Le roman de Confucius
PRIÈRE A LA MÉDIOCRITÉ
Et ce soir-là, comme les étoiles s’allumaient, Confucius s’avança sur la terrasse du pavillon qu’il habitait dans les jardins de l’ancien ministre Tchang-Houng. C’était le premier jour de la pleine lune du printemps et l’on célébrait la fête des Lanternes en l’honneur de l’Esprit qui préside au pouvoir céleste.
Le murmure des incantations faisait au-dessus des maisons comme une buée musicale. Dans l’immensité des ruelles entassées sur sa droite, Confucius voyait les temples avec leur couronne de lanternes en verre peint qui avaient l’air de cœurs lumineux où battait le sang des prières. Sur sa gauche se dressait la masse des murailles entourant le palais des Délicieuses Pensées. Ces murailles avaient des lanternes à leur faîte et elles se déroulaient circulairement comme des allées d’étoiles. Des chants d’allégresse partaient des jardins de l’empereur mêlés à la musique des tambours assourdis et des Kins étouffés. Devant lui le fleuve roulait d’innombrables jonques pavoisées qui avaient des voiles doubles, comme des ailes de papillons. Des processions s’en allaient vers les temples, d’autres en sortaient. Et, dans les quartiers populaires, une foule bigarrée, joyeuse, mouvante, ondulait, se pressait, étalait les dix mille visages de la béatitude humaine à laquelle on a ôté le masque du souci.
Confucius ne se sentait pas à son aise. Cette capitale était trop vaste, trop bruyante. Il y regrettait le calme ordonné des villes provinciales. Il y avait trop de barques sur le fleuve trop large. Il avait trouvé Lao-Tseu trop sublime quelques heures auparavant. Il était gêné de sentir sa présence silencieuse derrière la masse des cyprès sombres qu’il apercevait sur l’autre rive. Et le ciel lui-même, dans la clarté rayonnante de la lune, ne lui avait jamais paru si profond, si rempli de mystère, si illimité.
Ayant croisé ses bras sur sa poitrine comme pour serrer plus étroitement en lui sa conviction inébranlable, il formula cette prière :
— O médiocrité, pain sec de l’âme, aliment qui ne fais pas défaut, c’est de toi dont je suis nourri. Vin sans alcool, qui ne procure pas d’ivresse mais qu’on peut boire à loisir, c’est de toi dont je suis enivré. Poésie sans élan, strophe qui ne s’envole pas mais qui est familière, chant qui ne demande pas d’enthousiasme, c’est toi que je chante. O médiocrité, tu m’as fait aimer la ville moyenne où je suis né, ses collines sans altitude, son climat tempéré, son ciel un peu voilé. Tu m’as donné la neutralité de l’esprit qui permet de comprendre toutes les idées et cette froideur du cœur qui est la cuirasse naturelle contre les excès de l’instinct. Tu m’as appris qu’il ne faut ni approuver, ni désapprouver, ni embrasser, ni repousser et éviter la première ardeur du désir autant que le désespoir destructeur. C’est de toi que je tiens la rectitude de l’esprit, l’amour de l’ordre et de l’équilibre, le bienfait divin de la règle. Tu as écarté de mes pas l’ombre de la mort mystérieuse et tu en as supprimé le mystère en m’enseignant à n’y jamais penser. Grâce à toi j’ai négligé le ciel lointain pour la terre où je vis et j’ai savouré le bonheur qui vient de la satisfaction de soi-même quand on a respecté les règles, chéri les usages, pratiqué la vertu. Je marche sur la voie moyenne avec la pureté de celui qui ignore l’impureté. O médiocrité, je t’aime, comme j’aime les hommes médiocres, mes frères.