Le roman de Confucius
LE LUTH BRISÉ
Et un matin, à l’heure où le soleil n’est pas encore levé, Ki-Kéou, qui ne dormait pas, résolut de lutter avec l’ombre ennemie. Et elle alla chercher son arme, le vieux luth dont elle jouait jadis dans le jardin aux herbes.
Elle descendit à pas de loup, traversa la cour silencieuse, passa sans se prosterner devant l’autel des ancêtres, s’avança, dans le ténébreux jardin, plus loin que le mûrier et alors se mit à jouer.
Elle joua des airs légers, des airs d’autrefois où il y avait des danses et des bouffées de chansons et des refrains de vagabonds. Elle savait que l’ombre rôdait autour d’elle avec ses accusations et ses malédictions, et elle se défendait avec ses airs, lui portait les coups de la musique, s’enveloppait dans le rêve de sa jeunesse comme dans une cuirasse de cristal aérien.
— Mauvaise bru ! mauvaise mère ! mauvaise épouse !
Oui, elle était tout cela. Elle le savait bien, et c’était de se savoir si mauvaise qu’elle dépérissait un peu plus chaque jour et que la délicieuse expression suave de ses traits avait disparu. Mais, pour une fois, elle savourait l’ivresse spirituelle du crépuscule d’avant l’aurore dans le tourbillon léger de la musique.
Un pas rapide retentit dans le jardin. Elle s’arrêta de jouer. Confucius était devant elle.
Il sentait la gravité et l’étendue de son devoir, le devoir de diriger vers le bien une âme faible, celui de réprimer l’inconvenance. Il éprouvait une tristesse sincère de s’apercevoir que Ki-Kéou n’avait pas compris ses enseignements, ne possédait pas la seule vertu qu’il lui attribuait : l’obéissance.
— C’est ainsi que tu honores l’esprit de ma mère morte, dit-il avec sévérité. Tu n’hésites pas à violer la majesté du deuil et à contrecarrer par un scandale nocturne le bel exemple que je veux donner. Pour agir ainsi tu n’aimais donc pas ma mère ?
Ki-Kéou regardait Confucius aussi terrifiée que si elle avait été en présence du juge qui pèse les actions humaines dans les enfers.
— Non, murmura-t-elle doucement.
Les yeux de Confucius plongèrent avec horreur dans les yeux innocents de Ki-Kéou comme dans l’abîme monstrueux du Chaos aux jours lointains où le mal naquit de la matière en désordre. Il saisit le luth, emblème de la révolte, des actions incompréhensibles, de l’art insensé en lutte contre la vertu, et il en brisa d’un seul coup toutes les cordes. Puis il le jeta à terre avec colère.
Ki-Kéou poussa un faible cri, pareil à celui d’un oiseau qui meurt, et elle croisa ses mains effilées sur sa poitrine amaigrie.
Honteux de ce geste, indigne d’un sage, Confucius s’éloignait déjà à grands pas.
Insensiblement le jardin s’éclaira d’une lumière confuse comme la conscience d’un oiseau. Les remparts commencèrent à étendre leur ombre pesante. Au loin résonna la clochette d’un bonze.
Juste en cet instant la tête de l’errant Mong-Pi apparaissait au-dessus du mur de terre qui entourait le jardin. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu Ki-Kéou ! Il savait qu’elle était enfermée dans la maison du deuil. Il voulait apercevoir une seconde le beau visage d’où s’était dégagé, comme une vapeur qui s’élève d’un lac bleu, le premier rêve de sa jeunesse.
Il vit les traits émaciés, le corps grêle, le luth brisé. C’était, dans le jardin sans joie, le fantôme dépouillé de beauté de celle qu’il avait aimée. Le dos de Confucius disparaissait du côté de la maison, arrondi comme la politesse, écrasant comme la vertu.
Mong-Pi se laissa retomber dans la rue. Au pied du mur de terre, accroupi, il pleura longtemps.
Quelle terrible loi humaine ! Celui qui recherche la sagesse perd en même temps la beauté. Est-ce que la folie ne vaut pas mieux ?