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Le roman de Confucius

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EXERCICE DE LA PIÉTÉ FILIALE

Comme la tradition de la piété filiale dans l’empire, la santé de la mère de Confucius déclinait. Elle mourut dans l’année Koci-Yeou et Confucius, qui l’avait tendrement aimée, la pleura. Mais le sort des grands hommes est rigoureux, il faut que leur douleur elle-même serve d’exemple aux autres hommes.

L’antique cérémonial voulait qu’à la mort du père ou de la mère, le fils s’interdît toute fonction, qu’il s’enfermât chez lui durant trois années sans sortir une seule fois, pour se consacrer à sa douleur. Cette tradition redoutable, qui causait souvent la ruine de ces familles volontairement captives, n’était plus observée que rarement.

Lorsque sa mère fut enterrée selon les rites, les pieds au midi et la tête au nord, à l’abri des animaux carnassiers, dans un cercueil enduit de vernis et de quatre pouces d’épaisseur, Confucius déclara qu’il comptait observer le deuil rigoureux des anciens, qu’il se faisait une obligation de se démettre de son emploi et il passa la porte de sa maison pour ne plus la repasser durant trois années et demeurer avec l’esprit de sa mère.

Les rites pieux prescrivaient que l’épouse et le fils de l’épouse devaient agir comme l’époux, et, auprès de Confucius, Ki-Kéou fut donc enfermée avec l’esprit de sa belle-mère.

La maison se trouvait à l’extrémité d’un faubourg et elle était assez vaste pour qu’on y méditât tranquillement, mais assez petite pour qu’on y connût l’ennui sans fin. Les dalles de la cour intérieure étaient sombres et usées par des pieds d’antiques habitants de Lou, et quand Ki-Kéou, à mille reprises, les eut comptées, elle n’eut plus le courage de recommencer. Le jardin expirait aux pieds des remparts de la ville et ces remparts, faits de blocs massifs, étendaient sur le jardin une ombre si lourde que, quand Ki-Kéou traversait cette ombre, elle en demeurait pénétrée intérieurement comme si l’ombre avait aussi envahi son âme.

La mère de Confucius avait été une brebis dévouée, de l’espèce de celles qui marchent dans leur laine épaisse les yeux obstinément tournés vers la terre et qui ne voient pas les oiseaux voler autour d’elles. Elle avait à peine vu Ki-Kéou, mais elle avait été importunée par son vol et elle l’avait montré en regardant obstinément vers la terre avec la désapprobation du silence et en ayant l’air d’ignorer son existence.

Lorsque Ki-Kéou fut prisonnière de la maison en bordure des remparts et du jardin à l’ombre lourde, elle commença à entendre la voix de celle qui ne lui avait presque jamais adressé la parole de son vivant.

— Mauvaise bru, tu n’es pas triste de ma mort !

Syllabes sans inflexion tombant de l’unique mûrier du jardin que l’ombre du rempart ne pouvait atteindre et près duquel Ki-Kéou aimait à s’asseoir.

— Mauvaise mère, ton fils Pe-Yu ne suffit pas à ton bonheur.

Souffle verbal qui glissa sur le balcon de bois peint où elle regardait quelquefois passer le porteur d’eau et l’ânier conduisant un âne chargé de riz.

— Mauvaise épouse, tu ne sais pas consoler ton mari !

Cela monta des dalles de la cour. Dans la salle qui était au fond, il y avait l’autel des ancêtres et une lampe y faisait une clarté rouge, dans le crépuscule. Devant l’autel Ki-Kéou perçut Confucius sous sa robe jaune, prosterné, qui priait ou qui méditait. Son dos paraissait énorme, trapu, assez puissant pour porter le poids de la maison et même celui de la ville, avec ses remparts.

Oh ! non ! Elle ne savait pas consoler son mari ! Cet autel des ancêtres était terrible avec sa lampe qui la fixait comme un œil unique. Il ne s’agissait pas de consoler, d’être une bonne mère, une bru pieuse. Il s’agissait de ne pas avoir peur, de ne plus vivre avec une morte qui vous parle, de sortir du temple glacé, d’être quelque part où l’on a un peu chaud au cœur.

Ce soir-là Ki-Kéou se mit à courir dans tous les sens, à fuir en rond dans le jardin et la maison pour échapper à l’accusatrice invisible et atteindre la région où vivent les hommes. Ses ailes heurtèrent la porte d’entrée et c’est là où elle défaillit pour se retrouver dans les bras du gardien Tchang, sous l’œil attristé de Confucius.

— L’amour mutuel comporte des charges, dit-il. Mais l’obéissance à son devoir procure à la longue la plus pure joie. Il ne s’agit que de s’habituer à cette obéissance.

Et le lendemain elle trouva à l’endroit de sa chambre où elle avait l’habitude de se tenir un exemplaire du Y-King, le plus abstrait des livres canoniques, affectueuse attention de son mari pour la distraire.

Ki-Kéou chercha à s’habituer. Mais on s’habitue à tout, sauf à la peur. Elle ne pouvait plus s’asseoir sous le mûrier ; elle ne pouvait plus marcher dans la cour, regarder les porteurs d’eau et les âniers sur le balcon, à cause de la voix sans timbre, à cause de l’occulte présence, à cause de ce compagnon sans visage qui l’accompagnait dans la maison.

Elle ne s’habitua pas, mais elle obéit. Son sang ne courut plus dans ses veines avec la même ardeur, ses joues pâlirent, ses yeux se creusèrent. La beauté du corps la quitta comme vous quitte un ange à qui l’on ne donne pas l’aliment azuréen dont il se nourrit.

Penché sur les livres sacrés, Confucius se disait, quand il pensait à Ki-Kéou :

— Elle n’est pas intelligente, mais elle pratique la seconde vertu qui est l’obéissance.

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