Le penseur et la crétine : $b récits
II
Il s’enferma pendant une semaine. Je le vis descendre, un matin, l’œil vif et le pas léger.
— Je suis content, me dit-il. J’ai terminé le second mouvement de ma symphonie. Si vous n’avez rien à faire aujourd’hui, nous irons dans les jardins et nous causerons.
Après la sieste, nous prîmes des mules et gagnâmes la palmeraie en contournant la ville. Il me conduisit dans un enclos où il avait accès. Un tapis était posé sur l’orge épaisse. Les palmes et la vigne, qui courait d’un tronc à l’autre sur des cordes, interceptaient le soleil. Il y avait des tortues d’eau et de petits lézards à queue rose. Nous nous étendîmes dans la béatitude toujours nouvelle du sous-bois au désert.
— Il y a cinq ans, dit Sarterre, je n’avais pas encore hérité de la somme qui me permet de paresser sous ces latitudes. Je vivais de leçons nauséabondes. Je me traînais dans les bars, sur les trottoirs, dans les parcs et brûlais d’ennui sur des corps apprivoisés. J’écrivais cependant ce ballet qui a paru si sauvage, et qui me semble aujourd’hui péniblement sage. Je me sentais gonflé d’une musique nouvelle, riche de paroles jamais prononcées. Je vivais dans une solitude magnifique, sans me rendre compte que ma puissance créatrice n’avait pas encore subi l’épreuve du feu. Personne ne l’avait menacée, car personne ne m’avait aimé.
Un matin de février, j’épousai assez distraitement Thérèse V. Sa voix m’était chère, mais elle, je ne savais pas si je l’aimais. Elle le savait probablement. Elle me comprenait mieux que moi-même. Nous vécûmes retirés, pauvres et dans une grande indépendance mutuelle. Ma femme s’ingéniait pour ne pas devenir un obstacle à mon travail. Son amour avait choisi la forme la plus difficile du sacrifice : l’absence. Nous nous voyions aussi peu que des amants clandestins. Je me souviens que plusieurs fois, comme je m’attardais avec elle, elle se sauva sans rien dire. J’étais touché, mais je ne sais quelle sensation de gêne se mêlait à mon émotion. Thérèse n’avait pas tardé à reconnaître combien mes habitudes errantes étaient liées à ma faculté d’écrire de la musique. Aussi me poussait-elle à voyager. Quand nous avions économisé quelques centaines de francs, elle me disait :
— Pars, mon chéri.
Je partais pour la montagne ou la mer, mais je ne retrouvais pas l’ivresse de liberté que j’avais goûtée jadis. Il m’arrivait d’écourter mes absences, rappelé au foyer par la pensée qu’elle y était triste et seule. Au retour, ses premières questions étaient sur mon travail. Je répondais avec une hâte joyeuse, pour ne pas la décevoir et aussi pour mettre fin à la conversation, qui me rendait timide. J’aurais voulu qu’il ne fût jamais question de mon art entre nous, qu’elle n’y pensât même jamais. Je ne sais comment vous faire comprendre la sensation pénible que j’éprouvais à savoir son esprit occupé de ce qui était en train de naître dans le mien. C’était une paralysie momentanée, un suspens douloureux de la vie intérieure. Je n’osais lui avouer cette faiblesse. Notez que je n’aurais pu lui reprocher aucune pensée hostile, ou seulement critique. Elle appréciait avec un sens musical délicieux ce que je venais de composer. Elle se taisait sur mes erreurs, persuadée que je les découvrirais seul. Elle ne discutait pas, ne conseillait pas, ne préférait pas. Mais à un mot qui lui échappait, je comprenais qu’elle avait longuement médité sur mon inspiration, qu’elle en connaissait les plus secrètes ressources. Et bien souvent, indécis, buté ou mécontent, je venais lui demander un avis, lui soumettre des variantes. Elle ne se prononçait qu’avec timidité. Une fois la question résolue, nous parlions plus librement. Je l’encourageais à me dire toute sa pensée. Je me rappelle une époque où, dans une aberration de confiance mutuelle, nous bavardions des heures sur le don mystérieux que j’avais reçu. Comment aurais-je su qu’elle me détruisait ?
Je m’apercevais pourtant d’un changement dans mon travail. A la fièvre joyeuse et tout à fait inconsciente des années précédentes, avait succédé une période de demi-stérilité, nous disions de recueillement, d’attente. Je n’étais plus que rarement submergé par ce torrent d’harmonie qu’on ne sait comment contenir. Je ne goûtais plus qu’une espèce de plaisir froid et volontaire à noter mes pensées. Et ces pensées, il me fallait les appeler, les faire monter avec effort d’une région à demi vidée de musique.
Je crois vous avoir dit que nous nous aimions. Je devais bientôt apprendre à quel point sa tendresse était généreuse. J’avais tout à fait renoncé, dans les premiers temps de notre union, à mes habitudes de libertinage. Un jour, cependant, — un jour de travail maussade, — je sentis renaître le parfum de mon ancienne vie. Je longeais une avenue déformée par la brume, quand la vue d’une prostituée fit briller de nouveau en moi le bienfaisant mirage du désir. Je la suivis longtemps, perdu dans cette ivresse retrouvée. Son corps ondoyait devant moi et le brouillard me devenait un rêve sonore. Je l’accompagnai dans un hôtel. En la quittant, je fus envahi par un sentiment nouveau. Au lieu de cet allègement, de cette innocence que j’avais si souvent connus après la débauche, j’éprouvais une espèce de remords, une hâte de rentrer et d’avouer. C’est avec une oppression maladive que je parlai à Thérèse. Elle se tut et réfléchit longuement. J’aurais voulu la voir en larmes, jalouse, injuste. Mais elle dominait ses sentiments. Elle me questionna sur mon existence d’autrefois, sur le lien qui, dans ma pensée, unissait mes désordres à ma faculté créatrice… Je la vois encore, dans son ample robe violette, sa tête blonde contre la mienne, son bras autour de mon cou, me confessant, écoutant sans dégoût mes cyniques confidences. Pas un reproche, pas une révolte : elle ne voulait que comprendre. Que de noblesse perdue ! Quel démon change en force dissolvante les plus touchants sacrifices de la tendresse féminine ? Elle finit par me dire :
— Il se peut que tu aies raison… Ces… ces choses peuvent t’être nécessaires… Je ne veux pas y mettre obstacle… Tu es libre… Je ne te demande que la vérité… Promets-la moi et je te promets, à mon tour, de t’épargner tout reproche.
Je ne sais pourquoi cette obligation me parut si gênante, au premier abord. J’eus une hésitation, qui lui fit dire :
— Tu ne voudrais pourtant pas me mentir ?
Ah ! que n’eus-je alors le courage ou la clairvoyance de lui crier :
— Si, je veux te mentir ! Si, je veux préserver mon intimité ! Je veux avoir ma vie secrète ! Cette liberté que tu m’offres ne m’est d’aucun prix, si je dois t’en rendre compte. Il y a des êtres auxquels le mystère est indispensable. Certaines explications détruisent la vie naissante. Les paroles sont des drogues abortives. Taisons-nous et laisse-moi seul !
Mais tout se passa comme elle l’avait décidé. Je crois qu’elle ne souffrit pas. Elle était aisément dupe des mots. Elle croyait que la débauche et l’amour sont des mondes séparés. D’autres femmes pouvaient me donner le plaisir ; il lui suffisait que ma tendresse lui fût réservée. Elle ne concevait pas que telle fille, dans le hasard d’une rencontre, pût m’arracher des larmes. Elle ne savait pas que l’homme ne peut étreindre un corps sans que son cœur déborde.
Je poursuivais mes aventures dans une espèce d’ivresse désespérée. La certitude que Thérèse saurait, le lendemain, le jour même, les dépouillait de leur charme. J’essayais parfois de me taire, mais alors, un tourment bizarre m’empoisonnait, une sensation de faute, un besoin d’absolution. Et après quelques heures de lutte, je parlais.
— Vois comme tu es sincère, disait-elle en riant. Tu voudrais mentir et tu ne le peux pas.
C’était vrai. Mes pensées lui appartenaient ; mes sentiments, mes appréhensions, mes rêves, toute ma vie intérieure coulait vers elle. Mais cette communion, qui, chez d’autres, eût été une source de bonheur, ne m’apportait qu’une insupportable angoisse. Mon pouvoir d’artiste s’anéantissait. Mon travail devenait pénible, mécanique. Les idées m’arrivaient, sèches, isolées, sans cette suite pressante qui veut s’exprimer. Construire, dominer, je ne le pouvais plus. Peut-être aurais-je fini, dans la solitude, par retrouver cette chose sans nom qui m’échappait. Mais mes inquiétudes étaient nos inquiétudes, mes tourments, nos tourments.
Elle s’imagina que ma déchéance provenait d’un excès de complaisance à l’égard de ce qu’elle appelait mon vice. Je tentai de changer de vie. Je remportai sur moi-même plus d’une victoire ridicule. Bientôt, je n’eus même plus à lutter. Je me souviens d’un jour d’hiver où j’arpentais machinalement les mauvais quartiers d’une ville de province. Les rues étaient vides. Parfois, un visage fardé paraissait derrière une vitre. Mais aucune grimace de luxure ne m’émouvait. Il tombait de la neige fondue, qui formait sur mon parapluie une lourde carapace gluante. Je ne pouvais la secouer. Mon poignet s’engourdissait… Le poids augmentait toujours. Il me semblait qu’on voulût m’enfoncer en terre… Ah, je l’ai porté, le fardeau de l’existence ! Je connais la charge humaine !
L’été suivant, nous restâmes à Paris. Un dimanche de juillet, j’étais dans mon cabinet de travail, volets clos, sans pensées. Elle entra, me croyant sorti. Je m’approchai d’elle et commençai à pleurer sur son épaule. Elle se mit à pleurer aussi. Nous étions d’une extrême docilité d’impressions. Elle eut pitié. Je la plaignis de souffrir par moi. Je l’attirai, dans un mouvement de tendresse. Elle serra ma tête contre sa joue. Mais aussitôt, un étrange instinct de révolte m’arracha d’elle. Il me semblait que je devais fuir, qu’un danger était là, tout près… J’avais peur. Thérèse me tendait les bras : je sortis en frémissant.
Quelques semaines plus tard, je pus nommer le mal qui m’avait atteint. Je faisais fréquemment le même rêve. Je me voyais à ma table, en train de travailler. Peu à peu, mes idées se brouillaient ; la gêne m’envahissait ; j’éprouvais la sensation de ne plus être seul. Je me retournais : une forme se tenait derrière moi, muette et voilée. Je partais en voyage ; je traversais les mers ; j’arrivais dans un pays aux couleurs indicibles… Mais quand je voulais le parcourir, l’angoisse m’étreignait ; je sentais la forme voilée à mes côtés. Voulais-je la chasser, elle reculait légèrement. Si je tentais de fuir, elle glissait derrière moi. Si, pris de colère, je la frappais, elle me regardait d’abord avec tristesse, puis se penchait sur moi, se faisait lourde, plus lourde et je me débattais vainement sous un fantôme de plomb.
Je compris, en analysant ce rêve, que j’avais trouvé la conscience.
Quand, voulant enfin savoir si l’espoir d’accomplir mon œuvre m’était interdit, je confrontai mes derniers essais avec mes premières productions, je compris que j’avais perdu mon instinct.
Il va sans dire que Thérèse fut dans le secret de cette double découverte. Elle tenta de la nier, de l’atténuer, mais ma certitude l’emporta sur ses raisonnements. Elle finit par me déclarer :
— Je ne puis vivre avec l’idée que je te détruis. Séparons-nous.
J’aurais dû profiter de sa générosité. Je n’en avais déjà plus la force. Elle m’était nécessaire, parce qu’elle était une partie de moi-même.
Je lui répondis que je ne pouvais vivre sans elle.
Nous passâmes plusieurs mois dans un complet abandon. Nous avions amassé quelque argent : elle, pendant une tournée de concerts, moi, en faisant des transcriptions. Nous nous installâmes dans un hôtel de Nice. J’étais la proie docile de sa tendresse. Nous parcourions ce pays d’argent aux monts poudrés de neige. Elle était heureuse. La nappe de vin lilas d’une rade oscillant sous la pleine lune, certains couchers de soleil, trempant dans un bain d’or les arcades lépreuses, les barils de goudron, les ancres et les câbles d’un vieux port, lui donnaient l’impression du bonheur. Hélas, même devant ces spectacles, je n’entendais pas en moi le chant fidèle de l’existence.
Je ne pouvais penser à ma vie que comme à une succession de petits instants satisfaits ou mécontents. Vivais-je vraiment ? Je répondais, je marchais, je regardais, mais toutes ces actions disjointes étaient-elles le fait d’une personne unique et continue ? Je me semblais un fragment d’être vivant à demi digéré.
Je ne retrouvais l’illusion de la personnalité que dans mes rêves. Il m’arrivait alors de subir le supplice enivrant d’une musique parfaite qu’on ne peut noter. D’autres fois, le charme de la vie des sens m’était rendu par des visions brutales. Tantôt, c’était une sommelière aux mains un peu rouges, mais douces quand même, comme en ont parfois les très jeunes gardes-malades, et dont la langue folle attaquait durement mes lèvres. Ou bien, c’était un monstrueux torse de femme cambré devant moi, un estomac dilaté, des seins avachis, aux mamelons noirs imprégnés de goudron. Ces songes dont vous souriez, je m’y accrochais comme aux dernières épaves de moi-même. Ils me faisaient soupçonner l’existence d’une région lointaine, enfouie sous la conscience et pas encore violée. Tout le reste de mon âme était étalé, transparent, percé de lumière, comme ces blancs nuages épars qui annoncent les vents du sud.
Ne croyez pas que cette dispersion me fût douloureuse. Au contraire. J’en goûtais la volupté. Il ne me suffisait pas de me dissoudre sans cesse dans un autre être. Je recherchais les amitiés et les bavardages d’hôtel.
Il m’était égal de causer avec la dame anglaise réputée « ennuyeuse », ou avec le professeur suédois qu’on trouve « intéressant ». Si l’on parlait du climat de Nice, je le proclamais bracing avec l’une et alcyonien avec l’autre. J’aimais à parler du climat de Nice. Je prenais plaisir aux discussions éternelles sur la psychologie des races, sur l’amour et les tables tournantes. J’éprouvais une sorte d’ivresse à exprimer des opinions recueillies sur d’autres lèvres, et qui, par leur tour consentant, excitaient immédiatement la sympathie. Je ne cherchais pas ma pensée, ni celle des autres, mais ce je ne sais quoi de mêlé, de coulant, de donné, qui est dans la nature vivante.
Je me souviens d’une promenade que nous fîmes aux ruines de Châteauneuf. Nous étions plusieurs couples, hommes en complets et feutres clairs, femmes en jerseys de soie jaune, violette ou cerise. Nous avancions sur une pente de neige d’un rose vif et vermeil. Le soleil couchant nous traçait un doux chemin de feu jusqu’en haut. Nous nous donnions la main. Nous formions une grappe joyeuse et sonore dont les grains différaient bien peu, sous l’abîme du ciel. Nos rires s’élevaient ensemble, au passage d’une des pointes de roche qui ponctuaient la neige ; nos souffles s’accéléraient ensemble, quand la pente s’accentuait ; nous nous tûmes ensemble, quand, au sommet, nous découvrîmes, grise, enfoncée, presque disparue, un grand nœud de nuées mortes au-dessus d’elle, la Méditerranée.
Je compris alors, pour la première fois, cette idée familière aux philosophies de l’Extrême-Orient, que la vie individuelle n’existe pas. Oui, peut-être les sages de là-bas avaient-ils raison de nier la personne ; peut-être chacun de nous n’était-il, — dans la chimère de sa pensée propre et de sa volonté divergente, — qu’une vaguelette unie aux millions d’autres vaguelettes.
J’agitais ces pensées, tandis que le soleil tombait comme une fleur de cuivre. Et je savais qu’elles préoccupaient plusieurs d’entre nous. Même ceux qui ne les concevaient pas avec netteté en étaient confusément impressionnés. Ils se prenaient le bras ou la main. Nous fûmes longtemps un groupe multicolore parmi les pierres des ruines. Quand les croupes des montagnes, qui étaient d’un rose crémeux, tournèrent au jaune, sous la pleine lune montante, nous descendîmes. J’étais presque heureux. Étrange rêve, en somme, que de se poursuivre, de vouloir s’attendre seul ! Comme si l’on pouvait n’être que soi ! Chaque contact m’avait modifié. J’avais donné et reçu, chaque fois qu’un corps s’était appuyé sur le mien. Pourquoi méconnaître ces liens humains ?
Oui, pensais-je le soir, mais, illusion ou réalité, une vie séparée des autres vies est la condition de mon art. Je ne puis plus produire, si je cesse d’y croire… Et qu’importe que je produise ? me répondais-je en m’abandonnant au sommeil.
Dès notre retour à Paris, Thérèse tomba malade. Les premières crises, qui furent violentes, eurent une singulière répercussion sur moi. J’étais gagné physiquement par sa souffrance. Je ressentais ses douleurs. Quand elle gémissait, mon souffle devenait haletant, mes jambes tremblaient, ma main se crispait sur mes yeux. Elle poussait parfois des cris dont le souvenir me fait encore tressaillir. C’était le hurlement clair, presque mélodieux d’un animal qu’on torture. Alors, je sortais de sa chambre et me jetais, tout tremblant, sur mon lit. Je sanglotais de pitié, de rage contre ce qui la broyait. J’aurais voulu, ne fût-ce qu’une heure, assumer son supplice. Je me labourais le poignet avec des ciseaux, pour souffrir, moi aussi. Le souvenir d’un mouvement de tendresse, d’une phrase enfantine prononcée par elle m’emplissait de désespoir… Mais bientôt après, un démon glacial travaillait ma pensée. Il me représentait Thérèse plus malade, agonisante, morte. Et je cessais de pleurer. J’écoutais, j’attendais sournoisement. Je ne pouvais empêcher de grandir en moi je ne sais quel horrible espoir de libération. Des promesses féroces m’étaient soufflées à l’oreille : « Tu revivras, murmuraient-elles, tu redeviendras toi-même, tu travailleras… mais seulement à une condition… »
Je me rends compte du dégoût que ces confidences doivent éveiller en vous. Je ne veux ni m’accuser, ni m’excuser. J’essaye simplement de retracer une des périodes les plus troubles, les plus contradictoires de mon existence. Ce que j’ai encore à dire me vouera sans doute au mépris définitif : je le dirai cependant.
Le médecin, jugeant une opération nécessaire, avait fait transporter Thérèse dans une clinique, où j’allais la voir chaque jour. Les premiers frais de sa maladie avaient épuisé nos ressources. Le directeur de la clinique consentit à nous faire un crédit de plusieurs mois, mais je ne savais plus comment vivre. J’étais trop bouleversé par ce que je commençais à déchiffrer en moi pour chercher du travail. Je passais des heures seul à la maison, dans la chambre qu’elle avait quittée. Je touchais ses vêtements accrochés dans un placard obscur. Une faible odeur de chair et de poudre les imprégnait. J’en étais plus ému que d’une présence. Elle me faisait revivre une succession d’instants heureux. Des plis de ces étoffes fatiguées sortait pour moi la féerie de certains couchants, en Provence, quand la terre et les oliviers se consument d’un feu sombre comme le sucre brûlé. Je me souvenais de réveils alertes au soleil de neuf heures, qui vernit les palmiers et danse sur les balcons de marbre. Je retrouvais un geste d’abandon qu’elle avait eu, le soir, dans un chemin rocailleux, sous les oliviers, un silence de bonheur devant la mer violette… Je l’aimais alors comme je crois n’avoir aimé aucun être. Puis, une vague d’indifférence me submergeait et, de nouveau, quelque chose en moi l’imaginait morte. Je me voyais seul à jamais, au bord d’un avenir sans limites… Mon pouls s’enfiévrait de désir. A l’heure de la visite, je courais à la clinique et telle était la puissance de nos habitudes, que je ne pouvais m’empêcher de lui confier mes cruelles pensées. Elle me caressait le front, d’un petit geste d’effacement et de pardon.
— Ce n’est rien, mon chéri, murmurait-elle. Ne te tourmente pas.
Peu de jours après l’opération, une de ses amies, qui connaissait notre gêne, lui apporta cinq cents francs. Le billet était encore sur la table, quand j’entrai. La garde, qui sortait, me recommanda de ne pas m’attarder. Thérèse avait passé une nuit assez douloureuse et le docteur avait autorisé une piqûre de morphine. Elle ne souffrait pas, en ce moment. Elle regardait devant elle d’un air voluptueux, la bouche déclose. Sa lèvre supérieure se retroussa dans une contraction involontaire, puis elle s’endormit paisiblement. Son sommeil m’émouvait toujours. Elle m’apparaissait alors comme totalement innocente et je ne m’en voulais plus de la chérir ; je n’éprouvais plus cette crainte de m’abandonner à un être. Elle n’a pas connu le meilleur de ma tendresse.
Je la contemplais, les larmes aux yeux, quand j’entendis des pas. D’un mouvement instinctif, je pris le billet de cinq cents francs, qui était à portée de ma main ; je traversai la chambre sur la pointe du pied et croisai la garde à la porte… Nous nous fîmes signe que « tout allait bien ».
A peine dans la rue, je fus traversé par une sensation de joie extraordinaire. Il me semblait que je venais d’accomplir un acte important, définitif, qui allait transformer ma vie. Je n’éprouvais aucun remords. J’avais fait cette chose comme celles que l’on fait en rêve. Elles semblent incohérentes, au premier abord, puis, quand on les analyse, on leur découvre presque toujours un sens symbolique. Il en fut ainsi de mon geste. Plus tard, j’en vins à l’interpréter comme le sursaut désespéré d’un être en perdition. Au moment même où je pleurais d’amour sur cette femme, l’instinct de conservation m’avait poussé à agir contre elle. Et il fallait que l’acte fût le plus bas, le plus ignoble, pour nous séparer à jamais. Il fallait qu’il me vengeât de toute son œuvre destructrice, qu’il me libérât, par la honte, de ma tendresse. Fausse et misérable impulsion ! Car si Thérèse avait vécu, elle m’eût encore emprisonné dans la douceur de son pardon. Si nous avions pu parler ensemble de ma vilenie, elle l’eût effacée d’un : « Ce n’est rien. Ne te tourmente pas. »
Je n’en eusse retiré que l’amertume des crimes inutiles. Mais l’homme se retourne comme il peut, entre les bras étouffants de sa destinée.
Aucune de ces pensées ne m’effleurait alors. Je me sentais libre et léger comme un enfant. Elle allait mieux ; j’avais de l’argent ; j’étais seul. Ce triple bonheur me grisait. Je remontai les Champs-Élysées, où coulait le ruisseau d’or du couchant, dans un de ces rêves de puissance qui m’emplissaient à quinze ans.
Devant un bar, le regard d’une fille assise dehors m’arrêta net. Je pris place à côté d’elle. Son bavardage me charmait. J’écoutais s’épancher, dans une détente voluptueuse, le flot de sa sottise. J’avais à peine besoin de lui répondre, sauf quand elle me demandait si « un poète, c’était la même chose qu’un écrivain ». Je la trouvais belle et étrangement innocente. Nous dînâmes ensemble. Je l’accompagnai chez elle. Nous avions bu. Elle parlait sans interruption :
— Moi, je suis surtout bien de profil. On m’a dit que j’avais un profil de camée. Il paraît que c’est une médaille. Est-ce vrai ? Souvent, on m’a demandé la permission de dessiner mon profil… Et puis, je suis très bonne… J’ai beaucoup de pitié…
— Va, lui disais-je, dans une exaltation qu’elle attribuait sans doute à l’ivresse ; parle !… Tu ne m’aurais pas fait de mal, toi ! Tu aurais pu, des années, déverser sur moi ta bêtise, tu ne m’aurais pas détruit. Oui, tu es belle et bonne. Je voudrais te garder !
Elle n’écoutait pas et entamait avec importance le récit de la mort de sa sœur :
— Elle avait une méningite. Ce sont les cervelles qui s’émiettent, vous comprenez ?… Et c’était tellement grave, qu’il a fallu faire une autopsie. Vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ?
Elle ne se tut qu’assommée par le whisky.
Aux premières lueurs du jour, je contemplai avec émotion cette tête ravissante, où jamais ne fermenterait le mauvais vin de la pensée.
En rentrant chez moi, je trouvai la domestique penchée sur la rampe de l’escalier, une lettre à la main :
— On est venu trois fois de la clinique, chercher Monsieur. Madame n’est pas bien.
Je sautai dans une automobile. Là-bas, je fus reçu par le docteur. Au lieu de m’introduire auprès de ma femme, il me gardait dans le salon d’attente, parlant de péritonite, d’intervention chirurgicale impossible…
— Mais laissez-moi donc passer, criai-je en m’élançant dans les couloirs.
La garde se tenait devant la porte de la chambre. Je n’eus qu’à la regarder pour comprendre ce qui était arrivé. Je n’osais plus entrer. La jeune fille chuchotait :
— Nous avons envoyé chez vous à sept heures, puis dans la soirée, puis vers deux heures du matin.
Je me rappelle que je répondis nettement, avec la présence d’esprit que l’on apporte aux mensonges mondains :
— J’étais à Ville-d’Avray, chez des amis.
La porte fut ouverte et Thérèse m’apparut.
La garde murmurait :
— Elle n’a presque pas souffert… Monsieur le professeur a donné de la morphine…
C’est ainsi qu’elle m’était apparue la veille. J’étais comme paralysé, mais froidement attentif ; je n’éprouvais rien. Mon esprit ne pouvait s’abstenir d’une comparaison odieuse : elle ressemblait à la fille que je venais de quitter. Il y avait sur ses traits la même innocence…
Certains hommes se seraient tués, n’est-ce pas ? Mais moi, est-ce que j’ai du cœur ? Est-ce que je peux souffrir plus de huit jours de suite ? L’incident du billet de banque et les circonstances de la mort de Thérèse furent connus ; des gens me tournèrent le dos. Est-ce que je m’en souciai ? Sais-je ce qu’est l’honneur ? ou l’orgueil ? ou seulement la conscience du mal ? Non, non. J’ai peut-être fait le mal : je ne lui ai jamais trouvé de saveur distincte.
La morte m’avait avoué jadis, avec une sorte de bizarre tendresse :
— Mais mon chéri, tu sais bien que je te crois capable de tout.
Si j’étais arrivé trois heures plus tôt à la clinique, si elle avait pu entendre, dans son agonie, le récit de ma nuit, je suis sûr qu’elle eût murmuré, caressant mon front :
— Ce n’est rien. Ne te tourmente pas.