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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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III

Le Salut par les Juifs, c’est celle de ses œuvres pour laquelle Léon Bloy manifesta toujours une prédilection spéciale. A maintes reprises, dans ses volumes subséquents, il en parle comme de l’ouvrage qui lui demanda le plus de réflexion et qui lui coûta le plus d’efforts pour établir la thèse qu’il voudrait rendre évidente. Et cependant celle-ci demeure assez obscure.

Pourquoi cette imprécision soudaine chez un écrivain qui, d’ordinaire, marque par l’extrême netteté du style et de la pensée ? Peut-être, s’aventurant sur un terrain dangereux où il risquait à chaque pas de s’égarer hors de la voie traditionnelle que jalonnent les enseignements de l’Église, n’a-t-il pas osé formuler avec sa bravoure habituelle des idées dont, malgré tout, et au fond de lui-même l’orthodoxie lui apparaissait malaisée à soutenir ? Peut-être plus simplement sa conception de la destinée mystique des Juifs flottant en lui à l’état de brume inconsistante, et l’obsédant, comme l’aurait fait un songe, chercha-t-il à s’en délivrer en la condensant dans un livre ?

Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’à certaines époques, et notamment lorsqu’il conçut le Salut par les Juifs, l’erreur le hanta de ceux qui attendent une incarnation du Saint-Esprit précédant de peu la fin du monde. C’est ce qu’ils nomment le troisième Règne, le premier étant celui du Père, notifié par l’Ancien Testament, le second, celui du Fils avéré par les Évangiles et qui dure encore. L’originalité de Bloy consiste en ceci que, sans se poser carrément en prophète, il a l’air d’annoncer, d’une façon d’ailleurs vague, que ce Règne de l’Esprit aurait les Juifs pour instruments.

D’autre part, il importe de mentionner qu’il n’a jamais manqué de protester avec véhémence lorsque des théologiens lui faisaient observer que, soutenant une proposition aussi insolite, il déformait les textes sur lesquels il prétendait s’appuyer et que, par là, il se mettait en opposition avec l’Église. Mais Bloy n’admettait pas qu’il pût s’être trompé. En vain, une revue catholique de Lyon, très compétente en la matière, l’avertit que son livre « aboutissait à une conclusion hétérodoxe » et qu’il semblait proche de renouveler « l’hérésie condamnée de Vintras ». Il répondit, sur un ton de colère, que les divagations de Vintras « lui avaient toujours fait horreur », protesta de son orthodoxie et se plaignit qu’on lui eût causé « un préjudice énorme » devant l’opinion. Sa lettre contenait en outre pas mal d’injures à l’adresse de l’auteur du compte rendu. Mais d’arguments pour justifier sa thèse — pas l’ombre (voir le Mendiant ingrat, p. 139-142). D’ailleurs, pas plus dans la première édition du Salut par les Juifs, publiée en 1892, que dans la seconde publiée en 1906, il n’a exposé, d’une façon nette et précise, sa croyance touchant le troisième Règne. Dans cette seconde édition il se contente d’étiqueter ses contradicteurs : tout petits docteurs, imbéciles, théologiens pédants. Ce n’est pas suffisant.

Information prise, il ne semble pas du tout que Bloy ait mérité d’être rangé sous l’étendard de Vintras qui fut un charlatan démoniaque et un escroc. Nulle part, l’auteur du Salut par les Juifs, commentant avec témérité mais avec beaucoup de vénération l’Écriture, et s’emballant en l’honneur de l’Esprit Saint ne rappelle le banquiste véreux de Tilly-sur-Seulles[7].

[7] Sur Vintras, voir le Dictionnaire des hérésies de Pluquet (collection Migne, t. II, p. 226 et suivantes). Il est à remarquer que Naundorff se fit, à une époque, l’adepte de Vintras et fut, pour cela, nommément excommunié par le pape Grégoire XVI. Le fait que ce soi-disant Bourbon ait adhéré à cette farce sacrilège prouve à lui seul qu’il n’était pas l’Oint du Seigneur. Si je ne me trompe, Bloy ne parle pas de l’hérésie de Naundorff dans son Fils de Louis XVI. — M. Maurice Barrès a donné un fort exact portrait de Vintras dans son beau livre : la Colline inspirée.

On pourrait plutôt rapprocher, jusqu’à un certain point, les velléités d’adhésion de Bloy au Règne du Paraclet des idées soutenues, dans l’Évangile éternel, par Jean de Parme, général des frères mineurs, qui publia ce livre en 1254. Il y avait inséré quelques écrits de Joachim de Flore où la doctrine hétérodoxe est mentionnée avec une certaine faveur. Mais il ne faut pas oublier que Joachim de Flore mourut avant même que l’Évangile éternel fût élaboré et que ses manuscrits portent la mention expresse qu’il se soumet en tout au jugement de l’Église. Celle-ci lui garda si peu rigueur qu’il est honoré comme bienheureux en Calabre où l’on célèbre sa fête le 29 mai. Quant à Jean de Parme, son livre fut condamné en 1260 par le pape Alexandre IV (voir Vigouroux : les Livres saints et la Critique rationaliste, tome I, page 365).

Je suis absolument persuadé que si Bloy s’était cru sur le point de verser dans l’hérésie, il se serait empressé de biffer les pages douteuses qu’on lui signala. Malgré ses incartades et ses espiègleries, il aimait trop l’Église pour concevoir, une minute, la pensée de s’en séparer.

Au surplus, Bloy écrit dans sa préface de la deuxième édition ces phrases, parfaitement orthodoxes, sur la signification de son livre :

Le Salut par les Juifs fait observer que le sang qui fut versé sur la croix pour la rédemption du genre humain, de même que celui qui est versé invisiblement chaque jour dans le calice du Sacrement de l’Autel, est naturellement et surnaturellement du sang juif — l’immense fleuve de sang hébreu dont la source est en Abraham et l’embouchure aux Cinq plaies du Christ.

Voilà qui est pour faire excuser quelques coups de chapeau à l’hérésie, au cours du volume. Mais, tout de même, il faut retenir sans détour que Bloy en faisant dériver sa proposition le Salut par les Juifs, de cette phrase de Jésus dans l’Évangile selon saint Jean : le Salut sort des Juifs « sollicite » le texte d’une façon abusive. Rien de moins obscur que l’épisode de la Samaritaine où ces mots sont prononcés.

On regrette de n’avoir pas à commenter ici, au point de vue du symbolisme mystique, le récit de cette rencontre de Jésus avec la pécheresse de Samarie, car c’est un des chapitres les plus profonds de la Sainte Écriture. Bornons-nous à rappeler les versets auxquels Bloy donne une si singulière extension :

La femme dit : — Seigneur, je vois que tu es un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous dites, vous [Juifs], que Jérusalem est l’endroit où il faut adorer.

Jésus lui dit : — femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne, ni dans Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez, vous [Samaritains], ce que vous ne connaissez point. Nous, nous adorons ce que nous connaissons car le salut sort des Juifs. Mais l’heure vient, et c’est maintenant où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité, car ce sont de tels adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit et il faut l’adorer en esprit et en vérité.

La femme reprit : — Je sais que le Messie, qu’on appelle Christ, va venir. Lors donc qu’il viendra, il nous annoncera toutes choses.

Jésus lui dit : — Je le suis, moi qui te parle.

Or l’exégèse traditionnelle nous apprend que la Samaritaine préfigure les nations des Gentils qui seront bientôt évangélisées par les apôtres. En lui disant que le salut sort des Juifs et en précisant qu’on adorera le vrai Dieu en esprit dans le monde entier et non plus seulement dans le Temple, Jésus fait entendre que, lui-même, Juif selon la chair et Dieu selon l’esprit, est le salut du monde parce qu’il est le Messie annoncé.

On aura beau tourmenter le texte de toutes les façons possibles on n’arrivera pas à lui conférer un autre sens. Et il est fâcheux que Bloy se soit dispensé d’expliquer clairement l’addition qu’il s’est permise à la parole du Maître : Salus ex Judaeis. Il ajoute quia salus a Judaeis. C’est là une fantaisie toute personnelle, une déduction injustifiée.

Quant au Règne futur de l’Esprit, les hérétiques qui répandirent cette erreur y mirent beaucoup de complaisance car il est également impossible de la justifier par le texte des Évangiles concernant la période qui va de la Résurrection à l’Ascension. Les actions et les paroles de Jésus en ce temps-là ne donnent aucune prise à l’équivoque. Il dit aux disciples : Voici, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la consommation des siècles (saint Mathieu, XXVIII, 20). » Il ne dit pas « Je suis avec vous jusqu’au Règne du Paraclet. » Il leur dit encore : Vous recevrez la vertu de l’Esprit Saint qui surviendra en vous et vous lui rendrez témoignage dans Jérusalem (Actes des Apôtres, I, 8). Il n’ajoute pas : « Cet Esprit régnera après moi. » Il leur annonce tout simplement la Pentecôte.

Enfin, on ne voit pas du tout comment, dans sa préface, Bloy peut s’autoriser du XIe chapitre de l’Épître aux Romains pour prétendre que le salut du monde se fera par les Juifs au temps de ce Règne chimérique. Saint Paul prédit que les Juifs seront dans l’aveuglement jusqu’à ce que « la plénitude des Gentils soient entrés dans l’Église ». Ensuite Israël sera éclairé à son tour. Mais le nom de l’Esprit Saint n’est pas prononcé une seule fois dans ce curieux passage et il n’y est point fait allusion.

On voit combien la thèse de Bloy se dénonce peu solide et à quel point il manqua de prudence en s’y entêtant. C’est parce que coexistaient en lui un mystique et un impulsif enclin à la rébellion. Le mystique, qui sentait la sève catholique bouillonner en lui d’une façon si intense, a proclamé, en vingt occasions, le magistère de l’Église et en a parlé comme le plus humble et le plus soumis de ses enfants. Par contre, il arrivait quelquefois que l’impulsif s’enflammait pour cette rêverie assurément séduisante quoique erronée : le Règne futur du Paraclet ; et alors il n’était pas loin de s’en croire le Précurseur. Mais bientôt, tout rentrait dans l’ordre. De là, tant de belles pages dans le Salut par les Juifs, tant de méditations substantielles rayonnant d’une pure lumière — totalement orthodoxes, tant de visions saisissantes. Par exemple, celle des Trois Vieillards à Hambourg. C’est aussi évocatoire qu’une de ces eaux-fortes où Rembrandt fait grouiller le Ghetto dans une pénombre pleine d’ors enfumés.

Il faudrait citer encore ces incomparables similitudes que Bloy découvre entre les symboles préfiguratifs de l’Ancien Testament et la Passion sans cesse renouvelée de Jésus. Là, sa perspicacité, nourrie d’oraisons, éclate en traits de foudre qui nous illuminent l’âme jusqu’au tréfonds. On admire, on s’incline et l’on demeure ébloui.

Enfin, une des vérités que Bloy développe avec le plus de complaisance, non seulement dans ce livre mais dans son œuvre entière, c’est celle-ci : le Christ fut et reste le Pauvre absolu. Il y revient toujours et lorsqu’il ne se laisse pas égarer par l’orgueil, il entonne un hymne d’allégresse parce que Dieu le marqua pour être, lui-même, un pauvre en union étroite avec son Sauveur. Cette certitude lui dicte alors des pages d’une merveilleuse beauté. Celle-ci, par exemple :

Il n’est pas nécessaire d’avoir fait de puissants travaux d’exégèse pour savoir que Jésus-Christ fut le vrai pauvre, — désigné comme tel à chaque page de l’Ancien ou du Nouveau Testament — l’unique parmi les plus pauvres, insondablement au-dessous des Jobs les plus vermineux, le diamant solitaire et l’escarboucle d’orient de la pauvreté magnifique, et qu’il fut enfin la Pauvreté même annoncée par des Voyants inflexibles que le peuple avait lapidés. Il eut pour compagne « les trois pauvretés », a dit une sainte. Il fut pauvre de biens, pauvre d’amis, pauvre de Lui-même. Cela, entre les parois visqueuses du puits de l’Abîme. Puisqu’il était Dieu et qu’il n’avait accepté de venir que pour prouver qu’il était Dieu en se manifestant vraiment pauvre, il le fut dans l’irradiation et la plénitude infinie de ses Attributs divins. Il n’y eut donc pas d’autre Victime que le pauvre et les excès absolument incompréhensibles de cette Passion toujours actuelle, flagrante à perpétuité, dont l’athéisme lui-même ne peut assoupir l’effroi, sont inexplicables aux gens qui ne savent pas ce que c’est que la Pauvreté, l’élection dans la fournaise de la Pauvreté, selon le mot d’Isaïe qui montra les choses futures et qui fut scié entre deux poteaux. (Le Salut par les Juifs, p. 43.)

Lorsqu’il écrivit ces lignes Bloy dut penser, pour se l’appliquer, à la phrase si émouvante de saint François d’Assise : « J’ai épousé une grande dame, veuve depuis Jésus-Christ et qui a nom sainte Pauvreté. »

Qu’un tel Époux eût légué à Bloy une telle Épouse, cette conviction lui remplissait l’âme d’une gratitude infinie, et c’est pour cette raison qu’il aima tant Jésus, et qu’en ses heures d’oraison lucide il se réjouit de souffrir pour Lui, avec Lui, en Lui.

Soulignons-le, personne plus que Bloy n’a senti saigner les plaies du Crucifié. Personne n’a paraphrasé d’une façon plus poignante l’aphorisme de Pascal : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. » Il faudrait donc être un bien étrange pharisien pour s’offusquer parce que, montant la garde, armé d’une trique noueuse, devant la Croix d’ignominie et de rédemption, Bloy égarait parfois ses coups sur des épaules irresponsables. Il a si superbement tenu à distance nombre de chiens aux gueules fétides qui eussent voulu se délecter du Sang adorable qu’on doit lui pardonner les excès de son zèle inlassable. Et qu’on n’oublie pas non plus la tendre sollicitude avec laquelle il sut convier maintes brebis — noires hier, blanches aujourd’hui — à s’approcher de cette Source aux ondes miraculeuses : le Cœur transpercé de Jésus, pour y boire la Vie éternelle.

Disons pour conclure : il y a des dilettantes incroyants qui ne peuvent goûter en Bloy que la verve formidable du pamphlétaire et les splendeurs de son style. Il y a aussi des gens de lettres, imbus de pieusarderie sentimentale, ne concevant la religion que comme une idylle farcie de roucoulades douceâtres et qui s’effarent à cause de ses violences. Mais, les catholiques pauvres, qui trouvent leur nourriture essentielle dans la communion fréquente, et qui sont ainsi les Témoins permanents de la Passion, oui, ceux-là seuls sauront aimer Léon Bloy et le comprendre — dans la profondeur.

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