Le roman de Confucius
LA MORT DE KI-KÉOU
Sur la colline qui domine Tséou, tenant à la main le squelette d’un luth sans cordes, une vieille femme courait dans la neige. C’était Ki-Kéou, la patiente, la solitaire épouse de Confucius.
A cause de son manque de piété filiale, elle avait été reléguée à Tséou et elle y avait vieilli dans ce crépuscule sans lumière des âmes simples qui ont perdu leur idéal.
Elle allait vite, car elle savait que sa vie était courte. Depuis longtemps Confucius annonçait son retour. Elle avait espéré ce retour et elle l’avait craint. Puis elle avait cessé d’y croire. Mais, ce soir-là, il ne pouvait plus y avoir de doute. Un disciple en était venu porter la nouvelle. Confucius couchait à cent lis à peine de Tséou et il serait là le lendemain. Il y avait des années que Ki-Kéou n’avait plus bien la connaissance nette des choses. Tout se confondait dans son esprit, les voyages de Confucius, le départ de son fils Pé-Yu, le visage du vieux gardien Tchang, mais elle savait qu’il était nécessaire qu’elle jouât une fois encore avec son luth mort dans le jardin inculte de la maison abandonnée de son père. Par timidité vis-à-vis d’elle-même, par absence de volonté, elle avait reculé sans cesse la réalisation de ce rêve et maintenant une grande terreur venait de la saisir de ne plus pouvoir jamais se retrouver dans les allées de sa jeunesse, à l’heure intermédiaire où le soleil n’est pas encore levé.
Dans la nuit blanche et froide, le long des cèdres et des frangipaniers, elle s’en allait comme en rêve, heurtant parfois quelques pierres funéraires qui émergeaient sous la neige, le long de la route. Enfin, au fond de la vallée, elle vit une petite tache sombre.
Depuis la mort de son père la vieille maison était inhabitée. Le vent s’en était emparé et en avait dispersé la toiture. La pluie et le soleil avaient accompli leur lent travail. Les fenêtres ouvertes étaient comme des yeux crevés et une porte battante poussait un gémissement perpétuel.
Ki-Kéou n’eut pas de peine à pénétrer dans le jardin, car le mur de clôture, qui avait déjà des brèches aux jours de son enfance, était maintenant presque complètement détruit. Mais elle ne reconnut ni la silhouette des arbres ni le contour des buissons. Le jardin avait changé comme elle-même. Les années y avaient apporté la folie exubérante de la nature.
A chaque pas que faisait Ki-Kéou, cherchant la place où elle s’asseyait autrefois, une épine s’accrochait à sa robe comme si un démon nocturne l’avait tirée à lui. Elle savait que les Tao-Niu, sorcières en relation avec l’esprit des belettes, ont coutume de hanter les maisons solitaires et de guetter les passants pour les entraîner par des couloirs secrets dans des salles souterraines où elles boivent leur sang. Elle se souvenait que, par les nuits d’hiver, une énorme grenouille d’un aspect terrifiant sortait d’un étang voisin et arpentait la vallée avec ses jambes en forme d’échasses. Seul celui qui possédait la pierre Che-Kan-Tang et qui la lui lançait avait le pouvoir de la faire rentrer sous les eaux. Elle regardait si elle n’apercevait pas soudain devant elle le vieillard Fong-Pé, qui a une robe d’hermine et deux outres en peau de souris derrière le dos et qui est attaché par un fil de soie à l’étoile Ki. Son haleine est remplie de glaçons aigus comme des dards qui transpercent ceux qu’il rencontre. Et elle mettait son bras devant son visage parce qu’il y a dans chaque tourmente de neige un héron fantastique qui crève les yeux des humains avec un bec de porphyre mat.
Il y eut un hurlement au lointain, puis un autre dans une direction différente, puis beaucoup de hurlements plus rapprochés. Ki-Kéou vit parmi les pierres de la muraille écroulée les yeux rouges d’une bande de loups qui faisaient un cercle autour d’elle.
Alors elle commença à jouer, à faire vibrer les cordes absentes du vieux luth parce qu’elle avait cru percevoir dans la neige une teinte aurorale qui n’était que le reflet de la lune vaguement errante au fond de l’horizon. Passionnément, elle joua de cette musique qui n’avait pas de sons et elle finit par oublier les Tao-Niu, la terrifiante grenouille et le vieillard Fong-Pé au bout de son fil de soie. Elle joua très longtemps dans les ténèbres neigeuses jusqu’à ce que ses doigts fussent engourdis par le froid et le contact des invisibles cordes.
Peut-être la musique qui n’est que rêvée par une âme insensée a-t-elle une action sur les bêtes sauvages. Les loups aux prunelles rouges restèrent immobiles derrière les pierres et écoutèrent ce qu’ils n’entendaient pas.
Avec une inexorable lenteur le soleil insinua une lumière diffuse dans la neige. Un léger souffle secoua les hauts cèdres comme des gerbes d’ouate. Les loups glissèrent à pas feutrés. Une ombre humaine s’avança sur la route.
Et dans l’enchantement hyperboréen du paysage le luth aux cordes vraies du musicien Mong-Pi fit vibrer l’air glacé du passé. Était-il venu retrouver par le souvenir la première image de la beauté ? Avait-il entendu au loin la musique de l’âme ? Il était là. Il joua pendant que le globe du soleil levant émergeait des buées laiteuses, versait son sang violet dans le ciel floconneux.
Puis il se pencha par habitude vers le jardin subitement peint avec des flammes et il vit, appuyée sur le tronc d’un arbre, une belle morte gelée, blanche comme une statue de cristal.