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Le roman de Confucius

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LE PRÉSENT CACHÉ DE LA MUSIQUE

Cette année-là fut une année d’abondance pour les récoltes. Comme contrôleur des greniers publics, Confucius fut appelé à créer un dépôt de grains supplémentaire qui devait servir de réserve pour les temps de disette.

Profitant des pleins pouvoirs qu’il avait reçus du roi de Lou, il décida d’établir ce dépôt dans une partie des maisons de la rue basse de la ville dont il indemniserait les habitants. Il purifierait ainsi, par la saine présence du grain, ce quartier qui était la honte du Tséou.

La maison qu’avait habitée Lu et où Mong-Pi vivait maintenant solitaire, faisait partie des maisons que l’on devait transformer. Quand Mong-Pi sut ce qui avait été décidé, il déclara que plutôt que d’abandonner son vieux toit incliné il préférait être enseveli sous les grains, et il lança au loin les taëls d’argent qu’on lui apporta de la part du contrôleur des greniers publics.

— Je suis en présence d’un conflit de devoirs, dit Confucius lorsqu’il fut informé de la chose.

Il médita quelque temps.

— La raison de l’État doit passer avant la raison d’un individu, même si celle-ci s’appuie sur les plus nobles sentiments, puisque l’État est la réunion de tous les individus et par conséquent de tous les nobles sentiments.

Et il donna l’ordre d’expulser Mong-Pi, en veillant toutefois à ce qu’il ne se précipitât pas sous les grains pour être étouffé, selon sa promesse.

Mong-Pi coucha désormais à la belle étoile. Il n’avait emporté de sa maison qu’un morceau de bois qu’il avait grossièrement sculpté et qui représentait sa mère Lu. Et il continua à accomplir maintes actions déraisonnables, à chanter et à rire sans motif, et à pleurer quelquefois quand il était en haut de la colline, à côté du tertre, parmi les genévriers.

Et Confucius grandit en sagesse, en vertu et en connaissance. Sa renommée fut bientôt telle, malgré son jeune âge, que beaucoup de gens venaient de loin pour entendre sa parole, étudier l’histoire et la morale avec lui. Il fut à la fin obligé d’ouvrir une école et il eut des disciples.

Il s’aperçut un jour qu’un étrange amour de la musique lui était venu. Il ne savait pas comment. Mais il était certain que les sons harmonieux développaient en lui le goût de la vertu. Il alla étudier le luth avec un grand musicien qui s’appelait Siang, et il devint vite un artiste consommé. Toutefois il établissait une grande différence entre la musique correcte et celle qui ne l’était pas, celle qui fait tendre à la perfection et celle qui développe des passions déréglées.

A cause de cette différence il fut obligé d’interdire à son épouse Ki-Kéou de se lever avant l’aurore pour aller jouer du luth dans le jardin. D’abord parce qu’il n’était pas convenable de faire de la musique quand tout le monde dort encore, ensuite parce qu’il y avait dans les airs qu’elle jouait une certaine langueur, quelque chose d’ailé et de magique qui ne convenait pas à l’épouse d’un contrôleur des greniers publics.

Il acheta à Ki-Kéou, pour qu’elle jouât à des heures normales les airs qu’il lui indiquait, toute une variété de luths neufs qu’il fit venir de la capitale du royaume de Lou.

Mais Ki-Kéou ne savait jouer qu’avant l’aurore et sur son ancien luth de jeune fille. Elle se résigna, car on n’a jamais vu de révoltes d’oiseaux dans les cages. D’ailleurs elle était enveloppée par la bonté de Confucius comme par un filet de soie blanche. Elle l’admirait et elle disait :

« Il m’a comblée. Je lui dois tout. Et moi je n’ai rien pu lui donner de ce qu’il aime, ni textes sacrés, ni hymnes religieux, ni paroles des anciens empereurs ! Comment pourrais-je jamais m’acquitter ? »

Elle ne savait pas qu’elle lui avait donné pourtant le plus inestimable des présents. C’était avec les harmonies de son luth que s’était insinué dans l’âme de Confucius, par d’invisibles vibrations subtiles, l’amour de la musique dont il faisait tant de cas. Et lui l’ignorait aussi, car les hommes ne peuvent pas croire que le meilleur de leur âme, le germe de leur sagesse et de leur art, ce sont les femmes ignorantes qui le leur apportent.


Un jour que Confucius s’entretenait en marchant dans la campagne avec Tseu-Lou et Tseu-Kong, jeunes hommes riches qui étaient venu s’installer à Tséou pour écouter ses enseignements, il vit sur le chemin paraître Mong-Pi.

Mong-Pi boitait plus qu’à l’ordinaire et semblait très las. Il s’agenouilla devant Confucius :

— Puisque tu m’as tout pris, dit-il, prends aussi mon âme et transforme-la. Enseigne-moi la sagesse. Je veux être ton disciple.

— Je ne demande pas mieux que de t’instruire et de te réformer, dit Confucius, mais pourquoi dis-tu que je t’ai tout pris ?

Mong-Pi se tut.

Confucius réfléchit et, se tournant vers Tseu-Lou et Tseu-Kong, il ajouta :

— Peut-être a-t-il raison. La substance de la sagesse est faite avec la substance de la folie.

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