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Le roman de Confucius

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L’ENTREVUE DE KIA-KOU

Quand le roi de Tsi fit inviter le roi de Lou à une amicale entrevue par un ambassadeur vêtu de bleu en signe d’amitié et accompagné de cavaliers bleus comme lui, Confucius pressentit tout de suite un piège, car il possédait la clairvoyance des choses humaines. Comme il cultivait le courage autant que les autres vertus, il décida d’accompagner son maître à l’amicale entrevue qui devait avoir lieu à Kia-Kou sur le territoire de Tsi. Et, comme il cultivait aussi la prudence, il donna l’ordre au Taï-Fou de la guerre de suivre le char royal avec une troupe de cavaliers bien armés.

Les deux souverains et leurs ministres devaient s’entendre sur le sujet qui les divisait depuis longtemps et qui était la possession de trois villes du royaume de Lou dont le roi de Tsi s’était emparé, au mépris de toute justice. L’entrevue devait avoir lieu au coucher du soleil, à cause de la représentation qui devait suivre et à laquelle l’ombre de la nuit donnerait plus de beauté.

Dans une grande prairie une estrade avait été dressée au milieu de bosquets de bambous et de canneliers, et les deux souverains y prirent place avec leurs ministres.

Tout de suite Confucius parla avec la fermeté d’un homme qui réclame ce qu’il est juste de réclamer et qui sait pouvoir faire appuyer la justice par la force.

La nuit était venue pendant le cérémonial de l’accueil, les premières formules de politesse, les hypocrites protestations. Le prince Tin, les yeux perdus dans le ciel du soir, semblait se désintéresser du débat. Confucius parlait, mais la force de son raisonnement lui permettait de suivre ce qui se passait autour de lui et l’événement dont il lisait la trame sur le visage du roi de Tsi et de son ministre Yen-Ying.

Des porteurs de lanternes sortaient des bosquets de bambous et entouraient l’estrade de tous les côtés. Une triple rangée s’échelonna sur chaque côté de l’escalier qui faisait communiquer l’estrade avec la prairie. Confucius remarqua que les lanternes, au lieu d’être bleues comme l’amitié, étaient rouges comme la violence et que tous les porteurs étaient revêtus de la cuirasse et avaient à leur ceinture le sabre des guerriers.

Le ministre Yen-Ying s’était levé. Il allait jeter le masque. Confucius ne lui en laissa pas le temps. Il saisit le gong que tenait un serviteur et il en frappa plusieurs coups précipités.

A ce signal le Taï-Fou de Lou et ses cavaliers sortirent du bois voisin où ils attendaient et accoururent à travers la prairie vers l’estrade qu’ils enveloppèrent, avec un grand cliquetis d’armes. Quelques lanternes tombèrent, quelques sabres furent tirés. Il y eut un moment de confusion. Les gens de Lou et ceux de Tsi attendaient l’ordre d’en venir aux mains. Yen-Ying s’avança pour crier cet ordre.

Confucius le prévint encore.

— J’ai pensé que l’heure du spectacle était venue, dit-il, et j’ai voulu que ces quelques hommes d’escorte fussent témoins des divertissements qui sont préparés.

Yen-Ying évalua silencieusement les forces en présence et s’inclina. Il fit signe à Yan-You et à sa troupe de s’avancer.

Le prince Tin n’avait pas interrompu sa rêverie.

Les musiques qui retentirent aussitôt étaient inusitées, plus voluptueuses, plus étranges que celles que l’on entend d’ordinaire ; il y avait des éclats de tambour qui heurtaient la raison et des plaintes de flûtes qui déchiraient le sens de la pudeur.

Mais avant que Confucius ait pu s’indigner de l’inconvenance de telles harmonies, les comédiens avaient commencé la représentation de la pièce.

Or cette pièce mettait en scène les amours de la reine Wen-Kiang avec un guerrier ridicule qui portait une tête d’âne. La belle Miao-Chen était si délicieuse dans le rôle de la reine que, lorsqu’elle parut, il y eut un frisson dans l’assistance et toutes les lanternes oscillèrent dans l’air comme si les porteurs étaient ivres.

Confucius eut la présence d’esprit de déployer son éventail devant le visage du prince Tin pour lui dérober l’éclat des yeux violets tout en l’entretenant à voix basse des trois villes dont il exigeait la restitution. Ainsi occupé par le jeu de l’éventail il n’écouta que d’une oreille et la pièce était déjà presque finie quand il perçut quelle scandaleuse injure elle constituait par son sujet en même temps qu’un perfide appel à la démence du prince Tin.

Il se leva pour l’interrompre. Mais des rires tumultueux couvrirent sa voix. Mong-Pi, porteur de la tête d’âne, mimait de façon si plaisante la joie d’un guerrier caricatural favorisé par l’amour d’une divine créature que les spectateurs s’asseyaient sur le sol pour rire à leur aise et que les cavaliers de Lou se laissaient tomber de leur cheval en s’esclaffant.

Puis un silence passa soudain et les paroles indignées se figèrent sur les lèvres de Confucius. Miao-Chen dansait. Elle dansait presque nue avec un léger mouvement de ses seins et de ses hanches étroites. Elle avait mis sur son visage l’expression de la plus parfaite pureté en même temps que son corps exprimait le frémissement du désir, l’attente de la volupté. Et à mesure que cette volupté grandissait en elle comme si elle était sortie du plus profond de son corps mince, ses yeux, pareils à l’eau d’un étang un soir d’orage, devenaient plus intensément violets et plus ingénus et elle les fixait, comme il le lui avait été commandé, sur le prince Tin.

Mais en vain. L’éventail de Confucius passait et repassait et tout le temps que dura la danse le sage ministre entretint son souverain des plus graves sujets et occupa son attention.

Or, les fautes doivent être suivies par les châtiments et les forts ne doivent pas supporter l’injure sans devenir faibles. Le Taï-Fou de Lou se tenait maintenant à la droite de Confucius prêt à venger l’injure, et les cuirasses des cavaliers étincelaient circulairement. A peine Confucius avait-il laissé éclater sa colère que le roi de Tsi se confondait en excuses et que le ministre Yen-Ying se tordait les mains de désespoir. Ils n’étaient pour rien dans tout ceci. A leur insu cette pièce avait été représentée. Il ne fallait accuser que d’indignes histrions.

Confucius ne consentit pas à se retirer sans une réparation visible et immédiate. Yen-Ying lui offrit de faire mourir à l’instant toute la troupe des comédiens sur le lieu même où l’injure avait été commise. Confucius trouva, dans son amour de l’humanité, que ce massacre était exagéré et inutile. Il n’exigea que la mort de la femme impudique qui avait dansé. Il savait qu’il détruisait ainsi un des contraires de la vertu, une des formes du mal sous son aspect le plus tentateur, le plus mystérieusement attrayant et le plus détestable.

Quand on vint la chercher, la belle Miao-Chen riait, assise dans la prairie, une tête d’âne sur les genoux et, parfois, elle posait son jeune visage sur l’épaule de son compagnon Mong-Pi. Elle crut qu’il s’agissait de récompenses, de félicitations, et elle tomba à genoux, avec allégresse, toute petite devant l’énorme puissance des hypocrisies royales et des convenances officielles.

Un peu plus tard, Confucius ayant fait signer au roi de Tsi la restitution des trois villes, prenait congé de lui avec mille salutations. Il entendit des cris déchirants et il s’arrêta au moment de monter sur son char.

— Ce n’est rien, dit Yen-Ying. C’est le bouffon Mong-Pi qui pleure la femme qu’il aimait.

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