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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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III

Il existe quelques livres de Bloy dont l’intérêt est médiocre. On y trouve, çà et là, de très belles pages. Mais ils sont décousus quant à la composition et, en outre, ils donnent comme avérés des faits soumis à controverses. Par exemple, le Fils de Louis XVI. En ce volume, Bloy tient pour certaine l’identité de Naundorff à Louis XVII. Or, rien de moins établi. Dans l’état actuel des connaissances historiques, et après les travaux de M. G. Lenôtre, il semble probable que Louis XVII n’est pas mort au Temple. Mais, en ce qui concerne ses avatars postérieurs, tout est ténèbres et conjectures plus ou moins ingénieuses. Au surplus, Bloy écrivit ce livre sur commande, et, quoiqu’il se batte les flancs pour se hausser à l’enthousiasme, il crève les yeux que ni la personnalité de Naundorff ni celles de ses descendants ne l’ont emballé. Ce qui fait que les partisans de la survivance, eux-mêmes, goûtèrent peu cette apologie manquée.

Une autre tentative d’imposer la conviction, malgré le peu de solidité des documents originaux, Celle qui pleure présente aussi le défaut d’une composition défectueuse. On y trouve, parmi beaucoup d’incohérences, des morceaux splendides à la gloire de la Sainte Vierge et un chapitre d’une incomparable beauté mystique : le Paradis. Mais le fameux Secret de Mélanie, présenté comme une prophétie authentique, appelle bien des réserves. L’Église a sanctionné la réalité de l’apparition de Marie à la Salette et l’on n’éprouve nulle difficulté à l’admettre, sachant avec quelle prudence Rome procède en des cas analogues. Quant au Secret, les opinions sont libres. Et il faut dire qu’à l’étudier de près, on y soupçonne surtout l’excès d’imagination d’une pauvre fille, gâtée par des louanges extravagantes et qui avait trop lu l’Apocalypse, sans y comprendre goutte.

Mais, sur ce point, Bloy ne voulait rien entendre. Comme presque tous les tenants du Secret, il entrait en frénésie à la moindre objection et condamnait à l’enfer le plus fuligineux ses contradicteurs. Ce n’est pas un très bon signe que ce défaut de calme dans la conviction : les vociférations ne sont pas des preuves…

Le terrain déblayé, l’on a hâte de mentionner des œuvres plus substantielles, où le rugissement du lion se déploie avec une magnifique ampleur.

Le Désespéré, on le lit avec prédilection et on le relira toujours. C’est le plus célèbre des livres de Bloy ; on ne le commentera donc pas en détail et l’on rappellera seulement le chapitre merveilleux du séjour à la Chartreuse, la physionomie poignante de Véronique, l’exécution magistrale du juif allemand Albert Wolff tenu par les crânes pointus de son temps pour le plus spirituel des chroniqueurs parisiens — ce qui juge une époque — et la fin douloureuse et sombre qui fait penser à Dante.

Voici enfin le second roman publié par Bloy : La Femme pauvre, plein de taches et de trous, mais d’une pensée si haute, d’un art si éclatant qu’il sied de s’y arrêter.

Passons sur les gaucheries et les invraisemblances de l’affabulation, négligeons les romantismes surannés : le père qui fait élever sa fille naturelle dans l’intention de la prendre pour maîtresse, par exemple. Ne faisons pas le pet de loup à propos des illogismes psychologiques : le caractère hétéroclite de ce fantoche charitable, le peintre-sculpteur-poète-musicien Gacougnol. Blâmons, sans plus, l’acharnement à représenter Huysmans — venu là on ne sait pourquoi, sous le pseudonyme transparent de Folantin — comme un pleutre et un Pharisien. Trois figures se détachent de l’ensemble un peu confus du livre : Caïn Marchenoir et Léopold — qui incarnent Bloy lui-même en deux personnes — et surtout Clotilde, qui est la femme pauvre. Les silhouettes vermineuses d’Isidore Chapuis et de son épouse ne sont pas non plus à mépriser. Crapules à l’eau-forte, ils retiennent l’attention.

Mais, pour être précis, il faut reconnaître que la Femme pauvre n’est pas à proprement parler un roman. Bloy était, par tempérament, trop passionné, trop voué à l’oraison synthétique pour se plier à un genre littéraire qui demande la faculté de s’objectiver en autrui. Ici donc, nous avons une sorte d’autobiographie lyrique, — comme déjà dans le Désespéré, — une projection sur le plan imaginatif des souffrances d’une âme qui réagit furieusement ou plaintivement contre les platitudes et les souillures de la vie quotidienne. Marchenoir, Léopold, nous venons de le dire, c’est Bloy en guerre contre un état social qu’il abhorre et dont le matérialisme abject le suffoque. Clotilde, c’est sa sensibilité toujours saignante par les mille blessures que des contingences ordurières ou agressives lui infligent. Clotilde, c’est aussi sa foi si franche, si religieusement abandonnée à la Vérité catholique, c’est l’amour intégral de Jésus qui lui vaut parfois les visites ineffables de la Grâce illuminante.

Marchenoir encore, c’est Bloy quand il invective en un style d’ébène incrusté d’or sombre la sottise du siècle incrédule, bateau plat qui vacille, dépourvu de pilote, d’écueils en récifs, sur cette mer ténébreuse : la science athée. C’est lui toujours quand il montre l’Église auréolée d’étoiles et demeurant immuable sur le roc de la Promesse divine, sans même entendre le grignotement des petits rongeurs qui essaient d’entamer ce granit.

Écoutez ce discours :

Je suis pèlerin du Saint Tombeau, dit Marchenoir, de sa belle voix grave et claire qui fait ordinairement osciller les crêtes et les caroncules. Je suis cela et rien de plus. La vie n’a pas d’autre objet et la folie des croisades est ce qui a le plus honoré la raison humaine. Antérieurement au crétinisme scientifique, les enfants même savaient que le sépulcre du Sauveur est le centre de l’univers, le pivot et le cœur des mondes. La terre peut tourner autant qu’on voudra autour du soleil. J’y consens, mais à condition que cet astre, qui n’est pas informé de nos lois astronomiques, poursuive tranquillement sa révolution autour de ce point imperceptible et que les milliards de systèmes qui forment la roue de la Voie lactée continuent le mouvement. Les cieux inimaginables n’ont pas d’autre emploi que de marquer la place d’une vieille pierre où Jésus a dormi trois jours…

Alors, que voulez-vous que je vous dise ? Si l’Art est dans mon bagage, tant pis pour moi ! Il ne me reste qu’à mettre au service de la Vérité ce qui m’a été donné pour le Mensonge ! Ressource précaire et dangereuse, car le propre de l’Art, c’est de façonner des Dieux !

Nous devrions être horriblement tristes, ajouta l’étrange prophète comme se parlant à lui-même. Voici que le jour descend et que vient la nuit où personne ne travaille plus. Nous sommes très vieux et ceux qui nous suivent seront plus vieux encore. Notre décrépitude est si profonde que nous ne savons même pas que nous sommes des idolâtres.

Quand Jésus viendra, ceux d’entre nous qui « veilleront » encore, à la clarté d’une petite lampe, n’auront plus la force de se tourner vers la Face, tellement ils seront attentifs à interroger les Signes qui ne peuvent pas donner la Vie. Il faudra que la Lumière les frappe dans le dos et qu’ils soient jugés par derrière !…

Cette vaticination grandiose n’a d’égale que la beauté mystique des chapitres de la fin quand Clotilde, en extase, confond, dans une vision unique, les flammes d’un incendie dans la ville et l’embrasement de l’amour divin dans son âme.

Et la phrase, si vraie en son indicible mélancolie, la phrase dont seuls les contemplatifs peuvent saisir toute l’effrayante profondeur : Il n’y a qu’une tristesse, c’est de n’être pas des saints.

Ici encore, dussent les gens de lettres aveugles s’esclaffer de rire, il faut évoquer Dante — et nul autre.

On espère maintenant avoir réussi à donner une impression de cette œuvre sans analogue et peut-être sans équivalent dans la littérature catholique depuis un demi-siècle. Concluons :

Dans un article du Mercure (31 juillet 1902), sur l’Exégèse des lieux communs, Mme Rachilde avait cité ce mot d’un imbécile : « Bloy est beaucoup plus près de Ravachol que de Jésus. »

Bloy répondit : « Autant dire, sauf respect, que je dîne plus volontiers d’un étron que d’une poularde truffée. »

Il avait raison de protester, car, loin qu’il soit un anarchiste, son œuvre entière est une apologie de l’ordre. Il eut au plus haut degré le sentiment que l’Ordre ne peut exister que par l’observation de la loi divine. Cette loi, c’est l’Église qui en détient les sanctions. L’Ordre, elle le suscite dans les âmes, elle l’assure dans la société. Chaque fois que les hommes méprisent ses avertissements, nient sa mission ou la persécutent, non seulement ils se pervertissent et divaguent, mais encore ils déchaînent des cataclysmes. On l’a vu pour cette guerre atroce que nous venons de subir, qui fut un châtiment mérité et qui constitue le prologue de drames encore plus effroyables. Ces choses, Bloy les a dites partout et, notamment, c’est la leçon qu’il donne dans ces deux beaux livres : Méditations d’un solitaire en 1916 et Dans les ténèbres. Là, il est l’Annonciateur et l’on doit trembler avec lui lorsqu’il s’écrie :

Maintenant la colère de Dieu plane sur toute la terre. Elle est comme un immense nuage noir très bas qui couvrirait tout, ne laissant à personne un espoir quelconque d’échapper à la destruction. Quelque chose de semblable a dû se passer à la veille du déluge quand Noé construisait l’Arche où huit âmes seulement furent sauvées. La menace est d’autant plus terrible que l’inconcevable cécité des « clairvoyants » ne leur permet pas de la voir. Quel cri d’agonie dans le monde entier lorsque le voile des apparences venant à se déchirer on apercevra le cœur de l’Abîme !…

On a conclu des traités où l’on omit soigneusement d’écrire le nom de Dieu ; on a établi un aréopage des Nations où il est radoté sans cesse de Justice et de Paix, mais où l’on se garde, comme d’une incongruité, de mentionner l’Évangile. Cependant les peuples se regardent avec haine et rancune, fourbissent des armes nouvelles. Les Juifs qui détiennent l’or préparent le règne du Maître de la Terre, et fomentent, selon leurs intérêts, les massacres et les ruines. Les hommes n’ont pas voulu de Dieu ; ils s’agitent, et c’est le Juif, instrument inconscient de la colère divine, qui les mène. Quelle sarabande lugubre entre deux coups de foudre !

Pour avoir constaté ces évidences, pour avoir, comme l’enseigne la Sagesse, accepté de souffrir avec Jésus afin que des âmes fussent rachetées, pour avoir compris que sans la foi dans la douleur rédemptrice, la vie, on le répète, ne serait qu’un cauchemar incohérent et dénué de sens, Bloy mérita de réaliser la parole fulgurante de saint Paul : Qui nunc gaudeo in passionibus, pro vobis et adimpleo ea quae desunt passionum Christi in carne mea pro corpore ejus quod est ecclesia.

Moi qui, maintenant, me réjouis dans mes souffrances pour vous et accomplis, dans ma chair, ce qui manque aux souffrances du Christ, pour son corps qui est l’Église…

Chaque fois qu’il perdit la notion de son destin expiatoire, il ne fut qu’un artiste plein de talent mais aussi de gloriole, vindicatif et injurieux. Chaque fois que la Sainte Eucharistie, reçue chaque jour, le reconquit à la Grâce, il fut le grand Pauvre, aimé du Saint-Esprit, qui, ne possédant rien au monde, possède Dieu et Le sent vivre en lui.

Celui-là, c’est le vrai Bloy, l’humble qui écrivait à un ami :

Ma femme, qui vous a vu aujourd’hui, me dit que vous m’attribuez le pouvoir de vous réconforter. Vous m’aviez écrit déjà des choses semblables, et cela m’étonne toujours… Quel besoin j’aurais moi-même de m’appuyer sur autrui ! Combien de fois je l’ai essayé ! Combien de fois ai-je cru trouver des colonnes de granit qui n’étaient que cendres ou pis encore ! Et j’ai bien peur de n’être moi-même que cela !

Le peu que j’ai, Dieu me l’a donné sans que j’y fusse pour rien et quel usage en ai-je fait ? Le pire mal, ce n’est pas de commettre des crimes, mais de n’avoir pas accompli le bien qu’on pouvait. C’est le péché d’omission, qui n’est pas autre chose que le non-amour et dont personne ne s’accuse. Quelqu’un qui m’observerait chaque jour, à la première messe, me verrait souvent pleurer. Ces larmes, qui pourraient être saintes, sont plutôt des larmes très amères. Je ne pense pas, alors, à mes péchés dont quelques-uns sont énormes. Je pense à ce que j’aurais pu faire et que je n’ai pas fait, et je vous assure que c’est très noir…

Je n’ai pas fait ce que Dieu voulait de moi, c’est certain. J’ai rêvé, au contraire, ce que je voulais de Dieu et me voici, à 68 ans, n’ayant dans les mains que du papier ! Ah ! je sais bien que vous ne me croirez pas et que vous me supposerez je ne sais quel repli d’humilité. Hélas ! quand on est seul, en présence de Dieu, à l’entrée d’une avenue très sombre, on a le discernement de soi-même et on est mal situé pour s’en faire accroire. La vraie bonté, la bonne volonté toute pure, la simplicité des petits enfants, tout ce qui appelle le baiser de la Bouche de Jésus, on sait bien qu’on ne l’a pas et qu’on n’a vraiment rien à donner à de pauvres cœurs souffrants qui implorent du secours. C’est ma situation vis-à-vis de vous. Sans doute, je peux prier pour vous, je peux souffrir avec vous et pour vous, en essayant de porter un peu de votre fardeau. Oui, mais la goutte d’eau puisée dans un calice du Paradis terrestre, il m’est impossible de vous la donner. J’ai senti aujourd’hui que j’avais le devoir de vous dire cela pour que vous ne comptiez pas trop sur une créature faible et douloureuse… (Au Seuil de l’Apocalypse.)

Pour cette admirable confession et pour d’autres pareilles qu’on pourrait citer — pour n’avoir pas gaspillé ce don des larmes que le Paraclet lui avait octroyé, Bloy sera placé au rang de ceux dont il a été dit sur la Montagne : « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. » Il a mis, sans récompense terrestre, ses pas dans les pas sanglants de Jésus, il l’a suivi du Tribunal de Pilate au Golgotha. Il s’est tenu au pied du Crucifix quand les ténèbres couvraient la face du monde. A cause de son abnégation, après un Purgatoire très nécessaire, la Porte de Clarté s’ouvrira devant lui ; et il ira se fondre, parmi des torrents d’amour, dans l’Essence incréée.

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