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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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II

Le Sang du Pauvre est un des livres les plus outranciers de Bloy. Le thème qu’il développe tout au long de cette satire corrosive, le voici : « Tout homme qui s’enrichit vend le Christ. On ne peut être riche qu’en vendant le Corps et le Sang de N.-S. Jésus-Christ. »

Dans l’excellente notice qu’il a consacrée à Bloy, M. René Martineau cite la phrase[4]. Puis il ajoute, pour bien spécifier le ton qui règne dans cette tonitruante imprécation : « Bloy m’en adressa un exemplaire avec cette dédicace : Ces pages où fut essuyé le couteau ! Le contraste entre ces violences et la vie de l’auteur, au moment où il écrivait son livre, causa de la surprise à ceux qui ignoraient le passé de Bloy et ne pouvaient se rendre compte de l’existence infernale qu’il avait menée… »

[4] René Martineau, Léon Bloy : souvenirs d’un ami. Librairie de France.

De fait, ceux qui savaient l’atroce misère d’où Bloy sortait à peine et le dénuement prolongé dont sa femme et ses enfants venaient de subir avec lui les lentes tortures ne s’étonnèrent point des rugissements furieux et plaintifs à la fois que lui arrachaient des souvenirs encore tout saignants. Quand un homme fut écorché vif, durant des années, par les réactions de son excessive sensibilité et par la sottise malveillante d’un grand nombre de ses contemporains, on ne peut guère lui demander de vagir avec calme et mesure dans le pamphlet que lui inspira la mémoire d’un aussi douloureux passé.

Néanmoins, au cours de ces 268 pages, les éclats de sa colère sont tellement continus qu’à la longue, l’attention du lecteur se rebute. On souhaiterait, çà et là, quelque accalmie, quelque station dans la prière résignée. Enfin si, souvent, l’invective garde un accent véridique et vengeur, parfois elle tourne à la déclamation et vous assourdit sans vous émouvoir. De là, une certaine impression de monotonie qu’on éprouve surtout lorsqu’on lit pour la première fois le Sang du Pauvre. A ouïr une trompette qui sonne toujours la charge et jamais l’extinction des feux, l’on se fatigue.

Mais dès qu’on le relit, on ne tarde pas à dégager de tout ce fracas des clameurs mystérieuses et profondes où Bloy, plein de sanglots et d’amertumes, atteint à la plus poignante éloquence. Pensant à lui-même, il pense à tant d’autres que cette truie endiablée, la soi-disant civilisation du XXe siècle broya sous ses pieds fangeux. Il sent alors, d’une façon indicible, qu’il représente en quelque sorte, avec la souffrance des pauvres, l’indignation divine et il s’écrie :

Il n’y a pas de refuge pour l’Indignation de Dieu. C’est une fille hagarde et pleine de faim à qui toutes les portes sont refusées, une vraie fille du désert que nul ne connaît. Les lions au milieu desquels elle a été enfantée sont morts, tués en trahison par la famine et par la vermine. Elle s’est tordue devant tous les seuils suppliant qu’on l’hébergeât, et il ne s’est trouvé personne pour avoir pitié de l’Indignation de Dieu. — Elle est belle pourtant mais irréductible et infatigable et elle fait si peur que la terre tremble quand elle passe. — L’Indignation de Dieu est en guenilles et n’a presque rien pour cacher sa nudité. Elle va pieds nus, elle est tout en sang et, depuis soixante-trois ans — cela est terrible — elle n’a plus de larmes. Ses yeux sont des gouffres sombres et sa bouche ne profère plus une parole. Elle a pris quelquefois des petits enfants dans ses bras, les offrant au monde et le monde a jeté ces innocents dans les ordures en lui disant : — Tu es trop libre pour me plaire ! J’ai des lois, des gendarmes, des huissiers, des propriétaires. Tu deviendras une fille soumise et tu paieras ton terme… — Mon terme est proche et je le paierai fort exactement, a répondu l’Indignation de Dieu.

Mais ce qui, en d’autres endroits, enlève de la portée aux malédictions de Bloy contre la richesse, c’est qu’il ne fait nulle différence entre bons riches et mauvais riches. Bons riches ! Cet adjectif l’aurait mis hors de lui ! Voilà ce qui arrive quand on se prétend, comme il ne cesse de le faire, un homme d’Absolu — en bloc, sans nuances, ni distinctions. Le Christ a dit : — Il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le Trou de l’Aiguille[5]. Cette image enveloppe une invite des plus significatives et même une menace très suffisamment redoutable. Mais Bloy surenchérit. Il ne veut pas qu’un riche, quel qu’il soit, puisse être sauvé. Et cette rigueur inexorable, aggravant la Parole Divine — ce qui est énorme de la part d’un chrétien — montre à quel point sa manie d’Absolu lui faussait parfois le jugement.

[5] L’exégèse catholique nous apprend ceci : à Jérusalem, on appelait le Trou de l’Aiguille une poterne si étroite qu’il fallait décharger les chameaux, portant de lourds ballots arrimés de chaque côté de leur bosse, que leurs conducteurs y amenaient pour les introduire dans la ville. Ainsi, le symbolisme de la comparaison employée par Notre-Seigneur se comprend sans peine. Il avertit ; il n’exclut pas.

La richesse est une grande malédiction de Dieu. Les riches sont infiniment à plaindre parce qu’ils portent ce fardeau de l’argent qui leur rend si malaisé l’accès de cette « porte étroite » par où l’on va au Salut éternel. L’argent, c’est encore une drogue insidieuse dont le Mauvais se sert pour empoisonner des âmes. Car il est à retenir que s’il développe, chez la plupart des favorisés de la fortune, l’égoïsme, l’avarice et les penchants luxurieux, il détermine également chez beaucoup trop de pauvres la germination de la haine et de l’envie.

Cependant il existe de bons riches — à peu près un sur dix mille. Ce sont ceux qui ne se tiennent que pour les dépositaires du bien des pauvres et qui distribuent plus que la dîme de leurs propres biens. Et il y a de bons pauvres, ceux qui, bénissant Dieu de les avoir faits tels, ne voudraient, pour rien au monde, s’enrichir. Le reste, c’est socialisme ou ploutocratie, c’est-à-dire deux formes du Règne de la Bête…

Bloy condamne aussi, sans rémission, tous les propriétaires, que ceux-ci soient opulents ou qu’ils ne possèdent qu’une chétive bâtisse, d’un revenu aussi mince qu’aléatoire.

J’ai connu l’un de ces derniers. En 1914, au front, voici ce qui me fut confié par un blessé, ouvrier lyonnais dans le civil, qu’on venait d’amputer de la main droite et qui attendait son évacuation sur l’arrière. « Je suis bien tourmenté, dit-il, car je me demande ce que les miens et moi nous allons devenir. Écoute un peu ceci : Après cinquante ans de travail, mon père avait économisé quelques sous avec quoi il fit bâtir, aux Charpennes, une petite maison dont nous occupions une partie et dont les deux logements qui restaient furent loués à des ménages pour la somme totale de neuf cents francs par an. Eh bien, les hommes de ces deux familles sont partis à la guerre. Leurs femmes et leurs enfants ont naturellement bénéficié du moratoire. Mon frère aîné, mobilisé en même temps que moi, a été tué à la bataille de la Marne. Il laisse une veuve et trois enfants. Maintenant, mon père est tout cassé de rhumatismes et ne peut se remettre au travail. Ma belle-sœur, de santé très faible, ne gagne pas un sou. Ses mioches sont encore trop petits pour aller en apprentissage. Moi je suis invalide. Qu’allons-nous faire ? Et pourtant nous sommes des propriétaires… C’est drôle, n’est-ce pas ?… »

Bloy, se sacrant, de sa seule autorité, pontife de l’Absolu, aurait-il lancé l’anathème sur ces malheureux si réellement dignes qu’on plaigne leur détresse ? Je ne le crois pas car il avait bon cœur ; il aurait pardonné cette propriété dérisoire à cause de leurs larmes. Aussi, comme il a dû certainement se heurter à des cas analogues, on espère qu’il a regretté, en temps propice, certaines diatribes saugrenues qui déparent, çà et là, le Sang du Pauvre.

Il n’en reste pas moins que ce livre contient d’admirables pages où l’ironie se donne carrière et, pour le coup, sans déclamation. Ceci, par exemple, à propos des boursouflures de vanité que suscite le mariage chez les riches : « Quand l’apôtre dit que le mariage est un « grand sacrement », il faut l’entendre des riches mariages. Autrement cette parole n’aurait pas de sens. Il n’y a de grand que ce qui rapporte. » Et donc « le mariage de la sainte Vierge et de saint Joseph a dû être un tout petit mariage ».

Bloy n’est jamais plus perçant que lorsqu’il feint de prendre ainsi au sérieux les sous-entendus malpropres de la morale pharisienne. Du reste le chapitre : les Prêtres mondains d’où j’extrais cette phrase, est tout à fait bien venu.

D’autres passages sont encore plus empoignants où Bloy dompte les sursauts du romantisme effréné qui, parfois, lui désordonne l’esprit pour céder à ce don de Dieu qui soumet toutes les facultés du chrétien vraiment épris de Jésus à cette raison supérieure : la contemplation mystique. Tel il se montre dans un chapitre accompli de tous points : les Éternelles Ténèbres dont je citerai les dernières lignes :

On peut se représenter l’âme du riche sous des étages de ténèbres, dans un gouffre comparable au fond des mers les plus profondes. C’est la nuit absolue, le silence inimaginable, infini, l’habitacle des monstres du silence. Tous les tonnerres peuvent éclater ou gronder à la surface. L’âme accroupie dans cet abîme n’en sait rien. Même dans les lieux souterrains les plus obscurs, on peut supposer qu’il y a des fils pâles de lumière venus on ne sait d’où et flottant dans l’air comme, en été, les fils de la Vierge dans la campagne. Les catacombes, elles aussi, ne sont pas entièrement silencieuses. Il y a, pour l’oreille attentive, quelque chose qui pourrait être les très lointaines pulsations du cœur de la terre. Mais l’Océan ne pardonne pas. Lumière, bruit, mouvement, vibrations imperceptibles, il engloutit tout à jamais…

C’est : le Mauvais Riche en enfer que Bloy aurait pu intituler ce chapitre.

Il faut espérer également que les lecteurs de bonne volonté apprécieront comme il sied la calme et radieuse vision qui clôt ce chapitre : la Dérision homicide. Il n’y a rien de plus beau dans la littérature catholique :

J’imagine que le Jour de Dieu commencera par une aube d’une douceur infinie. Les larmes de tous ceux qui souffrent ou qui ont souffert auront tombé toute la nuit, aussi pure que la rosée du premier printemps de l’Éden. Puis le soleil se lèvera comme une Vierge pâle de Byzance dans sa mosaïque d’or et la terre se réveillera toute parfumée. Les hommes réconfortés puissamment s’étonneront de ce renouveau du Jardin de volupté et se dresseront, parmi les fleurs, en chantant des choses qui les rempliront d’extase. Les infirmes eux-mêmes et les putréfiés vivants auront l’illusion de l’adolescence. Agitée du pressentiment d’une venue indicible, la nature se vêtira de ses accoutrements les plus magnifiques et, pareille à une courtisane superbe, répandra sur elle, avec ces joyaux qui ont perdu tant de condamnés à mort, les senteurs capiteuses qui font oublier la vie. Rien ne saurait être trop beau car ce sera le Jour de Dieu attendu des milliers d’années dans les ergastules, dans les bagnes, dans les tombeaux ; le jour de la dérision en retour, de la Dérision grande comme les cieux que le Saint Livre nomme la subsannation divine. Ce sera la vraie fête de la charité, présidée par la Charité en Personne, par le Vagabond redoutable dont il est écrit que nul ne connaît ses voies, qui n’a de comptes à rendre à personne et qui va où il lui plaît d’aller[6]. Ce sera tout de bon la fête des pauvres, la fête pour les pauvres, sans attente ni déception… Pour ce qui est de l’incendie qui terminera le gala, il n’y a pas de créature, fût-ce un archange, qui pourrait en dire un seul mot.

[6] Spiritus qui ubi vult spirat. — A. R.

Ici le voyant qui est en Bloy développe toute son envergure. Il nous transmet un reflet de la Lumière mystérieuse qui éclairera la fin du monde. Et sa voix, retentissante comme celle des grandes orgues dans une cathédrale attentive, prolonge en notre âme d’ineffables échos.

Malgré ses défectuosités, le Sang du Pauvre est un grand livre.

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