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Le penseur et la crétine : $b récits

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LA PIÉMONTAISE

J’arrivai dans ce village le 28 janvier, par un temps de brume. Il est le dernier de la vallée et pendant trois mois, il demeure presque constamment dans le cône d’ombre des cimes qui forment la frontière. Elles m’apparurent de loin, ces cimes, cuirassées de glace, couronnées de hauts brouillards immobiles, en forme d’arcs.

Le village, lui, me fut brusquement dévoilé, à la lisière d’un banc de vapeurs. Une famille de basses maisons jaunâtres avait surgi, immatérielle, suspendue au milieu d’un néant neigeux. Un souffle d’air eût pu, semblait-il, chasser l’apparition.

Un soleil hâtif la frôlait, sans insister, comme une main qui se promène sur la figure d’un enfant, vite, touchant le front, le bout du nez et le menton. Le nuage se referma tout de suite, et c’est dans l’obscur enveloppement des vapeurs jaunes que j’atteignis l’auberge.

Dans la cuisine, une fille hâlée, coiffée d’un mouchoir à fleurs rouges, se chauffait, le dos voûté, toussant parfois.

— C’est une Italienne, me dit le patron. Elle nous est arrivée il y a trois jours, à moitié morte de froid. Elle est venue du Piémont, par la haute passe qui est à plus de deux mille mètres… Elle vous contera ça.

Et le soir, devant le feu qu’elle semblait ne pouvoir se résoudre à quitter, la fille me « conta ça » d’une voix monotone.

— Je suis de Perosa, en Piémont. Mon oncle était Sanmartino, le ferblantier. Notre famille est bien connue dans le pays.

Mon oncle n’avait pas de travail. Il voulait passer en France et s’embaucher à Embrun. Son fils Marco et moi, nous nous serions placés à maître chez des paysans. La saison n’est point bonne pour traverser le col, mais la misère était trop grande ; nous ne pouvions pas attendre l’été.

L’oncle connaissait le chemin ; il avait souvent passé des moutons par là-haut, en automne. On partit donc tous les trois, un samedi matin et, montant jusqu’au soir, on arriva au bout de la vallée.

On coucha dans une étable, chez des montagnards qui habitent des huttes de pierres sèches. Ils parlent un patois que personne ne comprend et ils mangent de la bouillie noire qui sent le bouc. L’oncle se moquait d’eux, mais il buvait tout de même leur vin rouge, un gros vin épais qui porte à la tête.

Le lendemain matin, il y avait une drôle de brume sur les hauteurs et, de temps en temps, il vous arrivait une petite goutte froide contre la joue. Le cousin, un enfant de quinze ans, serait bien redescendu, mais l’oncle dit :

— As pas peur, c’est pas quelques nuages d’hiver qui m’arrêteront. C’est ballonné, mais ça n’a rien dans le ventre. En route !

Et on se mit à grimper.

Au bout d’une heure, il neigeait un peu ; il ne faisait pas de vent et nous n’avions pas peur. Nous nous tenions par la main et nous montions bravement, sans trop enfoncer.

— Dès qu’on sera de l’autre côté de la passe, dit l’oncle, on aura le beau.

En effet, il nous semblait voir du soleil derrière le col et j’observai même, un instant, deux jolies bandes de ciel vert, sur la France.

A cent mètres environ sous la coupure, en levant le nez, le cousin remarqua qu’il ne devait pas faire si beau, de l’autre côté, car cette espèce de brume brillante, qu’on voyait de loin, avait disparu et, à sa place, il y avait des nuées grises, basses, qui allaient, qui venaient à toute vitesse. Le vent ronflait à travers la brèche et soulevait la neige par colonnes.

J’aurais voulu retourner ; le cousin aussi, mais l’oncle se mit à nous traiter de lâches, à nous injurier, puis, il nous fit boire un grand coup de vin, pour nous redonner du cœur.

— As pas peur, qu’il disait toujours, j’en ai vu bien d’autres que ça, en passant les moutons. Les nuages d’automne, c’est mauvais, c’est plein de grêle ; mais ceux d’hiver, c’est creux comme une barrique. Ça vous lâche quelques flocons et tout est dit. En avant !

Et il nous tira le long de la dernière pente.

A peine en haut, le vent nous tomba dessus comme des coups de bâton et nous renversa tous les trois dans la neige. L’oncle se releva en riant. Il nous criait :

— Descendons vite ! On soufflera plus bas !

Mais pendant que je me remettais sur pied, un de ces grands nuages que j’avais remarqués s’approcha de nous. Il nous fouetta d’abord comme avec des queues de cheveux gris, puis il nous enveloppa et nous aveugla complètement.

En même temps, la neige se leva du sol, autour de nous, en sifflant et se dressa de tous les côtés, comme un drap.

Cette fois, l’oncle ne riait plus. Il m’empoigna par le bras, cria au cousin : « Suis-nous, mon fieu ! » et se jeta droit en bas, pour sortir de la tourmente.

De ce côté-ci du col, la neige était bien plus épaisse que de l’autre. On en eut tout de suite jusqu’aux genoux. Comme nous n’avancions plus, l’oncle essaya de tirer à droite. Après quelques pas, on en eut jusqu’aux cuisses et il fallut revenir à gauche. Par là, ça allait un peu mieux et on put faire une centaine de mètres sans trop de peine.

Le vent était peut-être moins fort que sur le col, mais le brouillard était aussi épais et si on n’avait pas deviné, à la pente, qu’on descendait, on n’aurait vraiment pas su de quel côté marcher. Et puis, le froid, qu’on n’avait pas senti jusque-là, commençait à nous tourmenter. J’avais les jambes tellement raides que je ne pouvais plus les sortir de la neige.

Je le criai à l’oncle, qui s’arrêta et me fit boire une gorgée de vin.

Il se retourna pour passer la bouteille au cousin, mais, — je vois encore la figure épouvantée qu’il fit, — le cousin n’était plus avec nous…

Je me rappelle qu’alors, je me mis à pleurer et à faire des signes de croix.

L’oncle appelait de toutes ses forces : « Marco ! Marco ! » Avec le bruit du vent, l’enfant n’aurait pas entendu à cinq pas.

— Faut remonter, dit l’oncle. Il sera tombé dans quelque trou.

Je ne répondis rien et on essaya de remonter.

Il neigeait si fort, que nos traces avaient déjà disparu. Nous ne savions pas si nous repassions par les mêmes endroits.

Je me dis : « Avec ce qui tombe de neige, peut-être bien que nous avons marché sur le corps du cousin, sans nous en apercevoir. » Je ne soufflai mot de mon idée, bien entendu. Au contraire, j’appelais de toutes mes forces, comme l’oncle : « Marco ! Marco ! »

Au bout d’une demi-heure, nous ne pouvions plus crier… Nous étions tout tremblants de froid… Nous nous traînions.

L’oncle comprit que si nous restions là davantage, nous y resterions tout à fait. Il ne dit rien, mais je devinai, à la façon dont il me prit la main et m’entraîna tout à coup, qu’il renonçait à chercher son enfant.

C’est effrayant comme je m’habituai facilement à l’idée que le cousin était perdu et que nous l’abandonnions ! Je crois que je n’avais plus ma tête… Je ne sentais qu’un besoin : dormir, ne plus bouger.

L’oncle dévalait à grands pas lourds. Plus on descendait, plus le vent diminuait ; mais quelle brume ! On ne savait pas si on marchait dans du nuage, ou dans de la neige. Tout se fondait, se mêlait ; on enfonçait dans une espèce de bouillie blanche, qui vous collait froid aux jambes, aux cuisses, qui vous bouchait la vue et vous embrouillait le cerveau.

A un moment, l’oncle en eut jusqu’au ventre. Il me dit : « N’avance pas » et chercha à se dégager. Il se déplaça vers la gauche, enfonça encore plus. Je poussai un cri. Il se mit en colère :

— Tais-toi donc, sacrée fillasse !

Il était à trois mètres et sa voix m’arrivait à travers des feuilles d’ouate.

Il fit un grand mouvement du corps, les bras en l’air, comme un baigneur qui sort de l’eau et, cette fois, il disparut jusqu’aux épaules. Je l’entendis jurer.

— Attendez, que je lui criai ; je vas vous aider.

Il ne voulait pas.

— Je te défends de bouger. Si je ne m’en tire pas tout seul, que le diable me prenne ! Il sera volé ! Il sera volé, que je te dis !

Et il se démena encore pour sortir du trou. Il faut croire que la neige était bien molle et bien profonde, à cet endroit. Plus il bougeait, plus il enfonçait. Moi, je poussais des cris :

— Mon oncle ! Au secours ! Au secours !

C’est moi qui l’appelais à mon secours ! On est bête, n’est-ce pas, dans ces cas-là. Au bout de cinq minutes d’efforts, il me dit, la voix très tranquille.

— Écoute, fillette ; plus je bouge, plus j’enfonce. Je sais ce que c’est. Je suis dans un des ravins qui sont à gauche du chemin muletier. Il y a trente mètres de fond. Si ces chiens de Dauphinois mettaient des perches, ces choses-là n’arriveraient pas. En attendant, je suis fichu… Toi, tire sur la droite et tâche de descendre. A trois heures d’ici, il y a un village. Tiens, prends le restant du vin et ménage-le. Ça m’a l’air de se calmer, là-haut. Si tu ne gèles pas et si le brouillard se lève, tu peux en réchapper.

Je restais là, à pleurer, sans répondre.

— Descends, qu’il me cria. Descends tout de suite, ou je te déshérite !

Sûr qu’il ne pouvait pas me déshériter, vu qu’il ne possédait rien, à part son baluchon. Il me disait ça pour me faire de l’effet. Mais moi, ça me coûtait de l’abandonner. Je ramassai la bouteille qu’il m’avait lancée et je bus un coup, machinalement.

Quand je baissai les yeux sur lui, je ne le reconnus pas. Je ne voyais plus qu’une tête à moitié effacée et des bras qui sortaient du blanc. On aurait dit un fantôme. Il ne parlait mot, et moi, je pleurais toujours.

Alors, tout à coup, il se passa une chose effrayante. L’oncle se mit à pousser des cris, toute une série de cris, pas des appels, mais des hurlements de colère, des grognements, comme une bête qu’on saigne… Puis il se tut pendant un bon moment… et j’entendis sa voix, une dernière fois… Des paroles pesantes, comme de quelqu’un qui va s’endormir :

— Allons va, qu’il disait. Ne t’obstine pas… Bonsoir, fillette !

Et je m’en allai.

Cent mètres plus bas, la neige était meilleure, et j’aperçus les perches que nous avions manquées. Vers le soir, il se fit une éclaircie, un drôle de rayon jaune, qui sortait d’une gueule de brume et qui avait l’air de me montrer les premières maisons, droit au-dessous de moi. J’y arrivai la nuit, les dents tellement serrées que je ne pouvais plus parler… Les gens d’ici m’ont bien soignée : toujours du feu et du lait chaud. S’ils voulaient me garder comme servante, je ne regretterais pas trop d’avoir quitté ma vallée.

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