Léon Bloy : Essai de critique équitable
I
Retenons d’abord que, dès sa première enfance, il se sentit enclin à la tristesse. Il écrit :
Je suis triste naturellement comme on est petit ou comme on est blond. Je suis né triste, profondément, horriblement triste, et si je suis possédé du désir le plus violent de la joie, c’est en vertu de la loi mystérieuse qui fait que les contraires s’attirent. Malgré l’attraction puissante exercée sur moi par l’idée vague du bonheur, ma nature plus puissante encore m’incline vers la douleur, vers la tristesse, peut-être vers le désespoir. Je me rappelle qu’étant un enfant, un tout petit garçon, j’ai souvent refusé, avec indignation, de prendre part à des jeux, à des plaisirs dont l’idée seule m’enivrait de joie parce que je trouvais plus noble de me faire souffrir moi-même en y renonçant. Cela se passait en dehors de tout calcul, de tout concept religieux. Ma nature seule agissait obscurément. J’aimais instinctivement le malheur ; je voulais être malheureux… Je pense que je tenais cela de ma mère dont l’âme espagnole était à la fois si ardente et si sombre. Et le principal attrait du christianisme a été pour moi l’immensité des douleurs du Christ, la transcendante horreur de sa Passion…
Quand je fus un homme, je tins cruellement les promesses de ma lamentable enfance, et la plupart des douleurs que j’ai endurées ont été certainement mon œuvre, ont été décrétées par moi-même, contre moi-même…
Rien de plus significatif que cette analyse. La complaisance et la précision avec lesquelles Bloy y procède, le soin qu’il prend de signaler la part de l’hérédité dans son cas psychologique, tout démontre qu’il s’est parfaitement rendu compte que son penchant à la tristesse le dominait d’une façon si essentielle qu’il ne lui était guère possible de goûter d’autres voluptés d’esprit que « les sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ».
C’est ce qui explique aussi, et avec surabondance, les teintes funèbres qui s’étalent sur la plus grande partie de son œuvre… Cela fait comprendre également qu’en ses rares et brefs moments de gaieté, il garda, presque toujours, un accent d’ironie amère. La détente spontanée des âmes lumineuses en qui la paix de Jésus fait éclore d’allègres carillons, le rire de sainte Térèse ou de saint François d’Assise lui demeurent inconnus. D’ailleurs, toute liesse l’offusque. Il s’en détourne avec crainte pour s’envelopper plus strictement dans les crêpes de sa songerie morose. On pourrait citer à cet égard maints passages de ses livres, entre autres celui-ci :
J’avais proposé fort étourdiment un voyage au lac d’Enghien en un tramway électrique passant au pied de la Butte. On est parti vers deux heures. Aussitôt arrivé en ce lieu que je ne connaissais pas, mais dont j’aurais dû deviner la démoniaque banalité, un ennui mortel tombe sur moi, un ennui pouvant aller jusqu’au désespoir. Jeanne, me voyant souffrir, me conseille de fuir par la plus prochaine voiture et je suis forcé d’obéir, la laissant seule avec les enfants. Retour plus que mélancolique et résolution bien arrêtée de ne plus risquer cela. Il est prouvé que je ne peux pas voir des lieux de plaisir et que l’aspect de toute joie procurée par la richesse me comble de désolation et d’horreur. (L’Invendable, p. 35.)
Qu’on retienne surtout cette phrase transcrite plus haut : Né triste, je suis possédé du désir le plus violent de la joie. Or, comme toute recherche des joies humaines se résolvait pour lui en déceptions et en tristesse, on saisira combien cette âme, travaillée, en outre, du besoin de se faire souffrir, ne pouvait être qu’infiniment malheureuse.
Mais cela, c’est l’explication naturelle de son tourment. Il en existe une autre beaucoup plus élevée et que voici. Bien que Bloy déclare qu’il n’y avait nulle préoccupation religieuse dans sa tendance native à se mortifier, on peut supposer que, dès lors, se manifestait en lui une prédestination à la douleur. Son existence entière semble bien l’indiquer et surtout ce fait que, souvent, avec un courage vraiment admirable, il demanda de souffrir pour autrui. Appliquant ainsi cette loi de substitution qui constitue un des éléments capitaux de la Mystique, non seulement il souffrait avec Jésus en l’aidant à porter sa croix dans la voie douloureuse, mais encore il soulageait tel de ses frères défaillant sous le fardeau de ses péchés ou de ses peines physiques et morales. Toute son œuvre porte la marque profonde de cette destinée. Lui-même la sentait d’une façon si intense qu’à certaines heures d’oraison clairvoyante, il l’acceptait avec toutes ses conséquences, si redoutables fussent-elles. C’est ce que démontrent plusieurs passages des Lettres, celui-ci par exemple :
Pour ce qui est de mes souffrances, accepte-les généreusement comme étant voulues de Dieu et, je t’en prie, ne fais pas trop attention à mes plaintes. Si je dois être très malheureux, longtemps encore, tant mieux pour toi. C’est qu’il le faut pour payer ta dette. Quand nous recevons une grâce divine, nous devons être persuadés que quelqu’un l’a payée pour nous. Telle est la loi. Dieu est infiniment bon, mais il est infiniment juste et, comme tel, il se montre un créancier infiniment rigoureux. Il y a environ quinze ans, j’ai passé des mois à demander à Dieu dans des prières qui ressemblaient à la tempête qu’il me fît souffrir tout ce qu’un homme peut souffrir pour que mes amis, mes frères, et les âmes, inconnues de moi, qui vivaient dans les ténèbres fussent secourus, et je t’assure que j’ai été exaucé d’une manière terrible !…
Mais, diront peut-être quelques-uns, pourquoi s’étant voué à l’esprit de sacrifice, Bloy montre-t-il si souvent peu de patience et de résignation ? Pourquoi récrimine-t-il à cause de sa misère et des humiliations qu’elle lui attire, à cause de la sottise ou de la malveillance de ceux qui l’approchent ? Puisqu’il voulait souffrir, il aurait dû se tenir pour satisfait d’accumuler toutes les avanies.
La réponse n’est pas très malaisée. — Dieu n’exige pas des âmes qu’il prédestine à la souffrance rédemptrice qu’elles ne gémissent jamais. Que, par suite d’un de ces réflexes tout instinctifs qui avèrent la faiblesse humaine, ces victimes volontaires laissent parfois échapper une plainte ou une clameur de détresse, cela ne signifie nullement qu’elles sont indignes de la tâche qui leur fut départie.
En tant que Fils de l’Homme, Jésus, à Gethsémani, n’a-t-il pas voulu nous donner l’exemple d’un grand soupir d’angoisse lorsqu’en cette nuit d’agonie, le poids des péchés du monde se fit presque intolérable ? Qu’on se rappelle son cri : Seigneur, s’il est possible, éloignez de moi ce calice !…
Et l’on prétendrait imposer à un pauvre être imparfait, tel que Bloy ou tout autre Souffrant par substitution, le devoir de se montrer plus impassible que le Verbe incarné ?
Les personnes qui manifestent tant de rigueur intransigeante se traitent, en général, elles-mêmes, avec beaucoup d’indulgence. Trop superficielles pour éprouver les vicissitudes de la vie d’oraison elles manquent d’expérience pour en comprendre les élévations et les déclins. Elles sont « du monde ». Et le monde méconnaît les contemplatifs.
Cependant l’on reconnaît volontiers que Bloy met parfois une acrimonie excessive dans ses plaintes. On doit admettre également qu’il y a une disproportion assez comique entre certaines tribulations de ménage auxquelles il fut exposé, comme nous tous, et l’importance qu’il leur attribue. Ainsi lorsqu’il envisage comme des catastrophes effroyables, faites spécialement pour lui seul, le mauvais caractère d’une servante ou l’improbité d’un fournisseur.
Mais, avec Bloy, il faut s’habituer à des contrastes extrêmes et à des contradictions déconcertantes. Nous l’avons dit au commencement de ces études et nous ne saurions trop le répéter : ce n’est point une personnalité homogène, il s’en faut !
Lui-même se rendait compte, par endroits, des contradictions qui bouleversaient tout son être. Lisez ce passage d’une de ses lettres :
Qui pourrait croire que le même homme qui voit si clairement la gloire de Dieu, qui dit des choses capables de relever le courage de ses frères désespérés et qui ne saurait parler de la Sainte Trinité sans pleurer d’amour — qui pourrait supposer que ce même homme est livré chaque jour aux plus violentes tentations et qu’il n’est pas un seul instant maître de son cœur ?…
Comme alors il se rendait compte de sa faiblesse ! Écoutez :
Je demandais à Dieu de me faire souffrir pour mes frères et pour Lui-même, dans mon corps et dans mon âme. Mais je pensais à des souffrances très nobles et très pures qui, je le vois bien aujourd’hui, eussent été encore de la joie. Je ne pensais pas à cette souffrance infernale qu’il m’a envoyée… Imagine un superbe oiseau, accoutumé à planer dans le bleu du ciel, à se baigner dans les rayons brûlants du soleil et à qui tout à coup l’on couperait les ailes pour l’enfermer dans une cage ténébreuse où il lui faudra ramper en compagnie des plus dégoûtants reptiles.
Qu’elle est émouvante cette confidence qui éveillera en beaucoup d’âmes chrétiennes un écho sympathique ! N’existe-t-il pas, en effet, des heures où nous brûlons de nous dévouer, plus même, de nous offrir en holocauste pour Jésus et pour nos frères dans la foi ? Et si Dieu nous donne alors « non pas ce que nous demandons mais ce qu’il nous faut », comme le dit encore Bloy, nous tombons dans le désarroi, nous nous récrions, nous ne sommes pas loin de perdre courage. Car notre amour-propre demeure tellement exigeant que nous voudrions choisir nos souffrances ! Ah ! misère humaine !… Qui n’aimerait Bloy pour avoir si bien exprimé l’inconstance de notre nature pécheresse ? Et si, après tout, il laissa quelquefois choir à ses pieds telle croix qu’il n’avait pas demandée et qui, pourtant, lui était indispensable pour son avancement spirituel, lequel de nous osera s’estimer assez sûr de soi pour lui jeter la pierre en s’écriant : — Cela ne m’arrivera jamais ?
N’oublions pas non plus qu’il avait l’âme d’un enfant ombrageux quant à la discipline, des plus impressionnables et imaginatif à l’excès. Il l’avoue quand il écrit : « Je suis un véritable enfant ? (p. 106). Et ailleurs, il insiste :
Je suis très enfant et ma faiblesse de cœur est si grande qu’on ne pourrait la deviner dans un homme dont les écrits et les paroles portent habituellement le caractère de la force. C’est là mon triste secret.
Et enfin ce qui achève de fournir un jour précis sur cette âme inquiète, c’est la déclaration suivante :
Dieu m’a donné de l’imagination et de la mémoire, rien de plus en vérité. Mais j’ai la raison fort pesante, et la faculté d’analyse, telle que les philosophes l’entendent, me manque d’une manière absolue… Mais je sais fort bien que la faculté d’aimer est développée chez moi d’une manière inouïe ; cela me suffit ; la philosophie m’ennuie et la théologie m’assomme ; les paroles sans amour me sont inintelligibles…
L’imagination, même très grossissante, c’est une faculté précieuse pour un écrivain. Le don d’amour, c’est une grande grâce pour un chrétien dès qu’il le porte vers Dieu. Mais que ces puissances de sentiment deviennent dangereuses, sujettes à l’orgueil le plus démesuré si, comme il arrive chez Bloy, on prétend les appliquer à l’interprétation des choses de l’ordre surnaturel en écartant à la fois la philosophie et la théologie, en diffamant sa raison et en se proclamant inapte à l’analyse[9] !
[9] Il faut noter ici une des mille contradictions de Bloy. Ailleurs, — lettre du 15 février 1890 — il écrit : « Ma raison, toujours intacte et toujours éclairée par la foi n’a pas un seul instant vacillé mais mon cœur, hélas, mon pauvre cœur… » Il reconnaissait donc que les mouvements du cœur peuvent égarer et que la raison est nécessaire pour en établir le contrôle.
Il y eut et il y a certainement encore des âmes en qui le don d’amour de Dieu fut porté à un tel point qu’il leur valut, sans études, un développement extraordinaire des facultés intellectuelles et une compréhension merveilleuse des grâces d’oraison. Telle fut sainte Térèse dont l’Église a dit, comme de Catherine de Sienne : scientia ejus infusa non acquisita et qu’elle qualifie : « grand docteur en Mystique ». Mais si, dans le Château intérieur — et du reste dans tous ses écrits — sainte Térèse expose, avec une lucidité magistrale, les effets de l’opération divine dans les âmes contemplatives, ce n’est pas qu’elle rejette la philosophie analytique, la théologie et la raison. Au contraire, le Château intérieur comporte une série d’analyses aussi pleines de sagesse que de paisible assurance. La conformité respectueuse à la théologie traditionnelle de l’Église s’y avère d’un bout à l’autre. Enfin la plus haute raison, le plus ferme bon sens s’y allient à l’intuition illuminative… C’est pourquoi, jamais elle ne s’égara.
Mais Bloy, écrivain splendide, peintre en noir et or, d’un talent hors ligne mais exégète téméraire, songeur dépourvu de philosophie et s’en faisant gloire, et surtout Bloy, enfant impulsif et imaginatif au suprême degré, comment pourrait-on admettre qu’il ait reçu la science infuse ? Pour lui concéder ce rare privilège, il faudrait ne pas l’avoir lu.
Notons aussi que sainte Térèse soumit humblement ses œuvres au jugement de théologiens experts et son oraison à la clairvoyance surnaturelle de saint Pierre d’Alcantara. Bloy, lui, prétend voler tout seul à travers cette nuit pleine d’étoiles : la Mystique, alors qu’il aurait eu tant besoin d’un guide autorisé qui, le cas échéant, lui eût crié : casse-cou !
Loin de là, tout avertissement le mettait en colère. On eût dit qu’il y voyait un parti pris de malveillance à son égard. Et sa confiance en ses propres lumières était tellement imperturbable qu’elle lui inspirait des affirmations renversantes du genre de celle-ci :
Je suis trop établi dans la vie surnaturelle pour que le démon de l’Illusion puisse avoir sur mon âme un pouvoir quelconque. (L’Invendable, p. 102.)
Il ajoute :
On me répondra, il est vrai, que cela encore est une illusion.
Mais il ne conclut pas, comme il eût été tout au moins prudent de le faire :
Qu’ils auraient donc raison ceux qui m’avertiraient ainsi que cette faculté, fruit de la Grâce, qu’on nomme le discernement des esprits, me manque d’une façon totale parce que je ne suis pas du tout établi dans le Surnaturel aussi solidement que je me le figure.
Or comment put-il se maintenir dans l’Illusion, à certains égards, presque jusqu’à la fin, au point d’ignorer cette lacune dans la connaissance de soi-même et d’autrui ? C’est ce que nous allons rechercher.