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Le penseur et la crétine : $b récits

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LE PENSEUR ET LA CRÉTINE

Auvernier ruminait des phrases, dans la diligence qui l’acheminait vers sa résidence d’été, un village valaisan juché à mille mètres au-dessus des trains.

Il ne venait pas en cette vallée pour y chercher l’inspiration, ou un stimulant quelconque. Il ne croyait qu’au travail lent et continu, dans une pièce à peu près vide, entre des murs nus. Il eût, certes, préféré demeurer dans sa villa de Passy, mais comment s’y appartenir ?

Le cours à la Sorbonne, les conférences, les amitiés, autant d’entraves précieuses. Aussi avait-il résolu de rompre tout lien pour trois mois et d’écrire enfin les cent dernières pages de Bonheur et Pensée. Voilà des années que le monde des lettres attendait ce livre ; on en connaissait le titre ; on en pressentait les conclusions ; des disciples y faisaient allusion dans leurs articles avec un émerveillement gênant. Ce serait « l’aboutissement des recherches inspirées par un vigilant amour des hommes », « l’expression la plus complète des bienfaisantes doctrines du grand penseur ». Il fallait que le manuscrit fût prêt cet automne.

Auvernier, qui avait fermé les yeux un instant, prit son calepin et nota : A l’exercice des plus hautes facultés, correspond la plus grande somme de bonheur.

Puis, il plissa le front, comme à l’éclair d’une vague réminiscence, leva le doigt, se sourit avec indulgence et ajouta : (Voir si pas déjà dit par Stuart Mill.)

Les mulets s’abreuvaient. Il mit la tête à la portière et regarda les montagnes. Il fut surpris de leur immense complexité. Il avait traversé des montagnes en chemin de fer ; il avait pensé à des montagnes ; il s’était servi du concept montagne pour éclairer certaines de ces comparaisons qui lui valaient sa réputation de styliste… Mais ce qui s’étageait devant ses yeux était assez différent des formes élancées, brillantes et rudimentaires qui avaient peuplé son esprit.

Il y avait d’abord des pentes de terre grise, hérissées de bizarres pyramides et dévalant jusqu’au torrent. Au-dessus de la route, c’était un damier de petits champs jaunes ou verts, très inclinés, entourés de murs de pierres sèches ; puis venaient des forêts, l’immense rideau bleu des pins, plaqué sur le roc, sillonné de dévaloirs et de pierriers. Plus haut, la zone cuivrée des alpages s’étalait, se bossuait, se renflait et venait mourir dans une région métallique de gravats, de pierrailles, de débris ; on eût dit un pays de vieille ferraille. C’était la base d’arêtes noires zébrées de neige, entre lesquelles apparaissait la courbure livide des glaciers, — ce point tragique de leur descente où la carcasse éclate, se désagrège en séracs et montre à nu le cœur bleuâtre du monstre. Alors seulement s’élançaient les cimes, caparaçonnées de glace luisante et finissant nettement dans l’azur.

Auvernier se reconnaissait avec difficulté dans ce chaos. Son œil mal adapté commettait de grossières erreurs sur les distances, les altitudes, l’inclinaison des plans.

Il se rappelait avoir écrit qu’en présence des plus hauts glaciers de la terre, l’esprit humain, loin d’être écrasé, se libère dans un mouvement de fierté sublime.

Il n’éprouvait qu’un sourd malaise. Le détail, la pesanteur et la brutalité de ce monde étaient impensables. C’était un univers absolument étranger à la pensée.

La diligence repartait. Il se remit au travail. Le jour, écrivit-il, où la culture cessera d’être l’apanage d’une minorité pour devenir le partage des foules, la vie deviendra satisfaisante. Tout être cultivé est susceptible de mener une existence qu’on peut qualifier d’enviable.

Auvernier était hanté par le bonheur des hommes. Dans ses livres, dans ses conférences revenaient continuellement des formules comme celles-ci : Le principe auquel toutes les règles de la pratique doivent être conformées est ce qui tend à procurer le bonheur du genre humain… Promouvoir le bonheur est le principe fondamental de la morale… Et comme, par suite d’une respectable association d’idées, le bonheur, pour lui, naissait infailliblement du développement intellectuel, il avait lutté pour le Progrès et la Pensée. Il avait patronné des œuvres, siégé sur les estrades où l’on récite l’Après-midi d’un faune à des menuisiers. Il était membre d’honneur de théâtres à naître et de revues trépassées. Ce prêt bénévole de sa personne représentait pour lui l’Action, — et il s’admirait secrètement des heures qu’il dérobait pour elle à la Spéculation. Les cyniques tournaient en ridicule son noble visage rasé, ses yeux clairs et sa bouche d’honnête homme ; mais lequel d’entre eux, à telle époque de sa vie, n’avait eu confiance et n’avait étayé sa foi de mots ambitieux ?

A un tournant de la route, il aperçut le village, en contre-bas. Il eût pu compter les soixante-quinze chalets de mélèze rougeâtre, serrés autour du bulbe en fer blanc de la petite église. L’unique maison de pierre à volets verts, la pension où il descendrait, s’isolait près du torrent. Celui-ci, gris et sèchement sonore, coulait entre des blocs gris. Immédiatement au-dessus, s’étageaient les petits champs de luzerne et de choux. On voyait une vieille et sa chèvre dans un carré vert.

La tristesse mesquine du lieu ne déplut pas à Auvernier. Il n’avait pas choisi sans arrière-pensée ce village perdu. Il manquait péniblement de documents pour son chapitre des « échelons inférieurs ». Il s’agissait d’exposer dans une dissertation victorieuse la fatalité de souffrance qui pèse sur les attardés de l’espèce humaine. Il fallait que le lecteur, effrayé par les exemples de dégradation et d’abrutissement qui lui seraient montrés, s’élançât, plein d’ardeur, vers l’idéal lumineux du philosophe. Or, un disciple voyageur, au courant des embarras de son maître, lui avait signalé les habitants de cette vallée comme particulièrement arriérés.

— Songez, avait-il dit, que pendant trois mois d’hiver, le village ne sort pas de l’ombre de la montagne. Le soleil ne leur revient que le 10 février. Il paraît qu’ils sont livrés à toutes sortes de superstitions. Vous trouverez certainement là ce qu’il vous faut.

Aussi, le grand écrivain observait-il avec sympathie, en se promenant dans l’unique rue, les lambeaux d’ours et les ailes d’orfraies cloués aux façades brunes des chalets. Il guettait les visages derrière les vitres minuscules. Il eut une déception en voyant trois bambins fardés de santé jouer sur le foin d’un mayen. Mais le lendemain, à la grand’messe, il connut une jubilation silencieuse.

Plusieurs hommes étaient verdâtres et pointillés de noir. Il y avait des goitreux ; à côté de lui, une vieille femme au cou pendant comme une poche vide. Plus bas, un jeune homme au goitre plein. A gauche, une grosseur en formation, jaune sous une face jaune à lunettes, penchée en avant et lisant. Des sillons verts au coin de la bouche et un pli circulaire de peau blanche, sous l’enflure du cou. Sa voisine exhibait un mufle de bête, un nez cassé au milieu et relevé du bout. La lèvre supérieure, énorme, poussait de l’avant.

Auvernier prenait furtivement des notes pour les « échelons inférieurs ». De temps à autre, l’orgue au repos laissait échapper une éructation ou un sifflement aigu, une note d’essai, incohérente. Le bedeau promenait au-dessus des têtes un petit tambour à grelot emmanché d’un long bâton. Des pattes crochues se levaient et y laissaient tomber des centimes. Les chantres hurlaient sauvagement.

A la sortie, le philosophe découvrit un monstre. Une créature d’un mètre de haut, affublée d’une robe de femme et qui essayait de fixer le soleil. Il s’approcha. La figure terreuse et plissée n’avait de vivant que la bouche ; de temps à autre, sa lippe avançait, puis rentrait, comme la langue d’un fourmilier. La grosse tête, chauve, à part un petit chignon sous lequel passait le ruban noir d’un chapeau de paille penchant, oscillait devant le soleil.

La naine s’éloigna, de la démarche cassée d’un automate détraqué.

Auvernier frémit de ravissement.

— Quelle est cette malheureuse ? demanda-t-il à un paysan.

— Mossieu voit bien que c’est une toca.

— Une…

— Une crétine, quoi ! Mossieu n’en a jamais vu ?

— Jamais.

— Ah bien, fit le paysan, un vieillard noueux et tortu comme un arole, Mossieu en verra quèques-unes, dans c’te vallée !

Il souriait, sans aucune nuance de pitié, avec une espèce de fierté goguenarde. Auvernier continua l’interrogatoire.

— En est-il de même dans toutes les vallées ?

— Point.

— A quoi cela tient-il ?

Le vieux hocha la tête.

— Savoir… savoir…

Puis tout à coup, il s’égaya :

— Y en a qui disent que ça tient à l’eau… Moi, je crois plutôt que ça tient au vin.

— Au vin ?

Il planta ses petits yeux d’animal dans ceux de l’étranger, pour lui faire savourer la drôlerie :

— Vers chez nous, voyez-vous, ils ont l’estomac plus résistant qu’une peau de bouc. Les samedis soir, ils boivent du Fendant jusqu’à tant qu’ils roulent sous la table… Alors, dame, si l’amour les démange, sœur, mère ou fille, c’est tout comme, quand la chandelle est éteinte.

Le philosophe rougit et murmura :

— C’est effrayant… cette… cette bestialité.

— C’est ce que leur dit le curé, acquiesça le vieux.

Il ajouta, désignant la crétine qui oscillait vers sa demeure :

— Il est tout de même obligé de baptiser ces paroissiens-là, quand il s’en présente.

Et il conclut sentencieusement :

— L’homme saccage la vigne et la vigne saccage l’homme. C’est justice.

Auvernier travailla toute la journée au chapitre des « échelons inférieurs ». Le soir, il rêva longuement sur la terrasse de la petite pension. Entre ces hautes parois de la vallée, il lui semblait contempler le ciel du fond d’un entonnoir. Le torrent invisible s’irritait sur les blocs. La solitude lui donnait l’impression d’être, sur cette terre, le seul témoin des étoiles. Elles chaviraient lentement dans l’éther. Il discernait la Grande Ourse, Cassiopée. Mais ce soir, son esprit se refusait à relier les mondes par ces lignes idéales que l’homme traça de l’un à l’autre pour tromper son effroi. Dans l’atmosphère subtile de la haute montagne, on percevait les différents plans célestes et l’œil, soupçonnant d’immenses profondeurs entre les astres d’un même signe, disloquait la chimère des figures sidérales. Une inquiétude vague emplissait le philosophe. Il songeait aux limites de cette pensée, qu’il voulait faire régner parmi les hommes. Elle était et serait éternellement impuissante à élucider le mystère des espaces. — Au delà des dernières étoiles ? — D’autres étoiles, d’autres systèmes… — Et au delà ? — Encore d’autres systèmes. — Et plus loin ? — Toujours de même, à l’infini… Il sentait péniblement la débilité de ces réponses et comme pressée par un cœur anxieux, la pensée, tout de suite, se mettait à produire des mots, ébranlements sonores aussi incapables d’expliquer la réalité que l’aboiement d’un chien.

La pensée ? Mais on ne pouvait même pas la définir. D’où venait-elle ? Des gouffres noirs de l’éther ? Où allait-elle ? Se perdait-elle en eux ? S’anéantissait-elle à la mort ? Qu’était-elle ? Une vibration ? Une radiation ? Une… Il revenait à la duperie des mots. Il sourit de lui-même, d’être une fois de plus tombé dans le vieux piège et rentra se coucher.

Il s’avoua, dans la chambre aux cloisons de sapin, que, depuis quelque temps, ces retours à la vaine métaphysique devenaient trop fréquents. Sans doute fallait-il considérer le besoin de certitude comme un aboutissement de la culture intellectuelle. Mais pas chez tous ; il admettait avec une ironie un peu orgueilleuse, que ce qui était pour les masses humaines une source de bien-être, fût pour lui et ses pareils une cause d’inquiétude. Il connaissait une espèce de bonheur à se sentir tourmenté par une force bienfaisante. C’était là un tranchant secret, un noble et perfide venin de l’arme qu’il tendait aux hommes. Il ne craignait pas que cette puissance maléfique se tournât contre eux. A lui seul le doute et la souffrance.

Car il souffrait. Longtemps il s’était cru malheureux du malheur des autres. Une pitié pas encore éteinte le brûlait par crises. Mais ce soir, entre ses quatre murs de bois, au grondement de l’eau brutale, tout seul pensant, il dut reconnaître qu’il souffrait de lui-même, d’un mal de conscience pieusement nourri pendant trente années.

Le lendemain, il flânait dans le village, en quête de notes. Il trouva la crétine sur le seuil d’un « raccard », mangeant gloutonnement sa soupe dans une écuelle en bois. Ses grosses mains aux doigts courts tremblèrent à la vue de l’étranger ; elle grogna sourdement et cacha sa pâtée.

— Hon… hon… hon… menaçait-elle.

Auvernier lui souriait, sans trop s’approcher.

— N’ayez pas peur, dit-il, je ne vous ferai pas de mal.

Et il déposa une piécette sur le plancher de la grange. L’idiote cessa de grogner, ramassa l’aumône et reprit sa soupe. Sa lippe rétractile allait et venait si hideusement que le philosophe ne pouvait en détacher ses yeux. A la fin du repas, elle hocha la tête, sourit et tenta de parler ; des sons pâteux, rauques, titubants :

— Be… be… bonne soupe…

Auvernier fut plus impressionné par ce contentement et par son expression qu’il ne l’avait été par l’aspect physique de la crétine. Il l’eût préférée sans un rudiment de sensation, sans rien de commun avec l’homme.

Le paysan qu’il avait interrogé la veille flânait dans la rue.

— Alors, voilà que Mossieu a fait amitié avec la toca ?

— Elle parle donc ! remarqua tristement l’écrivain.

— Bien sûr qu’elle parle. Hé, enfant de l’amour, dis-nous voir la messe.

La toca se mit debout et bégaya d’un ton aigu, insupportable, parmi un chaos de syllabes mortes :

— Heu… Do… do… dominous… vobiscum… heu… cum… cum, cum, heu… heu… spiritu… tau… tau !

— Amen, fit le vieux en riant. Et comme l’idiote tendait avidement la main : donnez-lui dix centimes, ajouta-t-il.

Auvernier s’exécuta.

— Que peut-elle en faire ?

Mais le monstre avait compris. Empochant la nouvelle piécette, elle grogna, dans un rire de satisfaction :

— Ta… ta… tabac… et s’en fut, de sa démarche brisée.

— Ouai, acquiesça le vieux. Elle n’aime rien tant que fumer.

— Comment vit-elle ? Elle ne peut pas travailler.

— Chacun lui baille un peu de pitance.

— Pourquoi ne l’envoie-t-on pas à l’hospice de la ville ?

Le paysan se rembrunit :

— Et pourquoi donc que nous enverrions notre crétine à l’hospice ? Nous ne sommes point tant regardants sur la soupe. Et puis, une toca, ça porte bonheur au village.

— Vraiment ?

— Ouai. Ces canailles-là, c’est plus sûr que vous et moi de visiter le paradis.

— Pourquoi donc ?

— Les crétins vont droit au ciel, c’est connu, affirma le vieux avec envie. C’est pour une mule que le sort est triste ; trimer sur les montagnes et finir tout entier dans la terre. Pas ça de vie éternelle ! Mais une toca, ça porte le paradis dans son goitre, chacun peut vous le dire.

L’écrivain rentra rédiger des notes sur son carnet alphabétique. Il y eut bientôt trois pages au B (bestialité) et deux à l’S (superstition). Cette moisson ne le satisfaisait pourtant pas. Non que ses modèles l’eussent déçu ; il n’avait encore jamais considéré d’« échelons » à ce point « inférieurs ». Mais pourquoi, chez ces déchus, la souffrance n’était-elle pas plus évidente ? Est-ce l’insensibilité de la brute ? se demandait-il, un durcissement tel que la douleur elle-même ne pénètre plus ? Non, car l’idiote avait manifesté une espèce de joie en avalant sa soupe. Et pouvait-on imaginer qu’un être vivant sensible au plaisir ne le fût pas à la peine ? Cependant, la conscience de la peine… etc.

Ses méthodes habituelles de raisonnement ne lui apportaient pas l’éclaircissement cherché. Au moins l’aidaient-elles à repousser une pensée qui commençait à l’envahir et à l’approche de laquelle il se sentait vacillant, écœuré, fasciné, comme un vieillard au bord d’un précipice.

Il sortit vers six heures. La vallée était pleine d’un chaud soleil tranquille. Les forêts, sur les pentes, passaient doucement du bleu au mauve. Plus haut, les ombres des nuées somnolentes se traînaient sur le manteau d’or des alpages. Une grande lumière rousse caressait les glaciers. Auvernier s’avançait à travers les prés, vers un jeune mélèze qui, juché sur un roc vert de lichens, semblait aspirer toute la fraîcheur du moment. La crétine vaguait dans l’herbe haute. Se dissimulant derrière le rocher, Auvernier l’observa.

Les ciguës lui venaient à la taille. Certaines touffes atteignaient son épaule. Sa tête noirâtre, errant au-dessus des plantes, semblait quelque fantôme de la terre. Elle souriait au soleil ; ce disque de lumière, tournant à toute vitesse derrière une brume, l’emplissait d’un émerveillement joyeux. Elle lui faisait des signes de la main, lui envoyait des espèces de baisers, lui grognait des tendresses, dans un délire d’affection. Elle l’imaginait évidemment tout près. Nul être pensant n’avait à ce point cru en lui.

— Heureuse !… murmurait le philosophe. Elle est heureuse !

Une guêpe alourdie s’enivrait sur les fleurs. La toca la suivit, faisant lever par dizaines des sauterelles à dos rouge. Elle soufflait entre ses lippes monstrueuses, pour imiter la stridulation des insectes. La guêpe se posa sur la mousse du rocher, puis s’éleva lentement dans le bleu, au-dessus du mélèze.

D’une fente, un lézard sortit.

Toute l’attention de l’idiote se porta sur lui.

— Heu… fit-elle en riant, jo… joli… andjerdé[1]… Heu… heu…

[1] Andjerdé, lézard, en patois valaisan.

Elle étendit la main et le lézard rentra dans son trou. L’oubliant aussitôt, comme le soleil, comme la guêpe, comme les sauterelles, elle descendit en zigzags au plus profond des herbes, s’assit, sortit de sa poche du tabac, une courte pipe noire et se mit à fumer.

Elle fumait sans avidité, les yeux clos sur sa volupté. Parfois, un petit rire guttural exprimait l’excès de son contentement. Au penchant du jour, son tabac fut épuisé. S’abandonnant en arrière, elle disparut entièrement dans les herbes. On entendit un souffle puissant ; elle s’emplissait de l’air du soir. Puis, le silence se fit sur son repos comme sur celui d’un animal ; elle dormait, dans la plus haute béatitude qu’un être vivant puisse atteindre.

Auvernier regagna lentement sa pension. Il méditait un précepte bouddhiste qu’il avait âprement réfuté : « De même que le vent chasse les nuages, ainsi le sage devrait-il chercher à bannir la pensée, à bannir la conscience du monde… »

Si le bonheur humain était à ce prix, que valait son œuvre, son effort, lui-même ?

Il écrivit cependant le chapitre des « échelons inférieurs ». Il termina même Bonheur et Pensée, mais à dater de ce jour, un sourd travail de désagrégation s’accomplit en lui. Brique à brique, tout ce qu’il avait édifié s’effritait. Le piédestal de ses croyances, de ses doctrines s’effondrait, sapé par une pioche inconnue. Au début, Auvernier assistait avec épouvante à cette destruction, mais peu à peu, la joie lui revint. Il se sentit libéré d’un poids inutile et ridicule. Bientôt, il s’abandonna, dans une sorte d’ivresse, à cette dévastation secrète. Pour tous, il était resté le « noble penseur », l’« apôtre de la culture », le « grand théoricien du bonheur ». Lui seul se savait un homme nouveau, un homme heureux, debout sur les décombres de son idéal, sans espoir ni crainte, aimant la vie comme la mort.

Deux ans après, il cessa d’écrire.

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