Léon Bloy : Essai de critique équitable
II
Dans la lettre qu’il écrivit à Mirbeau pour le remercier de son article sur la Femme pauvre, Bloy donne cette indication :
Je suis entré dans la vie littéraire à trente-huit ans, après une jeunesse effrayante et à la suite d’une catastrophe indicible qui m’avait précipité d’une existence exclusivement contemplative. J’y suis entré comme en un enfer de boue et de ténèbres, flagellé par le Chérubin d’une nécessité implacable… (Mon Journal, p. 61.)
Que fut cette vie de contemplation ? Il nous renseigne à ce sujet dans plusieurs de ses livres et surtout dans les Lettres, lorsqu’il nous apprend qu’elle dura environ trois ans auprès de la courtisane convertie qu’il appelle Véronique et dont il a fait l’héroïne du Désespéré. Et n’oublions pas qu’il répète avec insistance que, sauf quelques épisodes romanesques, le Désespéré constitue une autobiographie.
Or cette Véronique eut sur lui une influence énorme. Bonne, peut-être, dans une certaine mesure, par l’exemple de contrition qu’elle lui donnait. Fort dangereuse aussi parce que, dévorée de repentir mais en proie à une exaltation morbide, la pauvre créature ne pouvait que surexciter par ses propos l’imagination déjà débridée de celui qui l’avait si généreusement mais si imprudemment recueillie.
Le résultat de cette cohabitation le voici : Véronique devint folle et mourut enfermée. Auparavant, il semble bien qu’elle ait inculqué à Bloy la conviction qu’il avait une mission à remplir, celle d’Imprécateur à l’encontre de notre siècle tiède, indifférent ou hostile à Dieu et à son Église. Et cela au nom du Saint-Esprit.
La démence de Véronique aurait dû faire comprendre à Bloy l’inanité des prétendues révélations de cette malheureuse aberrante. S’il avait possédé pour deux liards d’esprit de réflexion et s’il avait eu davantage le sentiment de la hiérarchie, il aurait consulté quelque prêtre éclairé comme, grâce à Dieu, il n’en manque pas dans l’Église ! Celui-ci lui aurait certainement démontré la voie plus que périlleuse où il s’engageait en lui commentant, par exemple, ce passage si profondément vrai de l’Imitation où la Sagesse même de Notre-Seigneur s’exprime de la façon suivante :
Tous les désirs ne viennent pas du Saint-Esprit bien que les hommes les estiment justes bons. Il est difficile de discerner si c’est le bon ou le mauvais esprit qui excite en vous tel ou tel désir ou si vous y êtes porté par votre propre inclination. Beaucoup ont été le jouet d’illusions qui croyaient d’abord avoir pour guide l’esprit de vérité. Il faut donc que vos désirs soient réglés par la crainte de Dieu, par l’humilité et par une entière soumission à ma volonté. (Livre III, chapitre XV.)
Cette volonté divine, pour tout catholique pénétré de l’esprit de soumission à l’Église, elle s’exprime par la bouche d’un directeur soigneusement choisi et qui a grâce d’état pour nous la faire connaître. Ce mentor, Bloy ne l’a pas trouvé. Plus encore : si attentivement qu’on étudie son œuvre, on n’y découvre pas le moindre indice qu’il l’ait cherché[10].
[10] Peut-être l’a-t-il cherché une fois, lors de son séjour à la Chartreuse. Là, le Religieux qui lui donna des conseils lui fit entendre qu’il fallait se séparer de Véronique. Il ne l’écouta pas, d’où la catastrophe. (Voir le Désespéré, p. 110 et p. 174 à 178. Édition du Mercure de France.)
En conséquence, il se persuada si fort qu’il avait découvert en Véronique une Voyante favorisée de lumières exceptionnelles qu’il ne voulut plus jamais en démordre. A l’époque où il écrivit les Lettres à sa fiancée, il était encore sous l’impression toute brûlante des soi-disant paroles d’En Haut dont elle l’avait fait le dépositaire. De là chez lui un accent de conviction qui prouve son entière bonne foi. Lisez ceci :
J’ai connu une très pauvre fille — Véronique — dénuée de science autant qu’on peut l’être, mais dont le cœur flambait comme toutes les étoiles des constellations… Elle fut élevée à la contemplation de la gloire de Dieu et reçut des lumières si grandes que je ne puis y penser sans mourir d’admiration et d’effroi ! (P. 47.)
Et plus loin :
Il n’y a pas d’homme vivant à qui de plus merveilleuses promesses aient été faites d’une façon plus claire, accompagnée de signes plus sensibles et plus certains… Oh ! non, je ne me suis pas trompé et je renoncerais plus facilement à ma vie qu’à cette certitude. (P. 100.)
Enfin :
Lorsque je reçus le dépôt de cet être prodigieux que j’ai nommé Véronique… j’avais des révélations, des joies célestes que les anges eussent enviées. (P. 129.)
Or voici donc un homme totalement convaincu qu’il détient une Vérité d’ordre surnaturel et qu’un devoir impérieux lui commande de la vociférer, à la face d’un univers plein de vilenies, en n’écoutant que ses seules « voix intérieures ». Cet homme se croit, en outre, assuré que le démon de l’Illusion n’a aucune prise sur son esprit. Comment voudriez-vous qu’il ne sombrât pas dans l’orgueil ?
Il est impossible, quand on étudie, sans l’ombre de prévention, toute son œuvre de ne pas apercevoir en lui cet orgueil démesuré qui s’y étale avec une sorte d’impudeur… enfantine. Mais — et c’est là le premier châtiment des orgueilleux — il s’était tellement aveuglé sur le péché capital où son âme ardente goûtait de perfides jouissances qu’il protestait, tantôt avec rage, tantôt plaintivement lorsqu’on lui démontrait l’évidence de sa superbe.
Ainsi, dans les Lettres, il déclare :
Parmi mes meilleurs amis, il n’y en a que deux qui m’aient un peu compris… Ces deux êtres exceptionnels ont en moi une confiance absolue et ils n’ont jamais songé à m’accuser d’orgueil. Certes il est un peu ridicule de se défendre d’être un orgueilleux et pourtant je ne crois pas, en conscience, que ce soit là mon grand vice. (P. 25.)
On comprend qu’il traite ces deux amis d’exceptionnels quoique l’un d’entre eux, ajoute-t-il, ait été « d’une grande faiblesse d’esprit », ce qui, on l’avouera, autorise un doute sur la sûreté de jugement de ce confiant.
Or ni l’un ni l’autre ne se permettant de critiquer « l’homme d’Absolu » que, dès lors, avec une naïve infatuation, Bloy se flatte d’incarner, il leur délivre un certificat de bonne conduite à son égard.
Quant à ses autres amis de ce temps-là, il les trouve : « trop enclins à le juger », c’est lui qui souligne — et il a dû « renoncer avec amertume à en être parfaitement compris » (p. 9). Et, plus loin (p. 36), s’étonnant de nouveau qu’on lui fasse une réputation d’orgueil, il pousse ce cri extraordinaire :
Il est pourtant singulier que je sois tant accusé de ce péché ayant passé ma vie au service de ceux qui ne pouvaient être ni mes supérieurs ni mes égaux. (P. 36.)
Ces phrases, qui n’ont pas besoin de commentaires, nous permettent à présent de répondre à la question que nous posions plus haut : Comment Bloy, inapte à se connaître lui-même, a-t-il réussi à nourrir presque jusqu’à la fin cette Illusion qu’il ne pouvait se tromper dans l’appréciation des choses de l’ordre surnaturel ?
C’est parce que, malgré toutes ses protestations d’humilité très sincères et souvent même suivies d’effets, l’orgueil que lui inspirait la mission dont il se crut investi lui fit trop fréquemment perdre le sens chrétien. Sa chimère le possédait si fort qu’il en arrivait presque à considérer certains des écrits sortis de sa plume, comme des encycliques dont nul n’avait le droit de contester la portée sous peine, fût-on son ami, d’être étiqueté par lui « intelligence inférieure ».
On ne saurait donc trop le répéter : il est tout à fait regrettable que son hypertrophie d’amour-propre l’ait empêché de choisir un directeur de conscience dont il eût écouté les avis avec le ferme propos de s’y conformer. Car c’est une règle qui ne connaît pas d’exception : tout Mystique — et Bloy est un Mystique — qui s’infatue de ses propres lumières à un degré tel qu’il ne conçoit plus la nécessité de les soumettre au contrôle d’un théologien éprouvé, mandaté par l’Église, court le risque de s’égarer hors de cette voie étroite dont Notre-Seigneur a dit que, pour l’y suivre, il faut « faire abnégation de soi-même ».
Cet excès d’individualisme eut le résultat fâcheux que l’action de Bloy dans l’Église fut beaucoup moins féconde qu’elle n’aurait pu l’être. Maintenant, ce qu’il importe de mentionner à sa décharge, c’est qu’au lieu d’un conseiller vigilant et perspicace, il rencontra trop d’admirateurs dépourvus de bon sens qui lui cassaient sur le nez de déplorables encensoirs. La niaiserie prétentieuse de quelques-uns des éloges que lui prodiguait son entourage immédiat passe tout ce qu’on pourrait s’imaginer.
Écoutez, par exemple, ceci :
« L’esprit de Léon Bloy est comme une cathédrale où le Saint Sacrement serait toujours exposé. »
Et ceci :
« L’âme de Léon Bloy est une âme d’enfant. » C’est exact, mais voyons la suite : « Elle peut pécher, succomber à des tentations et à des vertiges, elle restera blanche. »
Cette dernière phrase a pour auteur Mme Rachilde, écrivain de grand talent, mais qui ne prétend à aucune compétence en matière de morale catholique. Mais que dire de la chrétienne pratiquante qui, ayant déjà commis la phrase citée la première, approuve Mme Rachilde et conclut : « Chère amie, je croyais être la seule à le savoir » ?
Et que penser de l’humilité de Bloy ? Notons que, fier comme un gosse à qui l’on a donné un chapeau de général, content de se voir attribuer une âme impeccable à force de candeur et un esprit où Jésus réside d’une façon permanente, il enregistre avec sérénité ces folles louanges sans y trouver un mot à redire[11]…
[11] Voir la première phrase dans l’Invendable, p. 84, et la seconde dans Mon Journal, p. 111.
Qu’on ne se figure pas qu’il soit agréable à un écrivain, qui aime Bloy et l’admire, de rappeler de pareilles balivernes. Il le fallait pourtant, afin de démontrer à quelques-uns qu’on peut juger Bloy à sa valeur, en faisant les restrictions indispensables et sans s’éperdre dans les outrances d’une adulation extravagante[12].
[12] Du même acabit que les phrases transcrites ci-dessus, le brevet de Sainteté décerné à Bloy dans la préface des Lettres. L’Église appelle Saint celui qui, durant son existence terrestre, pratiqua les trois vertus théologales au degré héroïque. Qui aurait l’audace de prétendre que ce fut le cas de Bloy ? C’est desservir sa mémoire que de publier des absurdités de ce calibre.
Et maintenant, pour ma conclusion, je n’ai plus que du bien à dire de Léon Bloy. On peut être assuré que je m’en félicite.