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Le roman de Confucius

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LES MIROIRS BRISÉS

Penché à l’avant de la jonque qui l’amenait vers l’île des cinq palais royaux, Confucius fronça les sourcils.

— Si l’on veut supprimer le mal, il faut supprimer sa cause, murmura-t-il.

Le désir de la vertu était venu dans l’âme du prince Tin et l’avait envahie entièrement. Il obéissait désormais à son ministre Confucius.

Et comme, ce soir-là, il voulait deviser avec lui sur les réformes à accomplir, il l’invita à marcher un peu avec lui au bord des eaux calmes.

— Nous ne prendrons pas cette allée, dit doucement Confucius. Le parfum des narcisses est trop pénétrant et il invite à la rêverie. L’ombre des canneliers est trop douce et elle invite à la paresse. Sans ombre et sans parfum doit être la promenade des rois.

Et toute la nuit, à la clarté des lanternes, des serviteurs coupèrent les narcisses, émondèrent les canneliers, en sorte qu’au matin il n’en restait plus que les troncs, comme des poteaux mélancoliques.

— Afin de délivrer l’âme en peine du souverain, chaque jour je briserai un miroir, avait dit Confucius à ses disciples. Et ainsi l’illusion mourra et la vérité de la vie apparaîtra.

Et chaque jour, dans le palais des miroirs, le prince Tin vit voler en éclats une des facettes de son rêve. Le visage de la reine Wen-Kiang prit peu à peu pour lui une expression douloureuse et fatiguée, sa forme devint plus vaporeuse, plus ténue. Il semblait qu’elle eût de la peine à apparaître ; elle glissait tristement, devenue timide et fugitive. Lorsque le dernier miroir fut brisé, le prince Tin vit dans un de ses morceaux une reine Wen-Kiang qui n’était pas plus grande que son doigt et qui s’effaçait dans une brume de cristal cuivré.

— Comme je suis heureux, dit-il avec mélancolie, de voir enfin les choses telles qu’elles sont.

Il se plut davantage à écouter les concerts de ses musiciens qui, le soir, jouaient sur le petit lac, entre les cinq palais, dans une jonque tendue de soie.

Confucius donna l’ordre qu’il y eût chaque jour, derrière la soie de la jonque, un musicien de moins.

Le concert s’affaiblit graduellement. Debout, sur la terrasse de son palais, le prince Tin écoutait comment chante la beauté du monde quand elle va mourir.

La lune resplendissait et jamais le printemps n’avait été si beau que le soir où il n’y eut dans la jonque que la voix grêle d’un seul luth. Confucius était venu pour se rendre compte de ce que ferait sur l’esprit du prince le dernier soupir de la musique.

Et les accents du luth unique furent particulièrement étranges et tels qu’on n’en avait jamais entendu de semblables.

Les mandarins de la cour, les gardes, les conducteurs de jonques coururent sur les bords du lac et se rangèrent entre les troncs taillés des canneliers pour mieux entendre. De la ville se détachèrent des barques qui vinrent autour du losange de l’île et demeurèrent immobiles, comme fixées sur le bleu des eaux par le mystère de l’harmonie. Au loin, les rivages de Lou se peuplèrent de formes attentives et comme avides de recueillir des miettes de sons.

Entre les cinq palais, au milieu du losange de la petite île, le solitaire joueur de luth, invisible derrière la soie tendue, chantait la tristesse des beaux visages qui se fanent, des grandes ambitions que l’on n’a pas le courage de porter jusqu’au bout, des amours auxquelles on est infidèle malgré soi. Et il y avait dans cette musique les échos d’une gaîté bizarre et violente, d’une danse un peu insensée qui permettait de croire que cette plainte n’était qu’un jeu.

Le prince Tin était secoué de sanglots et Confucius ne s’expliqua pas tout d’abord pourquoi il revoyait des images auxquelles il ne pensait plus, qu’il avait volontairement écartées. Et, soudain, il reconnut la musique. Il se rappela une froide aurore dans son jardin, il revit son épouse Ki-Kéou violant la règle édictée par lui, méconnaissant la piété filiale, essayant de faire triompher sa fantaisie, de tourner en dérision la sainteté des usages familiaux. Dans cette musique il y avait la fantaisie, la libre allégresse, l’esprit de révolte, tout ce qui était dangereux et haïssable. C’était cet air que jouait Ki-Kéou à l’heure intermédiaire où l’épouse doit reposer encore auprès de l’époux.

Le musicien s’était déjà tu lorsque Confucius songea à donner l’ordre qu’il s’arrêtât de jouer.

— Faites comparaître ce musicien devant moi, dit-il à l’intendant de la musique.

Mais on ne put le trouver. Il avait déjà regagné le rivage de Lou.

— Je l’avais engagé récemment, dit l’intendant de la musique. Il n’observe aucune des règles prescrites et cependant il y a dans sa manière de jouer une singulière beauté.

— Il n’y a pas de beauté sans l’observance des règles, dit sévèrement Confucius.

L’intendant baissa la tête.

— Qui est-il ? reprit Confucius.

— C’est un certain Mong-Pi, qui est boiteux et fort laid.

Confucius baissa la tête.

— Dois-je le faire rechercher et lui faire appliquer la bastonnade ? dit encore l’intendant.

Confucius resta silencieux. Il réfléchissait.

— Faites-le rechercher et qu’on le reconduise à la frontière du royaume, après lui avoir donné quelque argent.

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