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Le penseur et la crétine : $b récits

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IV

J’avais surtout retenu de la confession de Sarterre cette tendance à croire sa personnalité menacée. J’étais persuadé que l’influence destructrice imputée à ces deux femmes était imaginaire. Mais je ne voulais pas le détromper, car ces illusions lui avaient été salutaires. L’homme que n’écrase aucun fardeau meurtrier puise sa force dans des calamités inventées. Et il faudra toujours que l’artiste rende responsable des caprices de son imagination les êtres qui l’auront aimé.

Je crois qu’il soupçonnait lui-même la fausseté de ses interprétations. Il s’y tenait cependant, dans une crainte mystérieuse de plus de vérité. Il m’avait dit un jour :

— L’existence de l’artiste serait bien belle, si elle n’était qu’une succession d’états artistiques… Trop belle ! Il faut qu’il se contemple, qu’il se cherche, au lieu de bénir l’éphémère et de s’en griser. Et il ne parvient même pas à se déchiffrer. Sa conscience ne lui présente qu’une image déformée de lui-même… Mais l’exacte connaissance le paralyserait peut-être. Je souffre de me voir faux et je pense dans le même temps : mieux vaut que le profond, le réel de ma nature me soit caché. Je n’oserais pas creuser plus avant ; je ne veux pas tout savoir.

Ses jours d’impuissance musicale étaient fréquents. Comme il ne pouvait accuser aucune femme de ses difficultés, il s’en prenait au climat, à la nourriture, à l’aubergiste, « qui l’intoxiquait avec des conserves ». L’inquiétude et le désespoir régnaient alors en lui… Il ne tenait plus en place, ne savait où se fuir. Il faisait seller des mules et nous suivions l’oued tari, semé de petits cailloux blancs ; nous longions les rebords de la Chebka, ces étranges dos de pierre squameux qui semblent des alligators gris assoupis sur le sable. Nous mettions pied à terre sous un des palmiers isolés qui se lèvent tristement dans le lit de la rivière et nous repartions avant d’être reposés. Il m’entraînait sur les collines au-dessus de la ville, en quête de je ne sais quoi. Mais des confins de l’horizon, noyé dans une brume de feu, n’accouraient que des bouffées de désolation.

Quand son travail « marchait », je ne le voyais pas de la journée. Le soir, il faisait parfois irruption dans ma chambre, pour m’entraîner à quelque escapade juvénile, dans les jardins de l’oasis.

L’ennui de Ghardaïa me rongeait doucement. J’étais las de voir chaque jour devant moi les murs ardents du bordj, la balustrade blanche du jardin public où ne pousse qu’un peu d’orge jaunissante ; las d’entendre chaque après-midi la voix du négro à djellaba mauve, nasillant sur un air éternel la complainte à mille couplets dont se berce le nonchaloir des Arabes.

J’annonçai bientôt à Sarterre mon intention de rentrer en Europe.

— Moi, je passerai l’été ici, dit-il. Je me moque des chaleurs et l’Europe me décourage. Ce continent, retourné comme un champ de pommes de terre et où les bâtisses poussent comme l’herbe à cochons… Non, je ne peux pas chanter cette nature-là. Terre trop humaine. Et l’homme y est dangereux. J’ai peur du jour où des messieurs en redingote m’applaudiront de nouveau. Je me dis : « Le jour où ils applaudiront les nuages et les rivières, c’est que les nuages et les rivières se seront laissé attraper ! » Eh bien, moi, je ne veux pas me laisser attraper. Je veux rester libre et maladroit devant cette race… terrible et furieux en face de ses doctrines… et enragé dans ses fourmilières. Je ne suis pas comme elle. J’aimerais mieux être un scorpion dans son trou que de lui ressembler.

Il ajouta plus tard avec une rancune contenue :

— Il y a une espèce qui m’écrase : celle des gens au regard tendre qui croient l’univers bâti pour eux… les bouches régulières qui parlent de progrès… les belles consciences qui luttent pour la justice… Elles auraient fini par me réduire au silence… J’ai besoin d’une joie cruelle qui ne peut grandir en leur présence. J’en ai fini avec leurs chimères. Je me suis décrassé de ce nuage gluant.

Il renversait la tête en arrière et parlait dans un abandon proche de la violence :

— Il y a des moments où le bonheur passe à travers ma poitrine, comme le soleil à travers un arbuste… Il y en a d’autres où je sens en moi des forces aussi aveugles, aussi involontaires que le vent du sud, quand il déplace les dunes… Ah, il faut tout de même que vous entendiez ma musique, avant de partir.

Il me prit par le bras et m’emmena au premier étage, dans une pièce carrelée, garnie d’un piano et d’une table de travail, sorte d’établi en bois blanc posé sur des tréteaux. Les volets clos interceptaient la lumière, mais le vent chaud qui soufflait depuis deux jours avait saupoudré de sable les manuscrits et le pavé.

Sarterre se mit au piano.

— Vous savez, annonça-t-il en se retournant, vous grincerez des dents. Ceci n’est pas fait pour mes « semblables ». Totalement incapable de les émouvoir. Aucune espèce de sentiments humains !

Il joua. L’instrument était faux, les marteaux, rongés par l’air du désert. Plusieurs cordes vibraient. Mais les heurts et les tintements s’atténuaient sous les mains légères de Sarterre. Peut-être accentuaient-ils l’impression d’irréalité que me produisaient ces premières mesures. Il me semblait assister à un défilé de fantômes ivres. Je n’avais jamais entendu pareille musique, aussi incroyablement joyeuse, aussi libre de la charge fatale que, depuis deux mille ans, l’homme traîne partout avec lui, dans ses philosophies, dans ses religions et jusque dans ses rêves. Je m’étais souvent demandé si un art différent du nôtre n’était pas possible. Et voici qu’une réponse m’arrivait de ce piano discord, dans cette chambre carrelée, à bien des lieues de la civilisation. Oui, la petite forme humaine, courbée par la tristesse, était absente de ces pages. L’art que j’attendais existait.

Mais ma surprise était grande qu’entre tous, celui-ci l’eût créé. Que sa musique lui ressemblait peu ! Je ne savais pas encore à quel point l’instinct poétique se joue des contradictions. Dans ce domaine, rien d’impossible, pas même à une gorge enrouée de produire un son clair. Voici un anxieux, un faible, assiégé de mille craintes et sa musique reflète la joie audacieuse d’un jeune dieu. Voici un analyste, un maniaque du moi, péniblement courbé sur lui-même et sa musique est aussi inconsciente qu’une force de la nature. Je le sais débauché, capable des plus cruelles bassesses et sa musique est innocente comme les jeux d’une panthère…

Pourquoi ? Peut-être, — il me l’a dit un jour, — parce que le génie se paie ; parce qu’une vie inquiète est la rançon d’une œuvre sereine. Peut-être aussi parce que cette œuvre est le songe que l’artiste aurait voulu vivre, l’image sacrée de ce qu’il n’a pu devenir. Plus il s’enlise dans l’enfer qui lui est dévolu, plus son œuvre s’en dégage…

Après le premier morceau de sa symphonie, Sarterre, qui devinait ces muettes interrogations, me dit, les yeux brillants :

— Je vais vous confier un grand secret : j’ai profité d’un moment où personne ne me voyait, pour me débarrasser de ce que les femmes appelaient mon âme. Cela s’est passé là-bas, sur la piste du sud. Elle est au fond d’un puits, à quarante mètres sous les sables. Je crois qu’elle ne remontera pas. Voilà pourquoi ma musique est libre, libre comme un requin dans l’Atlantique !

Il riait et plaisantait tout en jouant, ou bien s’extasiait naïvement sur la beauté d’un passage. Quand il eut terminé, il était ivre ; il ouvrit les volets sans raison, avec des gestes déréglés. Le pesant soleil de midi nous frappa au visage. Des colonnes de poussière se levaient sur la route, comme des vapeurs de soufre, puis retombaient.

— Vous n’allez pas sortir ? dis-je en le voyant coiffer son casque. Il y a plus de quarante degrés. La lumière est effrayante.

— C’est ce que j’aime, répondit-il en chancelant un peu. Je vais passer chez Zorah. C’est une prostituée soudanaise qui attend, drapée de soie jaune, à genoux derrière une porte ajourée. Son patio est badigeonné de bleu. Il y fait une chaleur d’enfer. Cela sent l’huile frite et l’encens. Il y a un petit monstre pourri de syphilis qui joue de la flûte, accroupi dans un coin.

Son œil était vague, sa voix pâteuse. Je me sentais mal à l’aise. J’aurais voulu qu’il se tût. Mais il continua :

— Ensuite, j’irai dans la Chebka. Je ne regarderai pas ce grand trou azuré au-dessus de ma tête. Non, non, l’inspiration ne me tombe pas du zénith ! Ha, ha !… Ma force tient à la terre. Je crois que ma musique m’est soufflée du sol. Elle sort des pierres calcinées et des langues de feu qui dansent derrière les bancs de sable… Au revoir.

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