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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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NOTES

I

Les ragots qui empuantissent ces loges de concierges, les cénacles littéraires (page 22). A propos de cette phrase et de quelques autres analogues qu’on peut découvrir dans mes livres, un critique — d’ailleurs fort bienveillant à mon égard — M. Tancrède de Visan a cru démêler que j’éprouvais de la haine pour mes confrères. Le terme n’est pas exact. En effet, je puis assurer, en toute conscience, que je n’ai jamais su haïr personne. Ce qui est vrai, c’est que j’ai jadis constaté chez la plupart des écrivains une manie de dénigrement qui prend parfois des formes tout à fait odieuses. Homo homini lupus a dit Plaute. Cette sentence s’applique aux littérateurs plus qu’à quiconque.

Il en résulta que, de bonne heure, je pris en dégoût les mœurs de la gent de lettres. Je résolus de me tenir à l’écart et depuis vingt-huit ans, je n’ai pas remis les pieds dans lesdits cénacles. Je m’en félicite tous les jours d’autant que cette règle de vie s’accorde avec mon goût inné de la solitude. Par ainsi, je sauvegarde un bien que je considère comme très précieux : mon indépendance. C’est pourquoi, écrivant à M. de Visan, j’ai pu lui dire : « Quand je porte des jugements sur la littérature, ils n’ont point pour objectif de plaire ou de déplaire aux écrivains. Je me préoccupe seulement d’exposer au public mes façons de voir. Je le fais avec sincérité ; on ne peut rien me demander de plus… »

De fait, cette méthode m’a passablement réussi. D’abord j’ai conservé, parmi les écrivains, des amis qui partagent mes sentiments. Ensuite, dans le public assez étendu qui veut bien me suivre, j’ai conquis des amitiés nouvelles dont je fais le plus grand cas. Enfin je garde le droit intégral de dire ce que je pense, ce qui ne me serait pas possible si je pratiquais la camaraderie.

A maintes reprises, je fus vilipendé, injurié, calomnié. J’espère qu’on ne trouvera pas dans mes écrits de quoi prétendre que j’ai rendu la pareille.

II

MM. Barrès et Bourget (pages 13-18). — Après que la première partie de cet essai eut été publiée dans le Mercure de France, en août 1921, quelques « respectueux » se sont scandalisés parce que j’avais fait des réserves touchant l’œuvre de ces deux écrivains. Quel singulier état d’esprit et comme on a raison de dire que la critique n’existe plus guère, s’étant transmuée en apologie délirante ou en éreintement sans nuances !

Quoi donc, MM. Bourget et Barrès sont-ils deux manitous qu’il n’est permis d’aborder que le front dans la poussière et l’encensoir à la main ?

Pour ma part, goûtant peu les idoles, réservant mon culte à Dieu et à ses Saints, lorsque j’étudie mes confrères, je m’efforce de signaler aussi bien les défauts que les qualités de leurs livres. Je me place pour cela toujours au point de vue catholique. Et il me semble que, dans le cas présent, j’ai donné à l’éloge une place au moins aussi considérable qu’au blâme. Il suffira de relire le passage incriminé pour s’en apercevoir.

En ce qui concerne plus particulièrement M. Barrès, je ne pouvais qu’approuver Bloy lorsqu’il condamne avec énergie la façon dont l’auteur d’Un Homme libre mêla les choses les plus sacrées aux jeux malsains d’une personnalité jadis trop éprise d’elle-même.

Que divers littérateurs s’en offusquent, cela ne saurait m’émouvoir. L’important, c’était que le public à qui je m’adresse partageât mon sentiment. De nombreuses lettres reçues depuis la publication de mon étude dans le Mercure me prouvent qu’il le fait. Cela me suffit.

III

A l’actif de Bloy il est nécessaire de mentionner les amitiés chaudes que ses livres lui valurent. Il a été encouragé, consolé, secouru par l’admiration d’intelligences de premier ordre et dont l’orthodoxie ne fait pas doute : un savant, M. Pierre Termier ; un philosophe, M. Jacques Maritain ; un lettré, M. René Martineau, d’autres encore.

Il n’était donc pas, comme certains l’ont prétendu, un sanglier hirsute toujours écumant et fonçant sur quiconque se risquait dans sa bauge. Au contraire, rien de plus touchant et de plus délicat que l’affection rendue par lui à ces amis éprouvés. Ses livres autobiographiques en témoignent. Et l’on peut croire que, guéri de la méfiance morbide qu’il manifestait à l’égard de ses relations à l’époque où il écrivait les Lettres à sa fiancée, il acceptait fort bien d’être jugé par les âmes équitables qui lui apportèrent leur appui aux dernières années de son existence. Certes, celles-ci ne pouvaient approuver ses témérités dans le domaine théologique, mais elles appréciaient en lui l’écrivain magnifique et surtout le chrétien fervent, si sincèrement épris de Notre-Seigneur.

Un de ses fidèles m’écrivait il y a peu : « Il était orgueilleux, c’est absolument vrai, et il avait un penchant fâcheux à décider, comme un concile, sur des sujets qu’il connaissait mal. Mais tout en relevant ses erreurs, je crois qu’il faut proclamer sa valeur d’art qui eut, selon moi, une action énorme sur bien des âmes. Et en disant cela, je ne pense pas seulement à ses rencontres fréquentes avec la vérité, mais à la beauté de sa forme, à la force de son expression. Le premier signe de certaines conversions que ses livres provoquèrent, c’était ce cri de ceux qu’il avait remués : Dire qu’un si grand artiste est catholique ! Tout partait de là ; j’ai pu le constater à plusieurs reprises… »

Oui, il est incontestable que l’art superbe dont Bloy détenait les secrets fut souvent le moyen dont Dieu se servit pour conquérir des âmes en détresse. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait entendre tout le long des pages qu’on vient de lire.

IV

Je ne saurais mieux terminer ce travail qu’en citant encore quelques lignes de Bloy qui montrent l’intensité du sentiment chrétien dans cette âme si haute lorsqu’elle ne se laissait pas égarer par de vaines contingences. Je les extrais d’une lettre qu’il écrivit à l’un de ses amis qui venait de lui annoncer la naissance d’un enfant (voir un de ses derniers livres, Au seuil de l’Apocalypse, page 70) :

« Vous avez voulu me faire partager votre joie. Nous ne pouvons vous offrir que nos prières pour la nouvelle venue qui sera sans doute une chrétienne demain. Je voudrais que les miennes fussent très puissantes, mais on ne sait jamais de quelle montagne et de quel gouffre peut arriver le secours. Les chrétiens savent ou devraient savoir que la prière est la plus certaine de toutes les forces, mais les effets en sont inconnus. Quand nous prions, nous mettons dans la main de Dieu une épée nue, magnifique et redoutable dont il fait ce qu’il veut, et nous ne savons rien de plus. La prière pour un petit enfant est sans doute ce qu’il y a de plus mystérieux quant à ses effets. Nous sommes alors, nous-mêmes, comme des enfants au bord de la mer ou comme des mendiants qui regarderaient la voie lactée. En haut et en bas sont des trésors ou des épouvantes inimaginables… Je ne me sens fort, c’est-à-dire capable d’agir sur Dieu que lorsque je sens ma misère et que cela me fait pleurer. Je parle, bien entendu, de la misère de mon âme et de mon esprit qui est bien plus réelle qu’on ne pense… Croyez-le, tout ce que j’ai pu écrire de bon, de beau et, si vous voulez de profitable à quelques âmes, m’a été donné parce que je pleurais sur moi-même en même temps que sur beaucoup d’autres, sur la création tout entière défigurée par la chute. Et ces bienheureuses larmes, elles aussi, étaient un don admirablement gratuit. En sorte que je suis en vérité un très pauvre, le plus pauvre entre les pauvres, Dieu le sait ! — Voilà donc tout ce je puis donner fort amoureusement à votre enfant, à vous et aux vôtres, à tous ceux que j’aime et qui furent miséricordieux pour moi. Quand Il vous arrivera de souffrir, rappelez-vous qu’il y a un vieux mendiant tout en larmes qui se souvient de vous tous aux pieds de Notre-Dame de Compassion et cette pensée vous consolera. »

Lecteur, ne prieras-tu pas, toi aussi, pour le souffrant qui écrivit cette lettre admirable ?

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