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Le penseur et la crétine : $b récits

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III

Sarterre reprit :

— Ma liaison avec Rébecca H. fut de courte durée. Mes liaisons furent toujours de courte durée. Pour Thérèse, j’éprouvais des sentiments : je crois n’en avoir éprouvé pour aucune autre femme. Je ne veux pas en éprouver. Rien que la grimace de la passion. Une grimace assez profonde pour pouvoir être exploitée, mais assez brève pour ne pas diminuer ma force artistique. Rien qui puisse m’envahir ou m’épuiser. Tant pis pour celles qui ne comprennent pas.

J’étais absolument désespéré, quand je rencontrai cette femme, à Sils-Maria. L’espèce de lueur qui avait brillé devant moi, pendant la maladie de Thérèse, s’était éteinte. J’errais à petits pas dans l’enfer précis de la réalité. Mon vieil enfantillage m’avait fait espérer du dépaysement une renaissance, un afflux de vie. J’explorais ces montagnes tourmentées ; j’escaladais leurs crêtes, je traversais leurs replis cachés ; j’évaluais les beautés et les tares de leur structure ; je les dévêtais sans amour, comme des géantes impossibles à l’homme. Et la musique, en moi, restait muette.

Aux premiers mots échangés, je sentis que Rébecca comprenait mon malheur. Un soir, au bord du lac, en deux ou trois phrases ambiguës, prononcées tout bas, avec un orgueilleux sourire, elle éclaira ma détresse. Je la pressais de questions, j’implorais des conseils et le mensonge d’une promesse. Elle réveilla ma confiance. Par quels mots ? Je l’ai oublié. Peut-être, aujourd’hui, les trouverais-je vides ou mensongers. Ils me semblaient alors riches de pouvoir et de vérité. Son argumentation devait pourtant se réduire à ceci : que je l’aimasse et la force, l’ivresse, la joie de créer me seraient rendues. Mais j’aspirais trop à me laisser convaincre pour pénétrer ses arrière-pensées.

Je voudrais que vous puissiez connaître cette femme singulière. Elle vieillit nonchalamment d’hôtel en hôtel, raillant les activités et les chimères humaines, aspirant au néant ; mais l’aigre chagrin d’être moins désirée la corrode. Elle ne parle que de donner et elle prend insatiablement. Elle croit se dépouiller au profit de ceux qui l’entourent, mais elle leur vole, avec une impitoyable douceur, leur personnalité. C’est un acier flexible et dur. Elle plie en frappant. Sa pensée a dévoré tous les siens ; sa tendresse même contient un germe d’anéantissement. Elle se rit des philosophes et son cerveau subtil est toujours en travail. Cette calculatrice ne prise que l’instinct. Elle se nie supérieure, tout en se consumant d’orgueil. C’est une païenne : elle croit vouloir la joie ; elle ne veut que la puissance. Elle se pense généreuse et saine : je l’ai vue méchante et maladivement raffinée. Elle est aristocrate jusque dans ses fourberies. Le vrai, pour elle, n’a d’autre couleur que celle de ses passions, mais vous ne la prendrez pas : elle ment toujours à l’ombre d’une petite vérité. Elle glisse sous les mots comme un serpent sous les pierres… Elle est d’un vieux pays de l’Est où, derrière l’agitation moderne, les âmes demeurent incurablement rêveuses. Près de sa maison natale, en Pologne, est une fosse d’où sortent, la nuit, des fantômes de femmes. Elle roulera dans toutes les fosses de la vie. Elle en sortira plus idéaliste qu’avant. Elle porte en elle son propre fantôme, poète et visionnaire, qui songe, qui sourit et qui efface.

Peut-être croyais-je à la vertu réparatrice de son amour ; mais je la pris surtout par désœuvrement, par curiosité. J’attache si peu d’importance à ce geste ! Je me sens parfois devant une femme comme devant un rocher à gravir : une action rapide, un peu grisante ; la rude étreinte d’une matière que j’aime. Puis, l’abandon solitaire sous le ciel plus proche.

Notre première nuit fut toute d’éclats de rire et de moqueries sur nous-mêmes. Elle feignait de se prêter à cette joie détachée, à ce libertinage distrait. Soit pudeur, soit crainte, elle taisait ses sentiments. Mais je ne tardai pas à m’apercevoir que j’étais aimé. En même temps, je discernai les premières atteintes de sa puissance. Elle s’installait dans ma pensée, dans mes opinions, dans mes désirs. C’était la même imprégnation qu’avec Thérèse, mais plus subtilement impérieuse. Consciente de cet envahissement, effrayée de sa force, elle la niait, se faisait petite, répétait avec un sourire de soumission :

— Moi qui suis une femme sans importance…

Et elle tissait autour de moi le filet multicolore de ses imaginations. Le monde était pour elle une féerie mystérieuse, un songe férocement beau, traversé par la vie éphémère comme par un scintillement de paillettes au soleil : le monde fut cela pour moi.

Je m’étais remis au travail, soulevé par une fausse inspiration. Et c’étaient ses visions bizarres, c’étaient les hallucinations sonores de son cerveau que je transcrivais. J’étais devenu le copiste de ses rêves. Création plus pénible que la stérilité ! Enfantement plus douloureux que la mort ! Elle ne comprenait pas le caractère épouvantable et forcé de ces naissances. Elle s’en réjouissait. Mes monstres la charmaient, parce qu’elle se retrouvait en eux. Elle les croyait viables et ne savait pas qu’un poison coulait dans leurs veines.

— Il me semble que vous grandissez, disait-elle parfois.

Illusion de son orgueil, ou ruse de geôlière ? Je ne sais.

De sa mâle et précise écriture musicale, elle notait entre les portées de mes manuscrits des suggestions ou des corrections. Un jour, en marge d’une ébauche, je trouvai quelques mesures de sa main. J’en fus surpris, car j’étais sûr de ne pas lui avoir communiqué ce fragment. Après examen, je reconnus que c’était moi qui avais noté la variante, en imitant inconsciemment son écriture.

Cet incident, qui peut vous paraître futile, me bouleversa.

L’amant de Rébecca était venu la voir à Sils-Maria. Je l’avais rencontré jadis à Paris, alors qu’il étudiait l’histoire. Je le retrouvai oisif et raillant la science qu’il avait délaissée.

— On ne peut tout de même pas prendre un historien au sérieux, disait-il. L’histoire ? Mon amie en sait beaucoup plus que moi. Quand je pense que j’ai passé dix ans sur ce piédestal ! J’étais bien ridicule. Heureusement qu’elle m’a aidé à l’abattre.

Je lui demandai s’il était heureux. Il me répondit :

— Je vais lentement vers le bonheur. Il y a encore trop de chimères, en moi, qui ne sont pas détruites. Je suis un tel nihiliste ! Je ne connaîtrai la paix que quand tout sera par terre.

Nous causions tranquillement, mais il avait hâte d’être seul avec Rébecca. Quoiqu’il vécut de sa pensée, il ne la voyait qu’une ou deux fois par mois. Il lui parlait alors jour et nuit. Il ne la désirait plus. Il la prenait parfois dans ses bras et la respirait avec précaution, comme une fleur douteuse. Il connaissait nos relations et affectait l’indifférence, de crainte d’être tourné en ridicule. Peut-être souffrait-il.

Je le rencontrai le lendemain, dans la forêt. Il m’aborda avec une cordialité exagérée. Je compris que je l’ennuyais. Nous parlâmes de Tolstoï. Il le traita d’imbécile et ajouta, d’un ton que je connaissais trop :

— Guerre et paix est pourtant une chose charmante.

Cette phrase me fut aussi pénible qu’une difformité soudain entrevue. Nous marchâmes un moment en silence. Quand nous reprîmes la conversation, j’eus l’impression que son esprit n’était plus là, que je parlais avec un mécanisme robuste, souriant, mais inanimé. Je lui demandai :

— Que pensez-vous de la dernière pièce de Scharnhorst ?

— Admirable, admirable ! répondit-il vivement.

— Scharnhorst n’existe pas, repris-je. C’est un nom de fantaisie que je viens d’inventer.

Il rougit et les coins de sa bouche s’abaissèrent.

— C’est sans importance, fit-il. Dans la conversation, je dis toujours n’importe quoi. C’est plus facile… et… en général… on ne s’en aperçoit pas.

Nous arrivions à un châlet-restaurant d’où l’on dominait le lac, figé, luisant comme une coulée de cire bleue.

Il s’assit et commanda d’une voix inutilement autoritaire :

— Deux cafés, je vous prie, mademoiselle.

Depuis un moment, sa pensée était retournée auprès de son amie. Il me parlait d’elle.

— Quel cerveau ! n’est-ce pas ?

Il ajouta, voyant que je l’observais :

— Je suis très content comme cela. Je vois la vie à travers elle. Elle m’a enlevé la peine de vivre.

— Et la personnalité.

— Je ne savais pas en avoir jamais possédé une, murmura-t-il.

Il paya. Comme la sommelière tardait à rapporter la monnaie, il se souleva plusieurs fois, tournant vers le châlet un visage plein de souffrance.

Nous rentrâmes. Sa présence me pesait comme celle d’un malade mental.

Le lendemain de son départ, j’annonçai à Rébecca que je quitterais Sils-Maria dans les quinze jours. J’expliquai gauchement que j’avais besoin de solitude, que j’irais m’installer sur la côte d’Italie.

— Vous êtes libre, mon ami, sourit-elle.

Et la lutte commença. Elle avait compris que je la fuyais pour toujours. Aussi, malgré la surprise de son orgueil, ne s’attarda-t-elle pas aux espoirs habituels. Elle choisit délibérément la vengeance et fit appel aux forces destructrices de sa pensée.

Vous vous rappelez cette réplique du pasteur Morell, dans Candida : « Il est facile, extrêmement facile d’ébranler la confiance d’un être en lui-même. Profiter de cela pour briser le ressort d’un homme, c’est une œuvre diabolique. »

Comme elle sentait que l’art seul était vulnérable en moi, c’est à lui qu’elle s’attaqua.

Peut-être serez-vous surpris du peu de consistance de ses tentatives. Vous croirez que mon imagination les grossit et les envenime. Vous vous demanderez comment, avec des mots, — avec si peu de mots, — un être peut se proposer d’en abattre un autre. Je vous répondrai que tous les crimes contre la personnalité, c’est avec des mots qu’ils ont été commis. Nul plus que l’artiste n’est sensible aux mots. Il s’en laisse tout de suite blesser ou enivrer. Il a la superstition des jugements. Devant la mauvaise humeur d’un critique, il pleure, il se croit perdu. Le sentiment de la résistance lui est un obstacle insurmontable. L’opposition de ses ennemis le stimule parfois : celle de ses proches le paralyse. Oui, les doutes à peine exprimés, les insinuations imprécises de Rébecca, c’étaient là de bonnes armes.

— J’ai pleuré, me disait-elle avec tristesse. Je viens de relire certaines de vos anciennes œuvres. Tout de même, on aurait dit que vous seriez allé plus loin. Il y a quelque chose, en vous, qui a du se figer, un jour. Vous ne vous rendez pas compte que dans votre art, comme dans votre personne, il y a je ne sais quoi d’un peu oppressant ?… étouffant ?… Non, vous ne le saviez pas ? C’est curieux, mon ami s’en est tout de suite aperçu.

Elle possédait l’art d’inquiéter vaguement. Je lui avais raconté certain rêve où je m’étais vu, fuyant la caserne, un matin d’hiver, dans une crise de dégoût. Je traînais une longue vie secrète, parmi des étrangers, en des pensions de famille, puis je m’apprêtais pour un exil définitif. J’arrivais à l’extrême nord de la Norvège, dans un chalet de bois, chez une vieille femme qui prenait des pensionnaires. Et je vieillissais là. Trois mois d’obscurité. On pêchait soi-même son poisson dans un trou de glace. La solitude était mortelle, sous la lampe rouge continuellement allumée… Et aucune paix, mais l’amer désir de tout ce que j’avais méprisé.

— J’ai repensé à ce rêve, me dit-elle un jour. Je le trouve admirable, parce qu’il révèle clairement les inquiétudes inconscientes d’un être sur lui-même. Il est trop vrai que vous craignez d’être retranché de la communion humaine. Et il est certain que vous le serez un jour… Oui, c’est bien ainsi que vous finirez, loin, loin dans le nord, à l’écart, tout seul.

Je souriais, dans une angoisse muette. J’avais échappé à la souffrance, dans mon ivresse de solitude. Mais je regrettais parfois cette grosse douleur commune qui courbe tout ce qui vit. — Et pourtant, mon instinct m’avait toujours crié de la fuir. — Mon instinct, ou ma lâcheté ?… J’avais banni les sentiments habituels et les chimères banales. — Mais si mon art périssait, faute d’aliment ? Si je succombais, peu à peu, à la soif humaine, seul et vide, parmi les stériles déserts du moi ?

Elle me connaissait assez pour m’infliger à son gré les affres de l’incertitude !

Elle me tourmenta minutieusement, pendant notre dernière promenade sur les hauteurs. Elle montait à pas lents, avec un sourire amer, méditant la ruse qui m’abattrait, se livrant parfois aux derniers élans d’un orgueil bafoué.

Elle avait mis un collier de perles, négligé depuis des mois.

— Ces malheureuses s’étiolent, quand je ne les porte pas, disait-elle. Voyez comme elles revivent contre ma peau !

Je l’écoutais, cette fois, d’une oreille habituée, presque distraite. Je ne pensais à rien. Je regardais les cimes se préciser au soleil. J’étais comme suspendu, absent de moi-même.

Un peu plus haut, elle s’anima pour désigner des points multicolores sur un sentier, de l’autre côté de la vallée :

— Vous voyez ? C’est H., le professeur de dessin, avec les enfants de l’hôtel. Il y en a… trois, quatre, cinq, six… Voilà un homme vraiment riche et qui se donne ! L’autre jour, pendant que vous étiez enfermé, triturant des accords, il a conduit toute la bande sur les névés. Ils ont fait des glissades jusqu’au soir dans la neige. Ils sont redescendus, trempés, ravis, en chantant dans le brouillard. J’ai eu tout à coup une telle pitié de vous ! Pauvre garçon, enchaîné par devoir à sa petite besogne inutile ! En train de « créer », pendant que les autres vivent !

Elle me prit les mains et ajouta d’une voix tremblante :

— Je vous trouve parfois si lamentable ! Je vous plains ! J’ai peur pour vous, mon amour !

Je me taisais. Ses mains blanches aux veines bleues, au toucher cruel, m’inspirèrent soudain un tel effroi que je me dégageai. Elle eut un mouvement des lèvres, comme pour demander pardon.

Nous étions dans un site métallique et méchant, sous des éboulis en partie recouverts d’une couche de neige scintillante. Des dents de pierre noire déchiquetaient l’azur avec précision. On eût dit un mécanisme, une machine arrêtée. On ne comprenait pas que ce fussent les mêmes formes qui, de loin, semblaient se recueillir dans une majesté vaporeuse. De cette âme aussi, j’étais trop près. J’en distinguais l’armature féroce. Je ne comprenais plus sa souffrance ni son secret poétique.

Nous montâmes quelque temps sans parler. Je savais que mon geste de tout à l’heure serait bientôt puni. En effet, comme nous débouchions sur un alpage, elle commença :

— C’est curieux : le petit B. n’aime pas votre musique. Pour lui, les recherches qui vous tiennent le plus à cœur sont des préoccupations enfantines. Il m’a dit : « En somme, c’est un garçon qui a perdu son instinct et qui fait bonne contenance comme il peut. » Je l’ai contredit. Mais il pourrait avoir raison.

Je ne répondis pas. J’étais surpris de mon indifférence. Ces mots qui, la veille, m’auraient longuement inquiété, me semblaient alors vidés de leur venin. Je me sentais plein d’une puissance que les paroles n’abattent plus. Quelque chose naissait en moi, de si fort, de si frais que je m’en sentais étourdi.

Nous arrivions au bord d’un lac de haute montagne chargé de glace fondante. Le temps s’était couvert. Des brouillards livides stagnaient autour des cimes, dont on ne voyait que la base : pierriers gris, névés souillés de débris, étranglements de neige entre des parois rugueuses.

— Ce pauvre B., murmurait-elle, ne peut plus se passer de moi. Je ne sais vraiment pourquoi. Je suis toujours si surprise, quand je m’aperçois que je suis nécessaire à quelqu’un ! Je ne suis pas une femme supérieure, moi. Je ne suis qu’une petite madone. Est-ce que celui-là aussi va se mettre à vivre de moi ?

Elle parlait généralement ainsi des personnalités qu’elle avait détruites. Je crois qu’elle se nourrissait de ces meurtres involontaires.

— Figurez-vous, ajouta-t-elle, qu’il me trouve jolie ! Quel enfant !

Je la regardai. Le froid bleuissait ses joues ; le hâle des hauteurs avait jauni son cou mince. Ses yeux clairs viraient pour dissimuler la tension de sa volonté. Les perles ornaient funèbrement sa beauté menacée par le déclin, comme ces féroces montagnes pourries, dont les déchets s’entassaient autour du lac. Je les contemplais, délitées, cavées, découronnées par le temps… spectres sans tête se regrettant sous le brouillard… Elles me semblaient aussi perfides que ma tourmenteuse, mais aussi impuissantes qu’elle, dans le silence de leur amertume.

Rébecca parlait maintenant de la « fin de mon art ».

— Je ne comprends pas qu’il y ait un musicien assez peu clairvoyant pour échapper à une grande inquiétude. Comment n’avez-vous jamais pensé : « Mais je n’écris pas la musique qu’il faudrait écrire ? » Tout a été dit, dans le langage dont vous vous servez. Il est, d’ailleurs, conventionnel et borné. La nature est pleine de vibrations qui vous échappent. Un pêcheur des îles de la Sonde en perçoit plus que vous. Et ce timide langage, que vos prédécesseurs vous ont transmis, vous n’osez même pas le faire éclater ! Vous n’êtes pas encore libéré du système du tempérament ! Il faudrait d’abord vous servir des sons naturels. Ensuite, on verrait… Mais cela vous est impossible, parce que vous ne les entendez pas… Je me demande, en vérité, comment l’avenir jugera les musiciens de ce temps. Pas même des auteurs de transition. Le jour où quelque Orphée aura nouvellement enfanté la musique, on vous citera peut-être comme des phénomènes de décomposition. On dira : « Voilà comment ils grinçaient, dans leur agonie… » Ayez donc le courage de vous faire cet aveu !

Je l’écoutais d’un air coupable. Mais une émotion qu’elle ne pouvait soupçonner, m’emplissait. C’était comme un retour à la lumière après des mois de cachot. Que d’imprévu dans l’homme ! Cette volonté d’anéantissement, tournée contre moi… et en moi, la sensation délicieuse d’échapper à ces fureurs, de me redresser secrètement dans ma force et ma plénitude perdues !

Je ne sais quelle alchimie faisait jaillir la sève sous les traits destinés à m’abattre. Je ne la haïssais plus. J’aurais pu l’humilier. Je ne me souciais que de renaître. Me prouver ma force. N’être pas celui qu’elle disait, ce raté, cette épave ! Je le voulais si ardemment qu’une rupture, analogue à la grâce ou à la folie, se produisit en moi. Ces réservoirs mystérieux de pensée et d’émotion que l’artiste porte en lui avaient été scellés jadis et figés par un gel subtil ; ils crevèrent avec violence et débordèrent en une débâcle de création. Dès lors, volonté, réflexion, s’abolirent. Je cessai de m’appartenir.

Le soir de cette dernière promenade, je m’enfermai. Je marchais de long en large, obsédé par un flot d’idées musicales. Je pleurais. Je portais la main à ma nuque. C’était trop beau, ce qui m’arrivait là ! Je chancelais comme un ivrogne. Dire que, depuis deux ans, j’avais été sevré de cela ! Est-ce que cela était revenu pour toujours ? Est-ce que nous irions ainsi désormais dans la vie, moi et cette voix à mon oreille ? Moi et ce chuchotement, qui me rendait plus puissant qu’un dieu ? Ces années de sécheresse étaient soudain effacées. Les femmes par qui j’avais souffert, je leur pardonnais, j’avais pitié d’elles. Peut-être avait-il fallu qu’elles me traînassent longuement dans un enfer aride, pour que l’étanchement de cette nuit fût possible. S’il était vrai, pourtant, que l’homme progresse dans les tourments ? « Au travail ! au travail ! » me répétais-je. Mais l’abondance était trop grande. Que choisir ? Que rejeter ?… Ah, tout prendre et succomber ! Boire, boire à la source jusqu’à défaillir !

C’est cette nuit-là que j’ébauchai les quatre mouvements de ma symphonie. Je partis le lendemain matin pour Paris. Je n’ai jamais revu Rébecca.

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