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Le penseur et la crétine : $b récits

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PRINTEMPS MAROCAIN

La maison que le colonel Green avait louée était au milieu des jardins. Quand on a longé, des jours durant, les sables de la côte marocaine, quand on n’a reposé ses yeux que sur les coques des navires naufragés, les uns, couchés vers la terre et bombant à la vague un flanc rouillé, les autres, morts debout et prêts, semble-t-il, à chevaucher les dunes, on est disposé à prendre au sérieux les jardins de Saffi.

Le vent de mer enfile la vallée de désolation dont ils occupent le fond ; le sirocco les saupoudre de poussière jaune, mais ce sont pourtant des jardins. On y trouve des haies de figuiers de Barbarie, de petits champs de maïs, des mûriers, des grenadiers, et même le rare éventail de quelques palmiers. Il y fait bon à midi. On voit, au-dessus de soi, les chameaux trimer sur les pistes ocreuses qui serpentent aux flancs de la combe. Et l’on surveille d’en bas le sommeil de la vieille ville étagée sur ses rocs.

Le colonel Green était un de ces officiers de l’armée des Indes, jaunis et desséchés par trente ans d’Asie, qui voyagent en quête d’un climat propice. Saffi, découvert pendant une croisière, l’avait séduit. Il résolut d’y passer un hiver avec sa fille et la vieille ayah cinghalaise qui l’avait élevée.

Certain matin de novembre, on eût pu voir les trois étrangers accroupis au milieu de leurs bagages, à l’arrière d’une des barcasses qui franchissent la barre.

Elle était praticable, ce jour-là, et bombait sans écumer son dos vert entre les rochers du goulet. Dix Marocains en haillons se levaient ensemble, piquaient l’aviron dans la lame et se laissaient choir sur les bancs en geignant rythmiquement. De temps en temps, ils exhalaient un triste : ha… ha… ha… Un pilote noir, debout à l’arrière, gouvernait de côté avec une longue rame, harcelant ses hommes de : « Siet !… siet !… siet !… » continuels. Par le travers des roches, les plaintes et les efforts s’exaspérèrent. On arriva sans accident au sable de l’étroite plage, et, la barcasse échouée, les rameurs se disputèrent les voyageurs dans la bruyante bave du flot.

D’une corniche de la falaise, une femme accroupie observait la scène, délicat oiseau mauve au repos.

Les nouveaux venus furent vite installés. Quelques étoffes, des tapis, deux chaises de pont furent tout ce qu’ils ajoutèrent au mobilier de la petite maison. Ils engagèrent comme cuisinier un certain Amram, juif du Mellah, qui parlait un anglais hypocrite appris dans le Devonshire.

Il s’était trouvé là, au débarquement, avait protégé les arrivants contre la rapacité des portefaix, les avait guidés au consulat, dans la ville, chez eux, et finalement, avait offert ses services. Agé, souple, on sentait qu’il avait dû copier les manières d’un pasteur. Son obséquiosité native était mêlée d’une espèce de dignité apprise, visant à donner l’impression des plus hautes vertus.

Il est peu d’endroits où une Anglaise se trouverait dépaysée. Miss Green n’était pas une rêveuse. Elle avait, comme la plupart de ses compatriotes exilées en pays musulman, la notion de devoirs précis à remplir envers les indigènes. Il semble à ces jeunes hygiénistes aux cheveux dorés que l’Islam, depuis des siècles, attende leur venue, dans ses plaies et sa pestilence.

Elle s’était tout de suite enfoncée dans les méandres du Mellah, enjambant les flaques d’eau verte, caressant les beaux enfants chassieux.

Un garçon de quatorze ans lui parla français. Malicieux, le poitrail nu, deux mèches brunes aux tempes, chaussé de vase noire jusqu’aux mollets, il demandait un sou.

— Pourquoi ne vous lavez-vous pas ? dit-elle.

— Me laver ? Pour quoi faire ?

— Alors, vous ne vous lavez jamais ?

— Si. Une fois par mois.

— Eh bien, vous salissez vos draps.

— Non, réfléchit le gamin, parce que mes draps, je les lave deux fois par an…

Les Marocains l’accueillaient sans bienveillance. Pour avoir sermonné des parents qui promenaient sur un âne leur marmot en pleine éruption de variole, elle fut injuriée, presque piétinée.

Il y avait, dans le haut quartier, une femme qui défendait jalousement sa progéniture contre toute tentative de nettoyage : beau et grand corps brun, une tête noire dévastée, un œil crevé, l’autre vitreux, elle se dressait sur son seuil et éclatait en imprécations au passage de miss Green.

Celle-ci comprit bientôt que les seules relations possibles avec les indigènes étaient d’ordre financier. Moyennant cinquante centimes par semaine, Youssef, le jeune juif aux mèches brunes, consentait à décrasser ses jambes. Les enfants laissaient laver leurs plaies à l’eau boriquée, à condition qu’ils serrassent dans leurs menottes le prix de l’opération.

Chaque soir, sous la charmille poussiéreuse attenante à la petite maison, Ellen racontait au colonel ses expériences de la journée.

— Drôles de gens, se plaignait-elle. Ils comprennent que je veux leur bien et ils ont l’air de me détester. Pourquoi ?

Le colonel était moins que personne en mesure d’éclairer la psychologie des Marocains de la côte. Pendant ses trente années de vie coloniale, il n’avait fait qu’accumuler des informations de guide, concrètes et impersonnelles. Il pouvait définir, situer, décrire un nombre incalculable d’endroits ou d’objets. Mais ses auditeurs s’étonnaient toujours qu’il eût vu. Les splendeurs de l’Orient s’étaient déroulées en vain devant cet œil terne. Si le secret des univers lui avait été dévoilé, il l’eût relaté le soir à sa fille, du ton mesuré dont il la renseignait sur les plantations d’aloès ou sur les caprices de sa fièvre des foins.


Un soir de printemps, elle rentrait découragée.

Tout à l’heure, dans une rue voûtée de la ville haute, elle avait croisé quatre vieillards juifs en haillons bleus, aux chevelures pendantes, qui montaient à la file, se tenant par la main, — aveugles tous les quatre. Elle se sentait mesquine, devant la grandeur de pareilles déchéances.

Avant de sortir des murs, elle avait entendu, montant d’une impasse, une musique étouffée, les tintements, les grondements et les voix en folie de quelque orgie souterraine. Sans savoir pourquoi, prise de peur, elle avait couru jusqu’à une porte.

A présent, d’un tertre jaunâtre, elle regardait le soleil couchant cuivrer la vieille forteresse portugaise. Il faisait moite et le ciel brouillé annonçait les vents du sud. A ses pieds, gisait un mannequin dont les Joyeux se servaient pour leurs exercices de tir.

Youssef sortit d’un café en planches où il buvait les sous de la jeune fille et l’aborda :

— Grande fête, ce soir, annonça-t-il de sa voix enrouée. Le marabout, il est revenu.

— Quel marabout ?

— Sidi Abdallah. Grand saint pour les musulmans. Il est allé en pèlerinage dans le pays, avec des Marocains. Ils sont devant la porte de la marine : tu peux les voir en rentrant chez toi.

Tout en parlant, le garçonnet, qui tenait un bambou, s’amusait à en labourer le mannequin. Il s’acharnait à la place du sexe, en souriant de travers.

Miss Green le quitta sans répondre. Au lieu de dévaler directement les pentes qui dominaient les jardins, elle fit un crochet vers la plage, guidée par la rumeur d’une foule. Tout Saffi était là. Débardeurs encapuchonnés de sacs à charbon, Maures en djellabas brunes, enfants nus sous leurs chemises sales, échancrées à l’épaule, juifs haillonneux, nègres à l’œil sadique, formaient le cercle autour de la troupe sainte. Celle-ci, massée au pied des remparts, s’exaltait autour du marabout. C’était un homme au visage blême, horriblement tendu, ruisselant de sueur. Il dansait en jonglant avec une boule d’ébène. Il bondissait, sa longue chevelure dardée comme une flamme noire. Les pèlerins esquissaient les évolutions de leur chef et les scandaient de cris gutturaux, de fragments de mélopées extatiques. Les uns battaient des tambourins contre leur oreille ; les autres se livraient à la flûte arabe comme au vin. Certains, coiffés du turban vert, balançaient des étendards de soie à rayures jaunes et rouges. On brûlait de l’encens ; on aspergeait la foule d’eau de fleurs d’oranger. Les plus fanatiques, le poitrail nu, cheveux flottants, s’entaillaient les bras avec des sabres.

Miss Green en remarqua un qui tournait furieusement sur lui-même en se labourant les côtes. Une face mitraillée de variole et des yeux qui dévoraient le vide…

Le sang coulait avec la sueur. Cela sentait la panthère en cage. La jeune fille se trouva tout à coup si faible qu’elle dut s’asseoir à l’écart, sur le sable.

Pendant le dîner, elle décrivit la scène à son père.

— Marabout… commenta le vieillard. C’est un homme qui lutte contre les passions de la chair, pour arriver à l’union avec Allah. Il a des extases qui lui révèlent les secrets du monde intangible et il passe pour commander aux forces de la nature. Il ajouta, quelques instants après :

— C’est aussi un oiseau à cou dénudé.

Ils se levèrent de table et l’ayah leur servit une infusion sous la charmille. Le colonel lisait un livre sur l’Islam, près du photophore.

La fête continuait dans les murs et les premières bouffées de sirocco transportaient ses clameurs enragées.


Deux jours plus tard, en sortant, miss Green vit un homme accroupi au bord de la piste poussiéreuse, en face de la maison. Elle reconnut le fanatique au visage grêlé qu’elle avait remarqué dans l’entourage du marabout. Il se tenait immobile, ses longs cheveux blanchis à la cendre, son chapelet au poing, en prières, semblait-il.

Il ne parut pas la voir.

Quand elle rentra, l’homme était encore là. Pendant le lunch, elle le fit remarquer à son père.

— Je l’ai déjà vu, dit le vieux soldat.

— Et que pensez-vous qu’il attende ?

— L’aumône, probablement. Étant un personnage religieux, comme l’indique son chapelet, il ne peut mendier. Mais sa présence veut dire : « Donnez-moi. » C’est ce que nous ferons tout à l’heure.

Le colonel, dont la santé s’était améliorée, sortait maintenant à cheval avec sa fille. On leur amena leurs montures vers trois heures. En passant devant le fanatique, ils jetèrent une poignée de sous à ses pieds, sans qu’il parût s’en apercevoir.

Ils trottèrent sur les pistes bordées d’aloès, entre les maigres champs de maïs envahis par les pierres et dont les Marocains défendent la moindre pousse avec des vociférations. Au ciel, le blanc des nuages était épars, comme en bouillie. Le vent transportait du sable chaud. Miss Green avait la migraine… Ils rentrèrent longtemps avant le coucher du soleil.

L’homme était toujours là.

— Nous n’avons peut-être pas assez donné, supposa la jeune fille.

— Non. Il est sûrement en prières, déclara le colonel. Je l’ai observé.

— Mais si ce n’est pas de l’argent qu’il attend, pourquoi serait-il venu s’installer ici ?

— Il doit y avoir quelque indice qui lui désigne cette place comme favorable. Remarquez qu’il est tourné vers l’Est, c’est-à-dire vers La Mecque.

— Il ne perd pas la maison des yeux.

— Je parierais qu’il ne la voit même pas.

Le sirocco souffla toute la nuit. Les rafales arrivaient par séries, avec une force croissante, puis cessaient pour reprendre aussitôt. Les palmiers se froissaient dans une colère métallique. Ellen ne dormit pas.

En ouvrant sa fenêtre, vers huit heures, elle vit avec étonnement le saint personnage à la même place que la veille. Des colonnes de sable tournoyaient dans la vallée ; les arbustes geignaient, harassés. L’homme était immobile, blanc de poussière, pareil à un mort.

Elle se promit d’interroger le cuisinier à son sujet.

— C’est singulier, Amram, lui dit-elle en prenant son thé. Cet Arabe est toujours là. Si tu allais lui demander ce qu’il veut ?

Il la dévisagea, fermant à demi les yeux, pour en atténuer la flamme.

— Je suis un pauvre juif, répondit-il humblement. Pour lui, musulman, je ne suis qu’une vermine. D’ailleurs, il est en extase. Autant questionner une pierre.

— Si tu le renvoyais ?

— Ce n’est pas un serviteur comme moi qui oserait chasser un Hadj. Tous ceux qui suivaient le marabout sont des Hadj, de saintes gens qui reviennent de La Mecque. S’ils apprenaient qu’un juif a offensé l’un d’eux, ils l’assommeraient à coups de bâton !

Tout en dispersant avec une palme sèche les mouches obstinées, il examinait la jeune fille, un pli d’attendrissement sous ses poils blancs. Elle le renvoya, disant :

— C’est bien. J’en parlerai au colonel.

Celui-ci fut d’avis de ne plus s’occuper de l’intrus.

— Aux Indes, déclara-t-il, on voit des fakirs incrustés des années à la même place. C’est comme un arbre, ou une fontaine ; on les frôle, on les piétine presque, on ne les remarque plus.

Le sirocco soufflant encore dans l’après-midi, les Green ne sortirent pas. Ellen, qui suffoquait dans sa chambre, voulut faire sa sieste sous la charmille. Soleil et poussière passaient par la claire-voie, mais la touffeur était moindre que dans les pièces closes, du moins à ce que prétendait la jeune fille.

Le lendemain, un azur lumineux, immobile, voûtait le monde.

Le saint paraissait aussi indifférent à l’embellie qu’aux rafales qui l’avaient assailli trente-six heures durant. Au lunch, le colonel annonça :

— J’ai demandé les chevaux pour trois heures. Nous irons voir ces grandes noriahs, sur la route de Mogador.

— Je préfère ne pas sortir, père, répondit instinctivement Ellen.

— Tu n’es pas malade ?

— Non… fatiguée seulement.

Elle passa l’après-midi sous la charmille, à lire un roman. En tournant la tête, elle voyait le religieux de l’autre côté du chemin, tache brune sur le vert pourpré des figuiers de Barbarie. Elle distinguait son visage, plaque de cendre où brûlait la braise noire des yeux, mais elle s’efforçait de n’y plus attacher la valeur d’une présence humaine, de le considérer comme une plante un peu plus étrange que la nature aurait fait germer devant sa porte.

Dans la nuit, elle eut un cauchemar. Des nuées jaunes chargées de sable fuyaient dans le ciel, à toute vitesse. Elle contemplait ce spectacle d’en haut, sans le comprendre, car l’atmosphère était parfaitement tranquille. Soudain, elle aperçut, au-dessous d’elle, se tordant dans le creux d’une dune, la forme démesurée du religieux. Il avait une poitrine affreusement dilatée et son corps élastique, ondulant au soleil comme celui d’un ver, commandait à la course des nuages.


Au matin, une petite inquiétude vivait en elle.

— Père, déclara-t-elle après le déjeuner, je ne sortirai pas encore aujourd’hui. Je ne me sens pas bien.

Le vieillard la regarda :

— C’est vrai. Tu es un peu pâle… Ce coup de sirocco m’a fatigué aussi. Je te donnerai de la quinine.

Elle passa de nouveau la journée sous la charmille. Sans savoir pourquoi, elle avait pris sa chambre en dégoût. Vers six heures, le ciel devint d’or. Les palmiers se dilatèrent. Les verdures semblèrent soudain étonnamment jeunes. Une volupté rapide, intense, submergea la vallée.

Youssef parut.

— Regarde comme je suis propre, cria-t-il. Donne-moi trois francs !

Elle s’étonna du chiffre accru de ses exigences. Il sourit vicieusement, en fixant l’échancrure de son corsage.

— C’est pour ma femme, expliqua-t-il.

Et comme elle riait, incrédule, il releva brusquement son burnous, exhibant sa virilité.

Elle rougit très fort et le renvoya. Il s’en fut, ricanant de la gorge.

L’ayah avait surpris la scène.

— S’il revient, dit la jeune fille, tu le chasseras. C’est un petit voyou.

— Un grand voyou, maîtresse ! Un très grand voyou !… Mais aussi, ajouta-t-elle à voix basse, maîtresse est trop charitable. Ici, ce n’est pas comme à Ceylan, où chaque mendiant vous bénit pour l’aumône qu’il reçoit. Ici, on ne connaît pas le Bouddah et on se rit du bien. Maîtresse va, vient ; elle parle aux Marocains ; elle a pitié d’eux ; elle leur donne des sous et des médicaments… Mais les Marocains ne s’en soucient guère… Ils regardent maîtresse, quand elle passe… Si elle savait comment ils la regardent !… J’en frémis parfois dans ma vieille peau… Oui, tous, même cette tige boueuse de Youssef, même le juif !


Dans la nuit, Ellen s’éveilla tout à coup avec la sensation qu’on venait de lui toucher l’épaule. Une angoisse la chassa du lit, la poussa vers la fenêtre.

L’odeur intime, réelle, de la terre et des plantes était libérée. Dans une mare, des grenouilles coassaient furieusement, toutes ensemble, puis se taisaient ensemble. Leur chant avait une force extraordinaire ; on eût dit un aboiement de chiens. Sous un figuier, on entendait des gémissements humains, une voix de très jeune fille, qui semblait sangloter et un halètement d’homme, rapide, enivré.

Elle sentait ses jambes mollir. La nature avait, cette nuit, une face nouvelle ; les êtres, couverts par le soleil d’une dorure factice, étaient, dans cette noirceur, plus vrais, plus puissants, et brutalement obsédés.

Certes, il y avait dans l’univers d’autres forces que les orages du sud ou que la poussée de la barre contre les rocs, des forces tout aussi impétueuses et indifférentes, mais dont on ne parlait jamais…


La journée du lendemain se passa comme les précédentes. Après le dîner, le colonel but son whisky sous la charmille, à la lueur du photophore.

Il faisait une de ces soirées parfaitement sèches où il semble que la terre africaine, privée d’atmosphère, touche les régions supérieures du ciel.

Ellen brodait des mouchoirs, se débattant en silence contre elle ne savait quoi. Voilà plus d’une heure qu’elle voulait se mettre au lit, mais ployer le genou, lever la main était impossible. Elle sentait la sueur perler sous ses bras.

Le vieillard parti, elle appela l’ayah.

— Arrange-moi mes cheveux, pria-t-elle.

La Cinghalaise dénoua la chevelure qui ondoya jusqu’à terre, et se mit à la peigner, tout en murmurant des louanges d’une voix enfantine et chantante.

Quand elle fut seule, Ellen s’abandonna en arrière, cédant à l’ennemi inconnu.

Elle s’éveilla en sursaut et referma aussitôt les yeux, dans une nausée d’effroi : à trois pas d’elle, se tenait le religieux. Parfaitement immobile, il la fixait avec une ardente sévérité. Les yeux seuls semblaient maintenir en vie cet assemblage de chairs sèches, ravagées par la variole, entaillées de blessures volontaires, encroûtées d’ulcères.

— Que faites-vous là ? implora-t-elle faiblement.

En même temps, elle cherchait à se réfugier dans la salle à manger. Mais elle se sentait tout entière enveloppée dans un filet pesant. Le mieux qu’elle put faire fut de se lever et de se roidir contre la claire-voie. Il lui était impossible de frapper l’intrus, de le chasser, ou même de lui parler avec rudesse.

— Comment êtes-vous entré ? murmura-t-elle. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Il étendit une main desséchée vers les cheveux épars de la jeune fille. De son autre main, étrangement agile et expressive, il lui faisait signe d’en couper une mèche.

— N’approchez pas, supplia-t-elle.

S’arrachant par un violent effort de volonté, elle s’enfuit jusque dans sa chambre. Un instinct de défense, éveillé subitement, lui conseillait la ruse.

Il y avait, devant son lit, la peau d’un lion que le colonel avait tué jadis dans l’Afrique du Sud. Elle prit des ciseaux, trancha dans la crinière, puis eut le courage d’affronter de nouveau le religieux.

Il attendait, impassible. Elle lui tendit la pincée de soies blondes, en s’efforçant de sourire. Il la porta sans mot dire à ses lèvres, à son front, et sortit.

Elle était parfaitement lucide. Elle remarqua qu’il avait aux chevilles, comme beaucoup de pèlerins, deux plaies rondes habitées par les mouches.


Le lendemain, une sorte de pudeur l’empêcha de raconter l’aventure à son père. Elle n’osa se confier qu’à la Cinghalaise.

— Voyez-vous, le chien rogneux ! gronda la vieille. Qui sait ce qui serait arrivé, si maîtresse lui avait donné une de ses boucles ? Il tiendrait maîtresse en son pouvoir…

Et elle ajouta, plus bas :

— Maîtresse ne sait donc pas que cette bête sauvage la désire ?

La jeune fille rougit violemment :

— Tais-toi ! Je le savais.

En réalité, cette idée l’atteignait pour la première fois. Elle avait envisagé des chances de meurtre, de vol, d’empoisonnement, mais non la possibilité qu’en cette ruine humaine habitât la même volonté qui faisait se clore les yeux d’Amram en sa présence, la même qui amenait un sourire vicieux sur les lèvres de Youssef. Elle éprouvait une stupéfaction mêlée de dégoût. Revivant ses derniers jours, ses abandons pesants sous la charmille et l’étrange torpeur qui la clouait sous l’œil fixe du fanatique, elle avait envie de se plonger dans l’eau pure. Elle s’interrogeait vainement sur la nature de cette force, capable de troubler un être à distance, d’enchaîner les membres et la pensée, d’éveiller des remous jusque dans le profond domaine des songes. Elle ne savait pas que si l’homme mettait au service de ses instincts la puissance accumulée par l’ascétisme, il deviendrait une espèce de démon, devant qui plieraient les corps et les âmes les plus fiers.

Malgré le soleil, qui désolait majestueusement la vallée, elle sortit volontiers avec son père et se promena dans les jardins, légère, la tête vide, comme après une fièvre. Ils allèrent jusqu’aux dernières verdures, d’où l’on voit un rideau de feu ondoyer sur les sables.

En rentrant, ils passèrent devant le religieux qui roulait entre ses doigts la mèche dorée.

Elle se retira de bonne heure, ce soir-là.

La nuit tempérait à peine la chaleur. Portes et fenêtres ouvertes, les maisons attendaient anxieusement un souffle, un remous de l’air fixe.

Vers une heure, Ellen s’éveilla. Un clair de lune puissant comme une aurore avait envahi la pièce. Une sensation de vie accrue, de force irritante et insolite parcourait ses membres. Il lui semblait respirer une odeur de suint, l’odeur animale des mendiants, des chameaux et des chiens vautrés sur une terre brûlante. Elle voulut se rendormir, enfouit son visage dans l’oreiller. Cette odeur la poursuivait. L’immobilité n’était plus supportable. Elle se dressa, tordit ses bras minces, qu’elle sentait plus robustes que des câbles et finit par se glisser hors de la moustiquaire.

Ses pieds nus rencontrèrent le carrelage… Elle était sûre d’avoir foulé la peau de lion en se couchant et elle la voyait, maintenant, au milieu de la chambre. Que s’était-il passé ? Elle pensa qu’elle faisait un de ces rêves où la conscience dédoublée enregistre des événements absurdes, tout en les niant ironiquement. En effet, voici que la dépouille se mettait à bouger… Mais ce chacal qui ricanait, là-bas, dans les jardins ?… La fraîcheur du pavé, sous ses pieds ?… Non, elle ne rêvait pas et la chose morte avait encore frémi, animée d’une vie fantômale !

Miss Green passa le restant de la nuit, pelotonnée contre le mur, mordant sa moustiquaire pour ne pas crier.

Quand elle osa jeter les yeux à terre, dans l’avant-lueur orangée du jour, la peau de lion gisait contre la porte, comme si le balai d’une servante, et non un puissant orage d’énergies inconnues, l’avait fait échouer là.


Au lever du soleil, le fanatique aboya une injure, se dressa sur ses jambes desséchées et s’en alla vers les sables.

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