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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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I

Si j’ai bonne mémoire, dans la Comédie humaine, ce n’est qu’à trois reprises que Balzac fait apparaître Napoléon en personne. Dans la Vendetta, on trouve une silhouette vigoureusement découpée du Premier consul. Dans Une Ténébreuse Affaire, l’Empereur est évoqué, de main de maître, à la veille d’Iéna. Enfin, dans le Médecin de campagne, les récits d’un de ses vieux soldats font comprendre comment sa légende se dégagea de la foudroyante épopée qui va des plaines radieuses de la Lombardie aux champs funèbres de Waterloo.

Relisant l’Ame de Napoléon, je ne pouvais m’empêcher d’établir une sorte d’assimilation entre le grognard à la retraite que ses courses à la suite du Maître des Armées laissèrent ébloui, stupéfait, vaguement conscient d’avoir été, pour son humble part, l’auxiliaire d’une destinée d’exception et Bloy lui-même que l’aventure prodigieuse du Dominateur plonge dans une admiration où se mêlent un étonnement indicible et l’intuition aiguë du Surnaturel divin qui commande toute cette existence sans analogue. On trouvera peut-être le rapprochement un peu forcé. Mais qu’on se rappelle le physique de Bloy, sa moustache belliqueuse, ses traits rudement modelés, son regard autoritaire, la ride verticale qui coupe son front entre les sourcils. Qu’on évoque aussi sa passion napoléonienne, si manifeste non seulement dans ce livre mais encore dans tous ses écrits depuis le début jusqu’au dernier jour. Qu’on relève également ses invectives opiniâtres contre la Restauration. Tel quel, il donne l’impression d’un dur-à-cuire de la garde impériale, d’un demi-solde qui se ronge de nostalgie guerrière au souvenir des grands coups qu’il donna et reçut à l’époque où les Français, les yeux fixés sur la face pâle et souveraine de l’Empereur, s’amusaient à conquérir l’Europe. Positivement, Bloy m’apparaît assez souvent comme un capitaine Coignet qui aurait des lettres. Et ce n’est pas un des aspects les moins curieux de cet homme complexe.

Si l’on se place à un point de vue plus élevé, on remarque ceci : Bloy discerne d’une façon nette que Napoléon fut, par-dessus tout, un poète. Cette appréciation fort exacte, il la formule, dans un des plus beaux chapitres de son livre, en ces termes :

On ne peut rien comprendre en Napoléon aussi longtemps qu’on ne voit pas en lui un poète, un incomparable poète en action. Son poème, c’est sa vie entière, et il n’y en a pas qui l’égale. Il pensa toujours en poète et ne put agir que comme il pensait, le monde visible n’étant pour lui qu’un mirage. Ses proclamations étonnantes, sa correspondance infinie, ses visions de Sainte-Hélène le disent assez. Soit qu’il parlât, soit qu’il écrivît, son langage magnifiait tout… Est-il donc le poète du destin ? Les événements dont il parle ont démontré historiquement l’irréalité ou, si on le préfère, l’inanité de ses grands desseins, mais ils ne l’ont pas démontrée dans l’âme de cet Empereur des empereurs où ils avaient sans doute une consistance prophétique, une réalité indémontrable, d’autant plus certaine à ses yeux. Discernant mieux que personne les apparences matérielles à la guerre ou dans l’administration de son empire, il avait, en même temps, comme un pressentiment extatique de ce qui était exprimé par ces contingences périssables et c’est précisément ce qui constituait en lui le poète.

Dans les mémoires de Rœderer, on trouve un passage où cet administrateur impérial a fixé, avec précision, quelques-uns de ses entretiens avec Napoléon. Une phrase s’en détache, exprimant à merveille combien l’Empereur se rendait compte de la poésie grandiose qui régissait toutes ses pensées et formait, par conséquent, l’essence même de son action sur l’univers déconcerté : « Moi, dit-il à Rœderer, j’aime le pouvoir mais c’est en artiste. Je l’aime comme un musicien aime son violon, je l’aime pour en tirer des sons, des accords, des harmonies… »

Taine aussi, dans l’avant-dernier volume des Origines, constate cette étrange et redoutable faculté qui obligeait Napoléon de transformer en une poésie strictement personnelle, terriblement égoïste, les souffrances et les rêves des populations pétries par ses mains impitoyables, au gré de son rêve surhumain. Mais, reclus dans le cachot sans air du matérialisme, Taine resta toujours un de ces aveugles qui ne veulent à aucun prix que le Seigneur Jésus leur rende la lumière. Malgré ses dons d’analyste, malgré son talent littéraire, sa doctrine et sa méthode, déterministes jusqu’à l’aberration, sentent le renfermé. A trop lire ses œuvres, on subit une sorte d’asphyxie de l’âme. Pour lui, Napoléon n’est qu’un bizarre et magnifique animal. Il lui était absolument impossible de comprendre le mystère surnaturel qu’implique la destinée de l’Empereur.

Bloy, au contraire, en eut la perception intégrale. Personne ne montra mieux que lui à quel degré ce formidable instrument de Dieu préfigure un des cavaliers de l’Apocalypse, celui qui répandra un déluge de sang au regard duquel les saignées de l’Empire ne furent que d’insignifiants ruisselets, celui qui précédera de peu le Règne de l’Agneau rémunérateur.

Écoutez Bloy :

Napoléon, c’est la Face de Dieu dans les ténèbres. Il est notoire que les prophéties ou préfigurations bibliques ne peuvent être comprises qu’après leur entier accomplissement, c’est-à-dire lorsque tout ce qui est caché aura été révélé, ainsi que Jésus l’annonce dans son Évangile. Cela porte nécessairement la pensée au delà des temps. Napoléon est inexplicable et, sans doute, le plus inexplicable des hommes parce qu’il est, avant tout et surtout, le préfigurant de CELUI qui doit venir et qui n’est peut-être plus bien loin, un préfigurant et un précurseur tout près de nous, signifié lui-même par tous les hommes extraordinaires qui l’ont précédé dans tous les temps.

Cette vue s’apparente à la doctrine que Bossuet développa dans son immortel Discours sur l’Histoire universelle, œuvre d’un génie lucide en comparaison duquel les historiens amoureux du « petit fait » semblent des pucerons affolés ou de méticuleux cancrelats.

Que Bloy mérite cet éloge, ce n’est pas un de ses moindres titres à la gloire.

Lisez encore ce passage sur la nécessité qui forçait Napoléon de servir la Volonté de Dieu, parfois même contre les rébellions de sa propre volonté. Ici, comme en bien d’autres endroits, la beauté de l’expression égale la profondeur de la pensée :

Envisager Napoléon comme un instrument divin met fort à l’aise, pour parler de ses fautes enregistrées avec tant de soin et sur tant de papier par tous ses juges. Si l’on entend raisonnablement par le nom de fautes une série de transgressions, volontaires, vénielles ou capitales, la stricte justice ne permet pas qu’on les impute à un instrument. En ce sens, Napoléon peut n’avoir pas commis une seule faute, ayant toujours été obligé d’accomplir, en qualité d’instrument, ce qui lui était prescrit de vouloir et d’accomplir… Aucun autre que lui-même n’a pu savoir ni conjecturer sans témérité ce qu’il mit de sa volonté propre dans les actions magnifiques ou effrayantes exigées par une volonté supérieure à laquelle il ne fallait pas désobéir. Confusément, il le sentait bien quand il parlait de son « étoile ». Sans pouvoir comprendre, il sentait une Main dans ses cheveux, une main sur son cœur, une main autour de sa pensée formidable. En frémissant, ce Maître du monde se voyait circonscrit, dans une liberté d’ordre inférieur et — sous un masque impérial — cadet, en cette manière, de tous ceux, fussent-ils les plus misérables, qui n’avaient pas comme lui, une consigne, un mandement d’éternité, un canevas divin à remplir et qui paraissaient avoir, plus que lui, le choix de leurs œuvres bonnes ou mauvaises.

C’est ce sens du Surnaturel qui fait la cohésion du livre. Et c’est pourquoi l’Ame de Napoléon suscite chez le lecteur tout un éveil d’idées hautes et qui portent loin. Des chapitres comme l’Escabeau, la Garde recule, le Compagnon invisible et les pages de l’Introduction sur la solitude de l’Empereur respirent le plus pur esprit catholique. On trouvera là d’admirables thèmes de méditation sur les choses de Dieu et des motifs d’oraison féconde. Nul plus que Bloy n’excelle à construire de ces périodes qui s’élancent, comme des navires aux voiles empourprées d’aurore angélique, loin des plages monotones du terre à terre et qui nous emportent sur l’océan sans limites de la contemplation.

Une restriction : Bloy n’a certainement pas saisi à quel point la chute de Napoléon fut un immense soulagement pour la France et pour l’Europe entière. Écrasés jusqu’alors sous son despotisme et sous les effets de son orgueil implacable, les peuples comme les individus se sentirent indiciblement délivrés. Fléau de Dieu, à l’égard de qui l’admiration se mêle à l’horreur sacrée, Napoléon avait été, selon la définition d’un observateur perspicace, « la Révolution à cheval ». Il en incarna les principes les plus délétères. Par ses codes, par ses guerres, par toute sa politique, il en sanctionna les erreurs et il détruisit, de la sorte, l’œuvre séculaire, si sage et si foncièrement chrétienne de la Royauté. Par la Restauration, Dieu offrait à notre pays le remède qui aurait permis à la France d’éliminer le virus révolutionnaire. Malgré des fautes presque inévitables, vu les énormes difficultés de la situation, les Bourbons accomplirent, dans une large mesure, la tâche réparatrice que la Providence leur avait fixée. De 1815 à 1830, notre patrie pansa ses plaies et fut prospère.

Malheureusement, « Celui qui toujours nie » veillait et ne cessait d’insuffler le Non serviam à beaucoup de doctrinaires et de romantiques qui crurent fortifier le régime en lui ingurgitant cette potion néfaste : les idées de 89. Voyez, par exemple, Chateaubriand. Il faisait grand étalage de sa fidélité au Roi légitime. Mais, en même temps, mû par la plus mesquine des rancunes, par une vanité folle et, pour tout dire, par son tempérament anarchique, il ébranlait avec persévérance cette maîtresse poutre de la maison : l’autorité.

Méconnaissant les bienfaits de la Restauration, ne comprenant point que, par elle, Dieu nous invitait à rentrer dans l’ordre, ces illusionnés, ces pantins, dont les fervents de la tradition encyclopédique et jacobine maniaient subtilement les ficelles, amenèrent la ruine de la Monarchie avec celle des Bourbons. Après la catastrophe, ils se lamentèrent et prodiguèrent en chevrotant les mea culpa. Mais il était trop tard : l’heure du salut ne sonnait plus au cadran de Dieu.

Résultat : cette crise de folie collective qu’on nomme la Révolution perpétua ses ravages. Depuis plus d’un siècle, les accès se renouvellent en s’aggravant — et la France saigne.

Voilà ce que Bloy, égaré par sa haine contre les Bourbons, n’a pas distingué. Le sillon de feu que traçait dans son imagination la chevauchée napoléonienne l’empêcha de voir clair.

Mais qui donc vit tout à fait clair lorsque surgit des ténèbres étoilées de la Volonté divine ce monstre fatidique et démesuré : Napoléon ?

Probablement la seule clairvoyante fut la sœur du duc d’Enghien, la princesse Louise de Bourbon-Condé. Rentrée en France, avec les survivants de sa famille, en 1814, elle établit, au Temple, une congrégation de pénitence : les Bénédictines du Saint-Sacrement. Prieure de cette communauté, à partir du 5 mai 1821, elle y fit dire, chaque année, une messe pour le repos de l’âme de Napoléon.

Si l’Empereur subit, au lieu de l’Enfer, un miséricordieux Purgatoire, c’est sans doute à la charité de cette sublime Moniale qu’il le doit.

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