquebot virait autour de son ancre, sur une mer flamboyante. Le cri rond de la brise s’engouffrant dans une conduite d’air, ou le battement insolite d’un panneau faisait sursauter les nerveux, pendant la sieste. Ils écoutaient de longues minutes, le cœur battant, assis dans leurs couchettes.

A cinq heures, le capitaine, qui fouillait la côte avec sa jumelle, me serra le bras :

— Tenez, fit-il vivement, voilà le médecin. Ah ! c’est un brave, celui-là !

Je vis un Chinois en robe noire qui se promenait sur la berge. Le capitaine sauta dans un canot, mais on ne lui permit toujours pas d’aborder. Il revint furieux.

— Douze heures que je suis aux ordres de ce macaque, grondait-il. Il prétend qu’il attend des instructions. Il ne veut ni me laisser continuer ma route, ni recevoir mes malades.

— Vous avez donc de nouveaux cas ? demandai-je.

— Oui, mais gardez ça pour vous.

La nouvelle se propagea cependant. Certains passagers s’affublèrent de masques en coton. On les voyait glisser sur le pont, pareils à des fantômes sans visages et leurs voix semblaient sortir d’un édredon. D’autres fumaient continuellement. La dame anglaise brûlait des herbes nauséabondes en toussant. Les métis passaient de l’abattement à l’hystérie du soupçon. Ils s’épiaient mutuellement. Ils n’osaient plus manger ni boire. Le capitaine observait ces symptômes avec un mépris goguenard.

— Si cette vermine échappe à la peste, me dit-il, elle n’échappera pas à la peur. Vous, au moins, vous êtes un homme.

Je gardai le silence. Je ne pouvais m’expliquer. Je n’étais pas sûr de ce qui se passait en moi. Mais le fait est que, loin de me terrifier, cette présence du danger me causait une sorte d’excitation joyeuse. J’éprouvais une émotion aiguë, inhumaine. Quelque chose, en moi, préférait secrètement la destruction. Je n’étais pourtant pas fatigué de l’existence ; au contraire, je ne l’ai jamais si fortement goûtée que ces jours-là. Je n’éprouvais ni sentiment de haine ni désir de vengeance. Mes compagnons m’étaient indifférents. Leurs contorsions, quoique répugnantes à observer, ne m’offensaient pas plus que les soubresauts argentés des poissons dans la nasse. Ne me demandez pas de raisons. Mon intelligence ne sait rien d’une passion qui comportait mon propre anéantissement. Je sais seulement que malgré la logique, un grand oui silencieux se prononçait en moi, quand j’envisageais notre perte à tous.

Cette nuit-là, vers onze heures, je surpris la métisse en train d’écouter à la porte de l’office. Cette porte, dont le capitaine avait pris la clef, communiquait avec l’entrepont. Je prêtai l’oreille. On entendait le courant d’eau de mer qui balayait continuellement le plancher. Un moment, il me sembla percevoir un faible nasillement de souffrance, ou les bribes d’un délire fatigué… La métisse tenait ma main. Ce contact me renseigna sur sa folie et sur la mienne. Je compris soudain ce qu’elle voulait, dans ses colères, dans son incohérence et jusque dans ses ardeurs. C’était une chose très simple, que les civilisés ont désappris à vouloir : détruire. Que ce qui était ne fût plus. Que ce qui osait exister autour d’elle pour son tourment, substance vivante ou inanimée, fût désagrégé ! Si le feu noir de ses yeux avait pu allumer des incendies, je vous promets que le paquebot, les passagers et moi-même eussions été transformés en fumée. Je comprenais du même coup d’où me venait ce que le capitaine appelait mon courage : sans paroles, par le simple abandon de son corps, elle m’avait communiqué cette force tournée contre l’être.

Au déjeuner du matin, on apprit qu’il n’y avait pas de nouveaux cas, mais que les vivres allaient manquer pour les Chinois. Ils s’étaient, jusqu’à présent, résignés à leur sort ; ils s’agitèrent dès qu’ils virent diminuer les rations. Un jeune lettré, qui conversait parfois avec eux derrière un barrage, nous avertit qu’ils en voulaient au capitaine. Tête-Rouge — c’était le nom qu’ils lui donnaient — tenait des démons enfermés dans la cale. Les démons s’étant révoltés et ayant menacé de tout dévorer à bord, Tête-Rouge les avait mis en liberté, à condition qu’ils se contentassent de ravager l’entrepont. On avait aperçu l’un d’eux, un tigre à longue crinière et à face blanche, qui se promenait la nuit, avec des yeux étincelants. Si Tête-Rouge n’augmentait pas les rations, les Chinois lâcheraient le tigre parmi nous.

Le capitaine haussa froidement les épaules à ce récit. Sa colère était tombée. Le lazaret, sur ses instances, envoya du riz et du poisson, par un sampan. Tard dans la soirée, le nom du paquebot retentit dans un porte-voix. Le médecin signalait que ses instructions étaient arrivées. Nous devions faire route vers un port où nous subirions la quarantaine.

Au milieu de la nuit, comme nous fendions à toute vitesse la mer accablée, en vue du bourrelet noir de la côte, un coup de feu claqua dans l’entrepont. Le lettré parlementa du haut de la passerelle. Une voix nasillarde lui expliqua qu’on avait tiré sur le tigre, qui venait d’assaillir une nouvelle victime.

J’étais étendu sur le pont. Vers deux heures, nous entrâmes dans une basse brume fixe qui, déchirée par l’étrave, se mit à palpiter en formes fantastiques. Nous avions l’air de trancher dans un peuple de fantômes. Je descendis me coucher.

Le matin, comme je sortais de ma cabine, un Javanais au sourire équivoque me fit signe de rentrer. Le capitaine qui passait me serra le bras, disant :

— Non, vous pouvez venir, vous.

Je le suivis dans la salle à manger où flottait l’odeur chinoise.

— Ils sont entrés cette nuit, me dit-il en désignant des restes de nourriture. Tenez, ils ont raflé des provisions et se sont offert un gueuleton sur la table.

Nous pénétrâmes dans l’office, qui avait été pillé. La porte de l’entrepont était ouverte.

— La serrure est intacte, observai-je. Il faut donc qu’ils se soient procuré la clé ?

— Inconcevable ! murmura-t-il. Mais il me semblait beaucoup moins surpris qu’il ne voulait le paraître.

— A moins, suggéra-t-il en clignant de l’œil, que la porte n’ait été ouverte de notre côté.

— Par qui ?

— S’il y a quelqu’un à bord qui aime les plaisanteries… celle-ci n’est pas mauvaise. Vous savez, il y a des chances pour que les têtes à queue nous aient laissé autre chose que des détritus et des fonds de verres !

A ce moment, le second nous rejoignit, accompagné du lettré, qui venait de causer avec ses compatriotes. Le jeune homme nous exposa leur version sur un ton poli à l’extrême.

— Ils disent que ce ne sont pas eux qui ont ouvert la porte. Cette nuit, vers une heure, l’étoile Ti se mit à rougeoyer, ce qui est un signe néfaste. Et bientôt, le tigre à face blanche fit de nouveau son apparition, terrassant un Chinois. D’autres esprits devinrent visibles. Ils suivaient le bateau sans effort, tendant le cou entre la tente et le bastingage. C’étaient probablement des Yao-Kouai (démons étranges), ou bien les Koueï des noyés surgissant du gouffre et devenus malfaisants. Les coolies délibéraient dans ce grand péril, quand ils virent la porte de l’office s’ouvrir d’elle-même. Ils comprirent aussitôt qu’un esprit charitable venait à leur secours. Ils décidèrent de pénétrer dans la salle à manger et d’y attirer le tigre par l’odeur d’un festin. Une fois là, pensaient-ils, il trouvera bien son chemin jusqu’à Tête-Rouge… Actuellement, conclut le lettré, ils sont tranquilles ; ils croient avoir détourné le fléau sur nos têtes.

— Ils ne se trompent peut-être pas, remarqua le capitaine.

— Si j’ai bien compris, dit le second, la clé était dans votre cabine… Alors, qui a pu…

Le capitaine me fixa tout à coup, avec cette torsion de la bouche qui lui était habituelle, puis sourit, dans une espèce d’indifférence pleine de savoir. Son regard et sa grimace suffirent à me communiquer sa pensée. Je partis à la recherche de la métisse.

Je la trouvai étendue sur la bâche d’un des canots. Je montai m’asseoir près d’elle. Nous dominions la tente ; nous ne voyions plus du paquebot que les mâts, les cheminées et la passerelle. Nous avions l’air de glisser dans le matin, sur le bord d’une grande aile de toile claire. A l’Orient, les champs de la mer, glacés de rose, se fondaient peu à peu dans le flamboiement incolore du soleil montant. La jeune femme reposait dans une détente voluptueuse, les bras abandonnés en arrière, un sarong brun épinglé à la taille, un cabaya de soie jaune entr’ouvert sur la peau. De ses yeux révulsés, je ne voyais que deux demi-lunes d’un blanc bleuâtre. Je me penchai sur elle et laissai tomber une main dans le creux d’ambre de ses seins. Nous fûmes quelque temps sans parler. Sa chair était fraîche comme une roche humide. A la fin, elle dit avec nonchalance :

— Me do it… Me so well now… No more suffer… Me sleep all day[3].

[3] C’est moi qui l’ai fait… Je suis si bien maintenant… Je ne souffre plus… Je dormirai tout le jour.

En tournant la tête, j’aperçus le capitaine qui se dirigeait vers nous. Je pensai pour la première fois qu’elle devait coucher avec lui. Comment aurait-elle pu, autrement, entrer dans sa cabine et se procurer la clé ? Cette découverte me fut à peine désagréable. Le capitaine monta s’asseoir sur le bord du canot et m’interrogea du regard. J’inclinai machinalement la tête. Il se tut. Nous regardâmes ensemble la coupable : elle s’était endormie. Vraiment, ce corps était innocent comme la nature, quand elle reprend son sommeil, après une convulsion meurtrière.

Nous descendîmes sur le pont.

— C’est entre nous, n’est-ce pas ? murmura-t-il.

Il marchait à mes côtés, sa grosse tête penchée, plissant parfois les lèvres. Il finit par allumer un cigare. Je l’observais curieusement.

— Inutile de lui faire des reproches, reprit-il. Pas plus de sentiments qu’un volcan ou un raz de marée.

Il me quitta, disant :

— J’ai des mesures à prendre.

L’après-midi, comme nous traversions une mer figée, pareille à une immense cuve de mercure, un boy javanais qui avait nettoyé la salle à manger tomba sur le pont. Il portait aux métis un plateau chargé de boissons. Le rire enfantin d’une des jeunes filles tinta, puis s’arrêta net : le boy ne se relevait pas. Son torse ondulait, nu sous sa veste blanche. Les demi-sang se dispersèrent comme une bande d’animaux effarouchés, en criant sur un ton comiquement aigu. Le noir fut emporté sous une bâche.

— Hein ? Qu’est-ce que je vous disais, ce matin ? chuchotait le capitaine à mes côtés.

Je le regardai. Son attitude était toujours aussi indifférente, mais je le sentais agité par une lutte qui n’était pas contre la peur.

— Si je fais mettre cette… cette personne aux fers, reprit-il… l’histoire de la nuit s’ébruitera. Les passagers perdront la tête. Alors quoi ?… La livrer aux autorités, en arrivant ?… Peuh !… Comprendront pas… Condamneront pas… La colleront dans un asile… Qu’est-ce que vous en feriez, vous ?

Je souris :

— Je crois que je la lâcherais dans la prochaine jungle.

— Je comprends. Moi non plus, je n’aime pas voir les bêtes en cage… Peut-être parce que j’en suis une moi-même.

Dans la bouche de l’homme que j’avais entendu, quinze jours auparavant, foudroyer un subalterne à propos d’un détail de service, ce langage effrayait presque.

Nous approchions de la terre. Au coucher du soleil, une ville chinoise devint visible. Des milliers de toits de tuiles vertes agglomérés autour d’un port, ou disséminés parmi les mûriers et les champs de riz, au pied d’une chaîne de collines. Nous hissâmes le pavillon jaune et gagnâmes un mouillage à l’écart, entre une jonque et un cargo, marqués comme nous du signe sanitaire.

Notre captivité commença. La ville s’étageait devant nous, tantôt vernie par le soleil de midi, tantôt couronnée par des spirales de nuées rousses ; tantôt silencieuse, tantôt déchirée par les hurlements et le vacarme sauvage du théâtre chinois.

On avait désinfecté notre paquebot, évacué nos malades sur un lazaret. Les passagers reprenaient espoir. A aucun moment, cependant, ils ne pouvaient se dire sauvés. L’épidémie s’amusait de nous. On se sentait dépendant d’un fragile hasard. Quand le mal semblait s’oublier, une vie s’effondrait brusquement, nous avertissant du possible.

Le capitaine avait renoncé à sévir contre la métisse. Il évitait de reparler de son acte. Mais je le sentais préoccupé, inquiet de lui-même, ruminant des pensées qui ne l’avaient jamais effleuré, pendant sa longue vie de devoir étroit.

Un soir, nous contemplions sur la passerelle le panorama du port que le couchant glaçait de pourpre. On voyait la foule couler dans les rues en pente comme le grain hors d’un sac.

— Jolie ville, n’est-ce pas ? murmura le capitaine. Il y a dix ans, je l’ai vue flamber… Les Boxers s’en étaient emparés… L’incendie formait un demi-cercle, des collines à la mer. Tout a brûlé dans un secteur de deux kilomètres de rayon… Une colonne de fumée de quinze cents mètres… L’eau à vingt-six autour de ma coque… Eh bien, quoi ? Ça a tout de même recommencé à grouiller.

Il s’arrêta pour suivre du regard deux lourdes jonques regorgeantes d’humanité, qui sortaient avec la brise de terre.

— Si l’épidémie tient ce qu’elle promet, reprit-il, il y aura de nouveau du déchet dans la fourmilière… Et puis, dans cinq ou six ans, tout sera réparé… L’homme veut détruire… Il ne peut pas… Regardez donc le beau coucher de soleil.

La ville prenait maintenant la couleur du dedans de l’orange. La brise nous apportait l’odeur affaiblissante d’une génération de fleurs blanches, écloses la veille.

— Oui, dis-je. La vie est plus forte que tous les désirs de mort.

Il ne m’écoutait pas. Il continua, déchiffrant pesamment sa pensée :

— Cette personne… Vous savez comme moi ce qu’elle voulait ?… Eh bien, qu’a-t-elle obtenu ?… Y a-t-il, à bord, deux ou trois décès dont elle soit vraiment responsable ? Je n’oserais pas le jurer. Le boy qui avait désinfecté la salle à manger, peut-être… Mais les autres ?…… Pas de preuves. Pas de certitude.

Cette constatation le mettait visiblement à l’aise.

— L’homme veut détruire… il ne peut pas, répétait-il.

— Ou du moins, repris-je, il détruit autrement qu’il ne voudrait… Vous ne prétendez pas que cette personne n’ait rien détruit en vous ?

Il rougit :

— Que voulez-vous dire ?

— Si un autre qu’elle — un homme de l’équipage, par exemple — avait sans intention de propager l’épidémie, mais par négligence, ouvert la porte aux Chinois, voilà longtemps que vous l’auriez mis aux fers.

— C’est vrai, avoua-t-il.

— Vous voyez bien que si vous avez laissé la « personne » en liberté, c’est qu’elle a détruit en vous des habitudes de discipline, de préservation… tout un arsenal de vieux instincts utilitaires.

— Comment diable savez-vous cela ? souffla-t-il. Il soupira profondément, cracha dans la mer, et dit :

— Voyez-vous… quand on a passé sa vie à obéir, à commander, à prévoir… il y a une tentation qui vous guette : celle de l’anarchie, du désordre sauvage et meurtrier. Les instincts de cette femme sont ma tentation. Sa folie me rafraîchit…

Il avait parlé très bas, d’un ton de complicité, un pli maladif au coin de la lèvre.

— Quel mal y a-t-il à cela ? murmurait-il. Quel mal y a-t-il à n’importe quoi ? Admettons qu’elle ait réussi à propager l’épidémie ? Admettons que nous y ayons tous passé, vous, moi et la clique jaune ? Qu’est-ce que cela pouvait faire ? Quelle importance peut bien avoir la préservation ou la destruction d’une poignée d’existences ? de millions d’existences ? Hein ?

Il tendait la main vers la ville dont la rumeur grandissait. La nuit était apparue, comme un lourd drap bleu présent dans les hauteurs du ciel et soudain révélé. Des centaines de lanternes s’allumaient sur les quais. On eût dit un nuage de lucioles.

— Quand je pense que j’ai vu là un cimetière de cendres et de flammes… un charnier plein de cadavres carbonisés… je me demande si je rêve… Toutes ces vies gâchées… toutes ces vies remplacées… est-ce bien réel ?… J’en doute quelquefois.

— Vous n’êtes pas le premier, souris-je.

— Ah ?

La métisse était venue s’accouder auprès de nous. Elle sortait du bain ; elle sentait l’ambre de Malabar et ces parfums épais dont les courtisanes jaunes se transmettent la recette. Elle fumait, en nous lançant des œillades sournoises.

Le capitaine m’écoutait, sans faire attention à elle.

— Il y a trois mille ans, disais-je, les Hindous ont pensé que l’existence n’était pas une réalité, mais l’écoulement d’un songe.

— Ah ! ils croyaient cela, les Hindous ? Pas trop bêtes pour des nègres. Et toi, ma fille, qu’est-ce que tu en penses ?

C’était la première fois qu’il lui parlait aussi familièrement en ma présence. Elle rit, étira ses bras nus où perlaient des gouttes de sueur et tendit son torse à la brise. On eût pu interpréter son rire et l’offre de sa chair comme une réponse au vieux doute aryen, mais elle n’avait pas compris la question posée. Elle riait de pure joie animale.

Le capitaine me demanda je ne sais quoi à son sujet, alors elle nous quitta. Les conversations prolongées l’inquiétaient. Elle ne pensait pas. Elle n’avait jamais réfléchi sur elle-même. Elle savait donner et prendre un bonheur bref et terrible ; elle ne savait pas qu’en lui demandant la volupté, certains hommes souhaitaient obscurément davantage : abdiquer leur raison et se perdre dans l’océan des transformations. Elle ignorait que des consciences très dissemblables, mais également fatiguées, avaient puisé en elle le goût secret de la mort. Elle ignorait même qu’une puissance dissolvante habitait son corps…

Mais les puissances dissolvantes sont aussi des puissances créatrices. A chaque désagrégation de la substance ou de la pensée, correspond un enfantement. La débauche, le soleil et la peste étaient devenus, en moi, poésie et désir de poésie. Je travaillais six heures par jour, dans une fièvre magnifique. Ne croyez-vous pas que l’artiste ressemble à la nature ? Il fait de la vie avec la mort. Et même s’il aspire à la mort, cela se traduit par un chant. Dans la parole qui réclame le néant, il y a une palpitation de l’être. On rêve et l’on jette son cri, penché sur ce qui peut vous engloutir… Oui, j’ai bien travaillé, pendant ces quarante jours.

Il se tut. Nous quittâmes la brasserie où le froid nous relançait. Dehors, c’était l’obscur midi du temps de bise. Une foule tendue, avide, sûre d’elle-même, sortait des banques, des magasins et des bureaux. On sentait que ces gens collaboraient à une œuvre qu’ils trouvaient sévère, pénible, mais qu’ils ne discutaient plus, parce qu’ils la savaient bonne et inévitable. Tous concouraient tacitement au grand effort organisé qui leur paraissait la raison dernière, la réalité même de l’existence.

Je me rappelle qu’alors, Z. me serra le bras et dit :

— J’ai parfois l’impression que ces foules du Nord courent au suicide. Elles se condamnent à produire, à vendre, à gagner, à supplanter… Elles ont construit une gigantesque machine qu’elles ont baptisée « civilisation », mais qui ne leur obéit déjà plus. Le jour où la machine deviendra folle, quel cataclysme !

— Et après ? répondis-je. La vie continuera tout de même.

— Sans doute… Mais, ajouta-t-il en souriant, vous parlez comme le capitaine. Et nous ne sommes pas dans les mers de Chine.

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