Léon Bloy : Essai de critique équitable
III
Dans la première partie de cet essai, j’ai parlé de Bloy écrivain. J’ai montré, je pense, combien il fut doué au point de vue de la langue, du style, du rythme et de la couleur. J’ai dit aussi ses dons oratoires et leur puissance d’évocation. Je voudrais y revenir puisque c’est, en somme, par la beauté de sa forme, par la qualité persuasive de son talent qu’il nous saisit et nous retient. Un de ses derniers livres, Dans les Ténèbres, nous en fournira de nouvelles preuves.
Ailleurs, souvent, les péripéties de son existence douloureuse l’enfièvrent ; sa phrase frissonne, sanglote ou hennit d’angoisse et de courroux. Elle est semblable à un cheval sauvage qui, percé de vingt flèches, mène son galop saccadé à travers une brousse dont les buissons épineux achèvent de le mettre en sang.
Ici, c’est l’apaisement, fruit de l’âge et de l’oraison persévérante. Ici, sa pensée, toujours haute, toujours profonde, mais plus calme, se déroule en larges périodes d’une éloquence entraînante. C’est comme un grand fleuve aux moires d’or fauve où se reflètent les suprêmes clartés d’un crépuscule mélancolique et sanctifiant.
Voici, pour exemple, le début de l’admirable méditation qu’il intitule les Apparences :
C’est la plus banale des illusions de croire qu’on est réellement ce qu’on paraît être, et cette illusion universelle est corroborée, tout le long de la vie, par l’imposture tenace de nos sens. Il ne faudra pas moins que la mort pour nous apprendre que nous nous sommes toujours trompés. En même temps que nous sera révélée notre identité si parfaitement inconnue de nous-mêmes, d’inconcevables abîmes se dévoileront à nos vrais yeux, abîmes en nous et hors de nous. Les hommes, les choses, les événements nous seront enfin divulgués et chacun pourra vérifier l’affirmation de ce Mystique disant qu’à partir de la Chute, le genre humain tout entier s’est endormi profondément. Sommeil prodigieux des générations, naturellement accompagné de l’incohérence et de la déformation infinies de tous les songes. Nous sommes des dormants pleins des images à demi effacées de l’Éden perdu, des mendiants aveugles au seuil d’un palais sublime dont la porte est close. Non seulement nous ne parvenons pas à nous voir les uns les autres, mais il nous est impossible de distinguer, au son de sa voix, notre voisin le plus proche. — Voici ton frère, nous est-il dit. Ah ! Seigneur, comment pourrais-je le reconnaître dans cette multitude indiscernable et comment saurais-je s’il me ressemble puisqu’il est fait à votre image autant que moi-même et que j’ignore ma propre figure ? En attendant qu’il vous plaise de me réveiller, je n’ai que des songes, et ils sont quelquefois épouvantables. Combien plus difficilement débrouillerais-je les choses ! Je crois à des réalités matérielles, concrètes, palpables, tangibles comme le fer, indiscutables comme l’eau, et une voix intérieure, venue des profondeurs, me certifie qu’il n’y a que des symboles, que mon corps lui-même n’est qu’une apparence et que tout ce qui m’environne est une apparence énigmatique.
Il nous est enseigné que Dieu ne donne son Corps à manger et son Sang à boire que sous les apparences de l’Eucharistie. Pourquoi voudrait-on qu’il nous livrât d’une manière moins enveloppée ne fût-ce qu’une parcelle infime de sa création ? Pendant que les hommes s’agitent dans les visions du sommeil, Dieu, seul capable d’agir, fait réellement quelque chose. Il écrit sa propre Révélation dans l’apparence des événements de ce monde, et c’est pour cela que ce qu’on nomme l’histoire est si parfaitement incompréhensible…
Ce développement lucide d’une grande parole de saint Paul[13], Bloy l’illustre, plus loin, par l’exégèse mystique du miracle de l’Aveugle-né dans l’Évangile selon saint Jean.
[13] Première épître aux Corinthiens, XIII, 12. — Le miracle de l’Aveugle-né, saint Jean, IX.
On regrette de ne pouvoir reproduire intégralement cette glose pénétrante. On en donnera, du moins, l’essentiel :
Que penser de l’aveugle-né de l’Évangile, qui n’avait pu rien recevoir dans son caveau de la synagogue, appelé soudain à envisager le Fils de Dieu, sinon qu’il fut, par un miracle non moins grand que la création des soleils, institué, d’un moment à l’autre le Clairvoyant de la Divinité douloureuse ? Credo, Domine, je crois, Seigneur, dit-il, et, se prosternant, il l’adora. A cette minute, grande comme les siècles, que pouvait-il voir, n’ayant jamais eu le pressentiment ni peut-être même le désir d’une vision quelconque et la Face du Christ emplissant devant lui tout l’horizon ?
Rien d’autre sans doute que cette Face chargée de tous les crimes du monde, incomparablement plus suave et plus terrible à ses yeux purs qu’elle ne devait l’être dans l’avenir pour les plus saints visionnaires. La Face de Jésus menaçant le vent et se faisant obéir de la mer, pleurant au tombeau de Lazare et suant le sang à Gethsémani ; la Face livide et conspuée du Maître flagellé, crucifié, mourant, prononçant les Sept Paroles infinies qui correspondent aux sept jours de la Genèse ; devant être manifestée à la fin dans une gloire impossible à imaginer, infiniment au delà des collines d’or de la Résurrection, en un lointain mystérieux et formidable pour le Jugement de tous les hommes.
On remarquera certainement combien dans ces belles méditations il règne un accent de tranquille certitude et comme elles décèlent l’équilibre d’une âme assise dans la tradition et qui conforme l’enchaînement de ses idées aux leçons de l’Église. Il en va de même tout le long de ce volume Dans les Ténèbres qui est, à notre avis, l’un des meilleurs que Bloy ait publiés. Quel contraste entre ces pages pieusement pensives et d’autres écrits plus anciens où, inquiet, tourmenté, débordant de clameurs furieuses, il tâchait de persuader à lui-même et à autrui qu’il avait mission de proclamer comme venant du Saint-Esprit les prétendues révélations d’une infortunée qui sombra dans la folie ! Il trépidait alors comme une chaudière munie d’une soupape insuffisante et qui menace toujours d’éclater. Et l’Esprit qui l’agitait en ces moments n’a, certes, rien à voir avec le Paraclet.
Mais — et ceci peut se constater également dans toute son œuvre — lorsque, humble et docile aux enseignements de l’Église, il se contenta de tracer son sillon et de l’ensemencer dans le champ qu’elle offre aux âmes qui s’épanouissent par l’oraison contemplative sous toutes ses formes, il connut ce calme souverain de la vie intérieure que Jésus promit à ses disciples quand il leur dit au Cénacle : — Je vous laisse, je vous donne ma Paix.
Oui, par une grâce que lui valut sa foi inébranlable, il l’obtint parfois cette Paix, et elle lui apporta des heures d’éclaircie même en ses jours les plus orageux — ceux où, comme on le voit dans les Lettres, la libido carnis et l’orgueil de l’esprit l’assaillaient avec une violence inouïe. Au plus fort de la crise, Notre-Seigneur lui vint en aide, en lui inspirant l’admirable prière suivante dont je ne retranche que quelques lignes qui n’ont point rapport à ses épreuves :
Mon adorable Sauveur Jésus, qui êtes crucifié par moi, pour moi, en moi, depuis deux mille ans et qui attendez vous-même votre délivrance en saignant sur nous du haut de votre Croix terrible — je vous supplie de regarder mon effroyable misère et d’avoir tout à fait pitié de moi. Considérez, mon Rédempteur, que j’ai eu pitié de vous, moi aussi, que vos souffrances m’ont bien souvent déchiré le cœur et que j’ai pleuré, nuit et jour, des larmes sans nombre en me souvenant de votre agonie… Vous ne pouvez pas oublier non plus que, par respect pour vos adorables plaies, j’ai rarement négligé de souffrir pour les malheureux, que j’en ai tiré quelques-uns du fond des gouffres pour les amener fraternellement en votre présence. Néanmoins vous avez beaucoup exigé de moi ; vous m’avez accablé d’un très lourd fardeau et vous avez voulu que j’endurasse des peines si grandes que vous seul, mon Dieu, pouvez les connaître… Mon divin Maître vous ne pouvez être le bourreau des âmes pour qui vous agonisez. Je vous en supplie, par le nom sacré de Joseph, par le cœur percé de votre Mère, par les ossements glorifiés de tous vos Saints, ayez pitié de moi !…
Et voici l’effet de cette prière ; peu après, il écrit à sa fiancée :
Ce matin je me suis levé avant quatre heures, éveillé par les rayons de la douce lune que j’aime. Le temps était presque tiède et dans le grand silence de mon quartier endormi, j’ai prié pour toi et pour moi-même, en regardant de ma fenêtre ce beau ciel si pur. Je sentais une grande paix descendre en moi, une profonde, une sainte paix qui renouvelait mon espérance…
En conclusion de cet essai, retenons que Bloy fut voué à la douleur et par sa nature qui fut ultra-sensible, et, plus encore par cette prédestination d’ordre surnaturel qui lui fit demander de souffrir en union avec la Passion du Christ pour le soulagement ou le salut d’âmes en détresse. Il y eut des époques dans sa vie où il porta d’un cœur allègre la croix qu’il avait ainsi sollicitée. Il y en eut d’autres où il plia sous ce fardeau terrible. Il y en eut d’autres enfin où une illusion, suscitée par la Malice « qui toujours veille », faillit le faire dévier de la voie douloureuse où Jésus lui avait proposé de le suivre.
Mais toujours il se ressaisit. Et presque toujours il garda la conscience de la tâche mystique qui lui était fixée. Cela, il l’a fort nettement indiqué dans cent passages de son œuvre et, entre autres, dans celui-ci :
Je remarque une fois de plus ma pente de prière. Il m’est impossible de demander quoi que ce soit sans faire de moi une cible, sans offrir de payer. Ainsi s’explique le bagne immense de ma vie. Pensée qui me console et qui me fait peur en même temps.
Elle le consolait parce qu’elle lui donnait l’assurance qu’en payant pour d’autres, il se conformait à son Rédempteur. Elle lui faisait peur parce qu’il lui semblait qu’il n’aurait pas la force de gravir le Calvaire jusqu’au sommet, à la suite du Bon Maître. Mais il n’y a qu’aux grandes âmes que Dieu inspire de ces craintes afin de leur apprendre à ne compter que sur Lui et non sur elles-mêmes.
Or, malgré ses travers, qu’il serait pharisaïque de lui reprocher avec trop d’insistance, Léon Bloy fut une grande âme qui, tout pesé, la part faite à la faiblesse humaine, accepta généreusement le rôle de victime à la suite de l’Agneau pour lequel la Providence l’avait désigné. En compensation il reçut le don des larmes et il en connut l’incomparable valeur puisqu’il écrivit ces lignes d’une si sincère humilité :
Voilà plus de trente ans que je désire le bonheur unique : la Sainteté. Le résultat me fait honte et peur. Il me reste d’avoir pleuré. Je n’ai pas d’autre trésor. Mais j’ai tant pleuré que je suis riche en cette manière. Quand on meurt, c’est cela qu’on emporte : les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre — capital de béatitude ou d’épouvante ! C’est sur ses larmes qu’on sera jugé car l’Esprit de Dieu est toujours « porté sur les eaux »… Quare tristis es, anima mea : pourquoi es-tu triste, mon âme, et pourquoi me troubles-tu ? Spera in Deo ! En récitant ce commencement sublime de la Messe, que de fois n’ai-je pas versé de ces larmes qui valent plus que les cantiques et qui mettent le cœur dans les prairies du paradis !…
Larmes fécondes, larmes sacrées qui, sans doute, rafraîchissent aujourd’hui l’âme de Bloy dans ce Purgatoire où il doit être si heureux de souffrir pour le rachat de ses défaillances et de ses égarements !
Nous, cependant, chrétiens de bonne volonté, nous prierons pour sa délivrance avec le ferme espoir qu’il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup souffert et beaucoup pleuré pour l’amour de Jésus-Christ.
FIN