← Retour

Le penseur et la crétine : $b récits

16px
100%

V

Je quittai le M’Zab avec le premier simoun.

Je fus trois ans sans revoir Sarterre. Il fit jouer sa symphonie, puis un quatuor. Son nom, ridiculisé par la foule, devenait cher à quelques-uns. Il vivait à l’étranger. Un trait me fut rapporté sur lui, que l’on donna comme une rare preuve d’ingratitude.

Un Mécène, animé par la foi, avait organisé une tournée de concerts consacrés à ses œuvres. Sarterre s’était pris d’amitié pour cet homme. Or, le soir du premier concert, à Londres, dans un banquet, il se mit à l’accabler de propos désobligeants. Sans qu’aucune discussion eût éclaté, froidement, fielleusement, il lui reprocha ses prétentions artistiques, son mauvais goût, ses ridicules, ses petitesses. Les convives cherchèrent en vain à s’interposer ; Sarterre continua, jusqu’à ce qu’il eût vu son protecteur quitter la table.

— S’il avait bu, conclut la personne qui me rapporta le fait, il se serait excusé, le lendemain. Mais non, il abandonna la tournée et ne donna plus signe de vie. Il cherche à se rendre odieux et il y réussit.

Qu’il pût être avide du mépris des hommes, c’est ce que je savais déjà. Il me semblait pourtant que, dans ce cas, un autre mobile l’avait poussé. Cette crainte maladive de voir sa personnalité entamée, cette horreur avouée de tout ce qui pouvait l’arracher à lui-même m’expliquaient son acte. Il avait brutalement rompu avec cet homme, parce qu’il commençait à l’aimer. Il avait immolé cette amitié naissante à la chimère féroce qui le menait. Là aussi était le secret de sa conduite avec les femmes. Les affections humaines étaient sa tentation. Dans la crainte d’y céder, il tranchait tous les liens au fer rouge. Pour n’appartenir qu’à leur Dieu, des chrétiens ont agi de même.

Au mois d’août 1914, je me trouvais à Marseille. Par un soir étouffant de sirocco, je rencontrai Sarterre qui sortait d’une ruelle du Port-Vieux. Il était pâle et semblait avoir bu. Je l’abordai non sans curiosité.

— Savez-vous ce qui m’arrive ? commença-t-il d’une voix assourdie par la colère. On vient de me verser dans le service armé. Avant trois mois d’ici, l’abattoir.

— Mais je vous croyais réformé ?

— Je l’étais. Il paraît que ça ne compte plus. On m’a fait passer une révision ! Ah, les brutes ! Venez, je vous raconterai.

Nous entrâmes dans un bar au plafond bas, sur le seuil duquel une fille crépue, les jambes nues et musclées sous ses jarretelles, guettait les hommes d’un air farouche.

— Cela s’est passé dans un hôpital, dit-il en s’asseyant. Nous étions trois cents à nous écraser devant une porte. Le directeur, un Méridional à barbe flottante, se frayait un chemin à travers notre cohue, jovialement d’abord, nous appelant « mes amis » ; mais bientôt, il se mit à nous bourrer les côtes et à nous injurier comme du bétail.

Un jeune soldat borgne appelait nos noms à la porte. On nous examinait par fournées de vingt. Mes jambes fléchissaient. Un petit rougeaud à courte moustache noire pesait sur moi. Il critiquait le gouvernement, l’organisation, les chefs militaires. Je parvins à le fuir et à pénétrer dans la salle du conseil avant mon tour. Des corps demi-nus se démenaient dans la pénombre, entre des bancs. A chaque instant, une forme humaine passait devant une table où siégeaient des officiers. Deux majors, une serviette à la main, l’examinaient d’un œil maussade ; la voix enrouée du commandant de recrutement criait : « Service armé ! » et d’autres formes étaient poussées devant la table. Les mots service armé retentissaient environ toutes les demi-minutes. Une seule fois, après un bref conciliabule des officiers, j’entendis crier : « Maintenu ! » et je vis revenir vers les bancs un Méridional replet, qui disait :

— Té, je le savais bien que j’avais le cœur patraque !

A mes côtés grelottait un paysan, qui venait de se déshabiller. Il était décharné et portait des traces d’excréments le long d’une cuisse. Il me parlait dans une angoisse invincible :

— J’ai craché le sang trois fois. Je ne peux pas me tenir debout.

On le regarda quelques secondes avec dégoût et le service armé du commandant de recrutement retentit de nouveau. Ils appelèrent ensuite : « Vanini ! » Une voix répondit : « Décédé ! » puis deux cultivateurs produisirent un paysan auréolé de cheveux blancs et qui roulait des yeux effarés.

— Il est fou, expliquèrent ses camarades.

Un des officiers cria : « Foutez le camp ! » et ils discutèrent entre eux le mot qu’ils inscriraient sur leurs feuilles. L’un voulait mettre aliéné ; l’autre, insuffisance mentale. Ils tombèrent d’accord sur faible d’esprit. Des hommes passèrent encore. Les majors n’y faisaient plus attention. Le colonel à barbiche blanche, qui présidait, criait très fort devant lui des choses qui me semblaient incohérentes. Et toujours, la voix hargneuse du commandant grinçait : service armé ! Ils appelèrent de nouveau : « Vanini ! » Il y eut des rires et un baryton psalmodia : « Il est aux cieux ! »

Mon nom fut prononcé. J’étais ivre de colère. Je m’adressai à l’un des majors et lui exposai mon cas en tremblant. Il ferma les yeux et parut s’endormir. Les officiers se regardaient en souriant. Je compris qu’ils se moquaient de moi. Il y eut quelques secondes d’amusement, puis le service armé ! retentit et le second major me poussa de côté. Alors, perdant la tête, je me campai devant le colonel et criai : « Je proteste. Je suis malade. Je suis Sarterre, le musicien. » Le vieux soldat me regardait fixement, sans me voir. Le commandant de recrutement ricana :

— Ah, vous êtes musicien ? Et bien, vous irez sur le front. C’est là qu’on entend la meilleure musique, en ce moment.

Les officiers rirent et l’on appela le suivant. Tandis que je me rhabillais, un montagnard qui ne comprenait pas ce qu’on voulait de lui, me demanda confidentiellement :

— Dites donc, croyez-vous qu’on nous fera faire l’exercice ?

On incorporait la dernière fournée. Pendant que je sortais, un gros homme sautait à cloche-pied, pour faire valoir je ne sais quelle infirmité. Les officiers s’esclaffaient. En deux heures et demie, trois cents têtes avaient été marquées pour la boucherie.

Sarterre frappa la table du poing et se tut.

Je lui serrai le bras. Il frémissait d’une colère d’adolescent.

— Ma patrie n’est pas la leur, reprit-il en se contenant. Le vert des prairies n’y est pas brun de sang, au bas de la tige des herbes. L’odeur de l’été n’y est pas celle de la viande pourrie. On n’y agonise pas cinq jours au creux d’un fossé, transformé en tison par la fièvre. On n’y est pas saisi vivant par un engrenage qui vous pétrit, vous disloque et vous recrache, broyé, désossé, comme fait la machine à tuer les porcs. Ma patrie, c’est celle de Mozart, de Debussy et de Moussorgsky. Je n’en connais pas d’autre.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Vous êtes pourtant de ceux qui devriez comprendre, fit-il sèchement.

— Excusez-moi, mais nous sommes dans un bar, à neuf cents kilomètres du front et vous distinguez, vous définissez, pendant que des milliers d’hommes tombent…

Il m’interrompit :

— Oh ! n’essayez pas de m’émouvoir : je n’ai pas de sentiments humains.

Une colère me prit :

— Au moins, taisez-vous par prudence. Vous vous ferez écraser comme une bête venimeuse.

— C’est possible, admit-il tristement. Je ne serais pas étonné que cela m’arrivât.

Je lui posai la main sur l’épaule.

— J’ai connu votre désarroi. Moi aussi, les premières semaines, j’ai maudit, ergoté, demandé des raisons… Mais depuis, j’ai consenti mon sacrifice. Je ferai ce qu’on me dira. Je me tairai. C’est tout ce qu’on exige de nous.

Il me regardait avec surprise.

— Vous m’étonnez, répondit-il lentement. On dirait que vous ne me connaissez pas. Écoutez. Depuis ma quinzième année, j’ai vécu pour une seule chose. J’aurais pu avoir une jeunesse paisible, en province : j’ai quitté ma famille pour aller travailler à Paris. J’ai couché dans des mansardes, déjeuné d’huile de foie de morue, donné des leçons à six sous l’heure, pour entendre de la musique, le dimanche. Plus tard, j’ai refusé des situations, pour préserver mon temps. J’aurais pu devenir professeur, dans ma ville natale. C’était la sécurité, mais la fixité ; je sentais que ma force dérivait de l’instable : j’ai refusé. A vingt-deux ans, j’aurais pu me marier. Le bien-être bourgeois, les enfants, le tilleul sous la lampe : j’ai refusé… Et depuis, que n’ai-je pas expulsé de ma vie, pour entretenir en moi le vide sacré ? Que n’ai-je pas fait endurer aux deux femmes qui m’ont aimé ? Je connais mon effroyable injustice envers Thérèse. Je sais que j’ai traité Rébecca comme un voyou ne traiterait pas une fille ! Pourquoi ? Par méchanceté ? Pour le plaisir ? Non. Parce que je sentais que, d’une manière ou d’une autre, mon art était menacé. Parce qu’un instinct, en moi, me poussait à le libérer, par n’importe quels moyens, par-dessus n’importe quels cadavres. Vous savez pourtant de quoi je suis capable et jusqu’où je puis m’avilir, pour sauver la chose que j’aime. Pas une heure, dans mon existence, qui ne soit prosternée devant elle. La perfection m’a tourmenté jusqu’au vomissement. Je passe des nuits entières à polir trois mesures. La gloire et l’argent me sont comme deux mouches que j’écarte machinalement. Les joies de la vie, la volupté, la nature, je ne peux plus les goûter. Entre les bras d’une femme, en mer et même dans le sommeil, je ne connais pas l’abandon. Toujours et partout, un aiguillon me pousse vers ma fonction. Mon bonheur et ma souffrance dépendent des sons et des rythmes. Je ne trouve une paix éphémère qu’en la beauté. J’ai trente-cinq ans. Je vis seul comme dans un tombeau. Je suis malade et je ne veux pas guérir. Dans ma fausse liberté, je me sens plus dépendant que l’archet entre les doigts du violoniste. Je suis un déchet volontaire, une caverne creusée par l’idéal… et vous venez me parler de sacrifice ! Mais vous ne voyez donc pas que je suis déjà sur ma croix ? Que puis-je donner encore ? Et comment voulez-vous que je donne à une idole qui n’est pas la mienne ? Jésus lui-même ne serait pas mort pour les hommes, s’il les avait haïs. Il n’aurait pas enduré les supplices pour la gloire d’un Dieu auquel il n’aurait pas cru.

— Je sais que vous avez loyalement souffert pour votre art, répondis-je. Mais s’immoler à ce qu’on chérit, c’est la forme la plus douce du sacrifice. Aujourd’hui, on vous demande votre vie pour ce que vous ne comprenez pas. Voilà le difficile… Il ne me paraît plus nécessaire de mourir pour ce que j’aime… Je n’ai même plus besoin de savoir pourquoi je mourrai… Trouvez-vous donc la mort si importante qu’il faille la justifier ? Croyez-moi, mieux vaut se laisser emporter par une pure folie.

— La mort n’est rien, reprit-il vivement. Mais il y a la souffrance physique… et vous savez bien que je suis un lâche.

— Je n’en suis pas sûr. Je sais seulement que vous éprouvez une obscure volupté à vous faire mépriser.

Ses yeux se voilèrent. Il fut presque vaincu par une crise de larmes.

— Non. Ce n’est pas cela… La vérité, c’est que je me sens ridicule… étranger… tout seul… même avec vous !… En quelques semaines, l’art est devenu risible. Oui… même pour vous ! Ah, je souffre comme un homme qui verrait la foule se moquer de sa mère !… Je sens que toutes mes paroles sont attribuées au cabotinage… On ne peut plus me croire, parce qu’on ne peut plus me comprendre ! Personne, pas même vous… Alors, j’aime mieux être appelé lâche !… Je préfère dire que je suis un lâche !… D’ailleurs… j’en suis peut-être un… je ne sais pas…

Il pleurait, dans un désespoir d’enfant perdu. Nous nous séparâmes sans paroles.

Je ne revins en Provence que trois mois plus tard. Je le rencontrai à Nice, arpentant l’avenue de la gare, en uniforme, sous une épaisse pluie d’automne. Il flottait dans une tunique graisseuse et sa tête disparaissait dans un étrange capuchon imperméable.

Il saluait les gradés avec une raideur inquiète qui les faisait sourire.

— Ils m’ont incorporé ici, par erreur, sans doute, me dit-il. Je couche sur deux centimètres de paille, et tout de suite le pavé ! Les premières nuits, j’ai dormi la tête sur des détritus. J’ai reçu une vieille couverture. On me l’a volée. Il paraît que c’est l’usage. Il faut en voler une, à son tour. Je ne sais pas m’y prendre. J’ai préféré acheter un plaid. On me l’a volé. Alors, j’ai renoncé. Je traîne une assez vilaine bronchite, mais le major ne veut pas de malades. Huit heures d’exercice par jour et nous partons dans trois semaines pour le front. J’espère claquer avant.

J’avais la gorge serrée. Je l’invitai à dîner au café de Paris.

— Non, pas là, fit-il. Mon uniforme sent trop mauvais. Je n’arrive pas à le nettoyer.

Nous allâmes dans un caveau du vieux Nice. Il mangea silencieusement. Je lui parlai de sa musique.

— J’ai écrit un quatuor, me dit-il.

— Naturellement, depuis la caserne, plus un projet, plus une idée ?

Il me jeta un regard singulier et répondit :

— Non, heureusement.

— Pourquoi, heureusement ?

— Parce que, hésita-t-il… si ça revient… Je ne sais pas ce qui arrivera.

Il reprit, un moment après, en ricanant :

— Il paraît qu’il y a une agence de désertion, à Nice même. La caserne est pleine d’Italiens, qui déguerpissent quand ils le peuvent. On dit que pour cent francs, les guides vous conduisent de l’autre côté de la frontière, par-dessus les montagnes. Il faudra que je m’informe !

Deux semaines plus tard, il m’écrivit de venir lui parler à la grille. Je le trouvai parmi d’autres silhouettes haves, guettant la vie extérieure entre des barreaux de fer. Il toussait affreusement ; sa voix était affaiblie.

— Voici, m’expliqua-t-il : nous partons dans huit jours pour le front. Alors, pour nous empêcher de regretter la caserne, on nous consigne, on nous engueule : c’est l’enfer. Je ne peux pas toucher à la nourriture. Je voulais vous prier de m’acheter quelques provisions.

Je revins avec du chocolat, des biscuits et des fruits, que je lui passai à travers la grille. Nous causâmes encore quelques instants.

— Je me suis fait porter malade, pour pouvoir écrire, dit-il. Je n’ai pas été reconnu. Ils ne reconnaissent même plus les tuberculeux, avant un départ. Il y en a un qui veut mettre le feu… Ah ! c’est qu’on devient de telles canailles, là dedans ! Si je vous disais…

Il prit mon bras et m’attira tout contre les barreaux.

Un roulement de tambour l’interrompit. Il sursauta nerveusement, me tendit une main moite et se hâta vers le fond de la cour, parmi d’autres silhouettes effarées.

Je lus trois jours plus tard, dans les journaux, que le soldat Sarterre avait été capturé par les gendarmes, au moment où il cherchait à franchir la frontière.

J’obtins avec difficulté la permission de le voir. Je le trouvai tranquillement assis dans une cellule obscure.

— Je pensais que vous seriez venu, dit-il, avec un calme que je ne lui connaissais pas.

— Comment vous êtes-vous fait prendre ? questionnai-je.

— Oh, très stupidement, avoua-t-il. J’étais sorti de la caserne avec un détachement de corvée, le matin. J’avais endossé des vêtements civils chez un représentant de la fameuse agence, qui m’avait, en même temps, remis un faux laissez-passer pour St. M. Je devais trouver mon guide dans un café de la petite ville. J’y arrivai au moment où les falaises de pierre revêtent la couleur des jacinthes. Les cimes, vers l’Italie, étaient chargées de neiges d’un jaune pourpré. La place aux platanes dénudés craquait de boue gelée. Mon guide m’attendait au rez-de-chaussée d’une maison à arcades, sur une ruelle en pente, au milieu de laquelle fuit l’eau grise des montagnes. Malgré ma faiblesse, les détails des sites s’imprimaient en moi avec une fraîcheur et une force incroyables. Il me semblait n’avoir jamais su jouir auparavant du monde et de ses spectacles.

Aux premiers mots que prononça l’homme, un sec et rusé contrebandier, je compris que j’étais tombé entre les mains d’aigrefins. Il argua d’un renforcement de la surveillance, pour refuser de m’accompagner. J’avais versé l’argent d’avance à Nice. Je lui proposai le double, puis le triple de la somme. Rien ne put le décider. Il m’offrit de me cacher dans sa maison, moyennant deux cents francs, jusqu’à ce que les risques eussent diminué. Je refusai, craignant un piège.

— Il est cinq heures, dis-je. Ma disparition doit être constatée. Il faut que je passe cette nuit ; je me débrouillerai sans vous.

Il rit, me toucha l’épaule et m’emmena hors du bourg, sur un chemin verglassé qui s’enfonçait dans les montagnes. Celles-ci s’étageaient dans le crépuscule, comme de vastes boucliers bleuâtres. Un vent aigu nous harcelait.

— La frontière est là, dit le vieux, en désignant une vague dépression, entre deux mamelles de neige. Il y a quatre heures de marche. Le chemin est bon jusqu’aux dernières maisons, puis on enfonce plus haut que les genoux et, sur le col, plus haut que le ventre.

— Vous autres, demandai-je, comment faites-vous pour passer ?

— Nous mettons des skis… ou des raquettes.

— Eh bien, procurez-m’en.

Il haussa les épaules et me conduisit chez lui. Là, il essaya encore de me retenir. Je lui achetai une paire de vieilles raquettes et un morceau de pain. Il me regarda partir, en jurant dans son patois.

Je montai d’abord facilement. Le chemin était frayé. Sur ses bords, de jaunes touffes d’herbe s’affligeaient sous leur gaîne de glace, comme en une prison de verre dépoli. La vallée se rétrécit bientôt et je m’élevai entre des couloirs où la neige ne tenait pas, mais où les cascades figées se bossuaient en paquets livides accolés aux parois de roche. La nuit était tombée. Une nuit du nord, au froid torturant, aux étoiles de pierre précieuse. Comme j’avançais plus difficilement, je décidai d’attendre le jour dans la première habitation. En débouchant des gorges dans une vallée chaotique, j’aperçus un point lumineux au-dessus de moi, parmi des pyramides noirâtres zébrées de neige, qu’on eût dites en poussière de charbon. Je quittai le chemin, pour escalader un de ces cônes friables. Là-haut, se penchait une maison, dominée par la cavité sombre de son grenier à fourrage comme par une espèce de guignol funèbre. Une vieille vint m’ouvrir et je me trouvai dans une salle qu’il me semblait reconnaître…

La lampe, l’abat-jour rouge, le monde gelé du dehors, rien ne m’était nouveau. Je crois vous avoir raconté ce rêve avec lequel Rébecca m’avait subtilement tourmenté : un départ de la caserne et un exil atroce, dans une pension, aux confins de la Norvège. Eh bien, l’intérieur où je venais de pénétrer était à peu près identique à celui qui m’était apparu, cinq ans auparavant…

Aussitôt, l’angoisse de mon rêve me reprit et j’entendis Rébecca murmurer avec sa douceur menaçante :

— Vous serez un jour retranché de la communion humaine. Vous finirez à l’écart, tout seul.

Ce jour devait être venu. Je m’assis sous la lampe. Je commandai du café, car je me trouvais dans une auberge ; mais à partir de ce moment, je cessai de me défendre. Il me semblait être entré dans une vieille histoire, écrite depuis longtemps et dont je n’avais plus à diriger les péripéties.

L’hôtesse me questionna. Je répondis maladroitement, avec négligence. Je lui demandai de l’encre et, toute la nuit, dans une petite chambre qu’enfumait un feu de bois vert, j’essayai de travailler… Je ne me couchai qu’au jour. Je me rendais compte qu’il eût fallu repartir sans perdre un instant, et pourtant, je me mis au lit avec une singulière sensation de quiétude. Je comprenais l’imprudence de ma conduite, mais rien n’eût pu m’en faire changer. Il y a des moments où le raisonnable vous apparaît clairement, où aucune impossibilité ne vous en sépare, et où l’on incline vicieusement vers l’absurde. Peut-être ma volonté s’était-elle relâchée, au point de me rendre incapable d’agir… Peut-être y avait-il autre chose…

Quand je me réveillai, des figures de glace rougeoyaient sur mes carreaux. Une grande lumière consolante régnait sur les champs de neige. Dans l’azur, une bête de pourpre et d’or escaladait le zénith. Je fis ma toilette et fumai devant la fenêtre. Il était dix heures.

J’inspectais les rondeurs de neige entre lesquelles j’avais à me frayer un chemin. Le soleil les argentait par plaques ; on eût dit les pièces d’une armure éblouissante. Le ciel devenait d’un bleu de plus en plus radieux, ce bleu des hivers alpestres, qui vous enivre d’une joie froide et insensée.

J’allais partir, quand j’aperçus deux cavaliers qui mettaient pied à terre sur la route. Ils escaladèrent vivement la pyramide noire où mon auberge était juchée. Je distinguais le bleu sombre de leurs uniformes et leurs saines faces provençales que le froid colorait. Il me prit une fureur de liberté… Je me précipitai hors de la maison et me lançai dans une direction opposée à la route. Vous n’avez jamais couru pour votre vie ? Non ? Alors vous ne pouvez savoir quelle lucidité règne dans votre esprit, quelle force gonfle vos muscles. Chaque fibre de l’être est en éveil. Malgré les bonds les plus hardis, il semble impossible de trébucher. Et nulle crainte ; rien que l’excitation de la course. Je descendais obliquement le revers de la pyramide, afin de gagner une sorte de chaos rocheux où je comptais me dissimuler… En réalité, ma tentative était sans espoir. A aucun moment, les gendarmes ne prirent cette poursuite au sérieux. Je les entendais rire et plaisanter, derrière moi. L’un d’eux me suivait sans se presser, tandis que l’autre exécutait — un peu plus rapidement — un crochet destiné à me couper la route. Au bout de cinq minutes, ils m’eurent cerné dans un ravin. Adossé à une pierre, je « faisais tête », dans une attitude probablement comique. Ils ne mirent même pas le revolver au poing, pour me capturer. Ils se contentèrent de m’envoyer quelques boules de neige, puis me saisirent, docile et aveuglé. La facilité de l’opération les enchantait. C’étaient de joyeux garçons, au parler sonore. Ils sentaient le cuir et l’écurie. L’un d’eux, pour montrer sa force, me chargea sur ses épaules, en disant :

— Vaï, il n’est pas lourd, le moineau !

J’avais de la peine à ne pas rire avec eux, tant le jeu me semblait merveilleux, dans l’espace blanc qui scintillait au soleil du matin. L’hôtesse nous attendait devant l’auberge.

— Madame, criai-je d’une voix perçante, ne croyez pas que j’eusse l’intention de partir sans vous payer. Mais ces messieurs ne m’ont pas laissé le temps de demander ma note !

Je ris seul. La femme me regardait avec une méfiance hostile. Les hommes étaient devenus graves. J’avais envie de faire je ne sais quoi de généreux, d’imprévu. Je sortis un billet de cinquante francs.

— Gardez-le, dis-je à la vieille. Il vous dédommagera de la mauvaise compagnie !

Elle n’osait prendre l’argent. Elle consulta d’abord mes gardiens qui durent lui assurer que je n’étais pas un voleur. Alors seulement, elle se décida. Elle empocha le billet sans un mot, puis disparut. On me passa les menottes et nous partîmes. La meurtrissure de l’acier était moins pénible que je ne l’eusse souhaité. Je marchais aussi vite que possible entre les chevaux, m’efforçant de contrefaire l’attitude humiliée du « criminel ». J’aurais voulu que les gendarmes fissent trotter leurs montures et me frappassent. Il me semblait, au contraire, qu’ils se concertaient du regard pour modérer l’allure et me laisser souffler de temps à autre. En approchant de St. M., nous croisâmes une bande de gamins qui nous escortèrent en criant. Leurs quolibets, glapis à voix claires, dans ce patois sonore que je ne comprenais pas, me causaient une sorte d’ivresse… A l’entrée du bourg, j’aperçus mon « guide » de la veille, qui paraissait nous guetter. Je ne doutais pas un instant qu’il ne m’eût livré. Je lui souris amicalement au passage. Le soir même, on m’écrouait ici. Vous voyez combien cette équipée fut absurde !

Je hochai la tête :

— Si vous aviez marché toute la nuit, ou seulement quitté l’auberge au petit jour, vous auriez passé.

— J’en suis convaincu, répondit-il vivement.

— Alors ?

Il ferma les yeux, se concentra quelques instants dans une sorte de vision intérieure et murmura :

— Il me semble… C’est comme si j’avais voulu me faire prendre.

— Oui… Pourquoi ?

Il haussa les épaules en soupirant, incapable de percer cette obscurité.

Je lui demandai s’il avait pu travailler, depuis son emprisonnement.

— C’est fini, me dit-il. Je ne travaillerai plus. Ce que j’aurais à dire doit être tu. La musique, en moi, est devenue malade.

Il ouvrit son carnet de notes et me désigna plusieurs pages de griffonnages tourmentés.

— Voici ce que j’ai dû écrire l’autre nuit, dans cette auberge… Lisez… Vous ne pouvez pas ?… Tant mieux. C’est trop pénible. Je ne connais rien de plus désespéré. Cela rampe, cela geint, cela étouffe… Cela ne doit pas subsister.

Il ferma le carnet et continua d’une voix douce, mais décidée :

— Il y a une espèce de souffrance que je refuse de mêler à mon art. Ces trois mois de caserne ont empoisonné ma source, comprenez-vous ? Les malheureux avec lesquels j’étais enfermé m’ont donné de la vie une image que je ne peux pas chasser et que je ne veux pas transcrire. Si ce que j’ai vu et enduré là s’appelle réalité, j’avoue que ma faiblesse et mon épouvante m’en éloignent à jamais. Ma place était à l’écart. J’ai tenu devant le doute, les tourments de soi, la haine et l’amour des femmes : je me suis effondré devant la misère des hommes. Quelqu’un m’a dit un jour : « Toute votre vie, vous avez fui une grande chose inévitable. » C’est vrai. Et je ne le regrette pas. J’aurais eu honte de transformer en beauté la douleur humaine. Je suis content qu’elle m’ait été si longtemps épargnée. J’étais fait pour orchestrer des songes de lumière et de liberté. Les dernières lignes qu’on connaîtra de moi sont quelque chose d’incroyablement joyeux… une ivresse de par delà les nuages. Il est bien de finir ainsi.

Il me serrait la main, comme pour me supplier de ne pas le contredire.

— D’ailleurs, ajouta-t-il en promenant un regard apaisé sur les murs de sa cellule, je ne suis pas fâché d’avoir trouvé le repos. Je n’ai jamais connu, dans mes vagabondages, pareille plénitude. C’est qu’il est bon d’être certain qu’on a dit son dernier mot. Ceux que rien ne pousse à créer doivent mener une existence bien tranquille. Moi, j’ai peiné dans l’angoisse d’un enfantement perpétuel. Maintenant que je suis délivré, je me sens faible, heureux et enclin à la tendresse… Oui, vous ne sauriez croire tout ce qui peut se mettre à vivre en moi de simple, d’ordinaire. Ainsi, je ne m’étais jamais si bien rendu compte de l’affection que j’ai pour vous. Je vous dis que je pourrais devenir un homme comme les autres… Aimer la première venue… M’enthousiasmer pour n’importe quoi… Mais, ajouta-t-il, en souriant de lui-même, je suppose que l’autorité militaire mettra bon ordre à cette sensiblerie.

Nous parlâmes de son jugement, qui devait avoir lieu la semaine prochaine. Je lui proposai de tenter une démarche auprès du gouverneur de la place.

— Non, non, protesta-t-il. Je trouve mon écrasement tout à fait raisonnable, aussi naturel que l’escamotage des déchets, dans une cité moderne. Laissez faire. Je n’ai vraiment plus aucune importance.

On me refusa la permission de le revoir avant le conseil de guerre, mais il obtint celle de m’écrire. Il me donnait des instructions au sujet de ses manuscrits et continuait :

« Vous savez que l’homme seul projette des fantômes. Celui de l’Afrique me tient compagnie, depuis deux jours. Est-il donc vrai que, jusqu’à la dernière seconde, nous ne savons ce qui est possible en nous ? Je me sentais, quand je vous ai vu, définitivement libéré de ma tâche. Maintenant, je crois que mon art aurait surmonté la souffrance. Je n’aurais pas succombé vulgairement à la tentation de l’exploiter. Je ne l’aurais pas divinisée. Ma musique ne peut mentir à son sujet… Je l’aurais simplement oubliée. Je suis assez jeune pour oublier n’importe quelle espèce de souffrance. Il y a, dans mon cœur, quelque chose de brûlant, d’enivré, qui demande à revivre. Je revois continuellement les mêmes lieux. Tantôt, c’est une ligne rouge de bancs de sable, d’où monte, incliné par le sirocco, un nuage pulvérulent ; tantôt, c’est une dune d’or, modelée par le vent en une corniche gracieuse, comme le sont parfois, dans la très haute montagne, les arêtes de neige ; enfin, je suis hanté par les étranges sommets du Djebel-Sahari, ces cinquante pics pareils, alignés côte à côte et envahis d’un bleu intense, alors que le désert, à leurs pieds, flamboie encore. Je suis, devant ces spectres, comme j’étais, il y a cinq ans, devant la réalité : soulevé, désirant, joyeux.

L’épouvantable, ce n’est pas d’être à quelques jours du « châtiment »… c’est de savoir que ma vie d’artiste n’était pas finie. »

Devant le conseil de guerre, son attitude fut maladroite. Il dut être victime d’un phénomène de suggestion. Ses juges le considéraient à priori comme une sorte d’anarchiste intellectuel, d’antimilitariste. Or, telle était sa faiblesse devant les opinions grossières, qu’il y souscrivait tout de suite avec docilité. Il se prêta maladivement à cette fiction de soldats peu soucieux des nuances et ne sut que leur présenter la piteuse image d’un réfractaire à principes. Il pérora, discuta, dogmatisa, comme on s’y attendait. J’imagine son angoisse, à se sentir glisser sur cette pente, incapable de se taire, ou de crier : « Je mens ! Je ne suis pas cet homme-là ! »

Il fut condamné à dix ans de travaux publics et envoyé par faveur sur le front. J’appris, quelques semaines plus tard, qu’il avait été tué. Je voulus savoir dans quelles circonstances. On prétendit longtemps l’ignorer. Enfin, un auxiliaire du bureau de recrutement, lassé de mon insistance, me mit rapidement sous les yeux une feuille où je lus, à côté de son nom : « Fusillé pour lâcheté. »

Chargement de la publicité...