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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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I

A plusieurs reprises, Léon Bloy a déclaré qu’il n’était pas un critique, — qu’il n’entendait même rien à la critique. Il ne faut donc lui demander ni impartialité ni analyses objectives, d’après une doctrine d’art préconçue, des volumes qui lui tombaient sous les yeux. Les neuf dixièmes des écrivains contemporains, il les jugeait fangeux, grotesques ou imbéciles, et il le disait sans périphrases. Les équarrir avec brutalité, ce fut une sorte de mission qu’il se donna. Dans l’introduction de Belluaires et Porchers il proclame hautement son dessein :

« Pénétré de mon rôle, dit-il, et profondément convaincu que c’est la France intellectuelle qu’on porte en terre, je marche un peu en avant des chevaux caparaçonnés et je pousse, tous les vingt pas, de vastes et consciencieuses clameurs — pour un salaire nul. »

Il faut d’ailleurs reconnaître que quelques-unes des exécutions auxquelles il procéda sont très justifiées — par exemple celle d’Émile Zola dans le pamphlet excellent qui s’intitule : Je m’accuse, et où la phrase sonore, nette et incisive exprime une pensée toujours haute.

Prenant à partie ce roman d’une niaiserie compacte : Fécondité, il dénonce, avec une clairvoyance implacable, le néant d’un prêche matérialiste et humanitaire, sentimental et libidineux, préconisant, dans le langage d’un palefrenier de haras qui se grimerait en prophète, le « Croissez et multipliez » de la Genèse, Dieu mis, au préalable, soigneusement à l’écart.

Bloy, par des citations bien choisies, montre l’impropriété, la lourdeur, l’incorrection du style, l’ennui boueux qui suinte de tous les chapitres et surtout l’ignorance à prétentions scientifiques du médiocre qui rédigea ce livre.

Zola est aujourd’hui bien oublié et il ne subsistera sans doute pas grand’chose de son œuvre. Mais au temps où Bloy l’écorchait vif, avec les raffinements d’un tortionnaire expérimenté, celui que Léon Daudet nomme « le Grand Fécal » marchait escorté d’une multitude adorante qui encensait, d’un cœur pieux, les produits de son dévoiement. L’amas putride de ses volumes usurpait une place considérable dans la littérature. Je m’accuse porta une pioche rougie au feu dans le tas énorme et en restitua les fragments au dépotoir.

Personne ne lira plus jamais Fécondité. Je m’accuse restera.

Cependant, Bloy ne fut pas toujours aussi bien inspiré. Cette part considérable d’acrimonie qui lui gâtait le caractère lui faisait dénier furieusement toute valeur à des écrivains dont l’œuvre ne mérite pas un dédain aussi intégral. Que M. Maurice Barrès — première manière — instaurant ce culte du Moi par où l’âme s’épuise en titillations solitaires et en effusions stériles, lui fasse horreur, on le comprend et l’on n’est pas loin de partager son antipathie. De même, tout chrétien fervent blâme avec lui l’auteur d’Un homme libre et du Jardin de Bérénice d’avoir appliqué les méthodes de formation spirituelle dues à des saints, et ayant pour but de développer en nous l’amour de Dieu, aux vicissitudes d’un égotisme maladif. Petite Secousse n’a pas le droit de dérober les cierges de l’autel pour en faire des instruments de débauche. Bloy avait donc quelque raison de s’indigner lorsqu’il s’écria dans Belluaires et Porchers :

Barrès n’a pu s’empêcher d’écrire des mots qui seraient bien effrayants si l’on ne se disait pas qu’on est en présence d’un de ces petits vétérinaires attitrés qui entretiennent par des lavements bénins l’égalité d’âme du Psychologue. Hélas ! oui, il a écrit : « Mon royaume n’est pas de ce monde », parodiant le texte terrible à la façon d’un malpropre fagotin égaré dans une église et contrefaisant les gestes saints du consécrateur. « J’eus le souvenir, dit-il, de saint Thomas d’Aquin disant à l’autel de Jésus : — Seigneur, ai-je bien parlé de vous ? Et devant Moi-même qui ai méthodiquement adoré mon corps et mon esprit, je m’interrogeai : Me suis-je cultivé selon qu’il convenait ?… »

On espère que M. Barrès regrette, à cette heure, ces assimilations sacrilèges.

Mais, pour être équitable, Bloy, par la suite, aurait dû reconnaître l’heureuse évolution du chantre faisandé de Bougie Rose. A partir des Déracinés, M. Barrès cesse d’être un Narcisse de décadence. Il rentre dans le Vrai ; il s’attache fortement à la tradition nationale ; il publie, après des livres d’un style vigoureux et qui sont des merveilles d’observation et des documents d’histoire de premier ordre comme Leurs Figures, des études où la Fille aînée de l’Église : la France foncièrement catholique, est placée dans la lumière qui convient.

Mais cela, Bloy, irréductible et aveugle en ses préventions, ne pouvait pas s’en rendre compte. Lorsqu’il avait pris en grippe un écrivain, il le considérait désormais comme un réprouvé, indigne du Purgatoire, et, s’arrogeant le rôle de Justicier, il n’arrêtait pas de le pourchasser et de le lapider avec des silex et des épluchures.

C’est ainsi que, depuis ses débuts dans les lettres jusqu’à sa mort, il témoigna à M. Paul Bourget une haine tenace qui s’attaquait à l’homme privé aussi bien qu’à son œuvre. — Évidemment, les livres de M. Bourget sont d’une valeur fort inégale. Partout, même dans les mieux venus, le style est massif, incorrect, s’encombre de truismes dignes d’être cloués au pilori dans l’Exégèse des lieux communs. Un snobisme extraordinaire oblige parfois l’auteur de Cosmopolis de vanter, comme des âmes fines, les plus incontestables rastaquouères, de s’extasier sur les élégances d’hommes de clubs à cervelle de pingouin, d’attacher des ailes d’ange aux épaules de diverses perruches blasonnées et langoureuses, appartenant à ce qu’on est convenu d’appeler « le grand monde ». Le culte qu’il rend à la richesse semble déceler une hérédité de paysan auvergnat que les billets de banque hypnotisent. Et puis, il a d’autres vénérations d’une cocasserie transcendante, par exemple celle qu’il professe pour la médecine, art très conjectural, et pour certaines « illustrations » médicales, baudruches que l’ironie d’un nouveau Molière devrait bien dégonfler.

Néanmoins, avec tant de défauts, M. Bourget possède des qualités d’analyste qui ne permettent pas de le classer parmi les fantoches. S’il a bâclé parfois des romans-feuilletons, sans observation ni art, tels que Némésis, il laissera quelques livres aussi perspicaces que véridiques parce que, malgré tout, il a le sens social.

Le Disciple marque une date de l’histoire littéraire : à l’époque où le déterminisme matérialiste empoisonnait trop d’intelligences et dirigeait vers un mur d’impasse les tenants attardés de Taine, ce livre commença une réaction salutaire qui, depuis, n’a fait que progresser. Le retour très sincère — quoi qu’en prétende Bloy — de M. Bourget au catholicisme s’affirma de plus en plus. Comme il arrive toujours lorsqu’un esprit rend les armes aux certitudes promulguées par l’Église, son œuvre y gagna en clairvoyance et en profondeur. Réalisation qui lui eût été bien impossible quelques années plus tôt, il sut décrire, dans Un Divorce, les opérations si délicates à retracer de la Grâce en une âme que la privation de Dieu met au supplice. Il montra nettement que lorsque la loi divine du mariage indissoluble est transgressée, le désordre qui en résulte ruine la famille et, dès ce monde, frappe le coupable par les conséquences inéluctables de son péché.

L’Étape, peinture vigoureuse, pleine d’exactitude, de l’anarchie des esprits et des mœurs à la fin du XIXe siècle, fait penser à Balzac. Et, ce qui n’est pas toujours le cas chez M. Bourget, les personnages de ce roman vivent d’une vie intense.

Enfin, pendant la guerre, il a donné le Sens de la Mort, livre pensif, d’une haute portée chrétienne. La désespérance finale d’une âme qui, par orgueil, rejeta la foi religieuse et sombra dans le suicide, y est évoquée avec un relief saisissant. C’est d’une psychologie remarquable.

Qui eût constaté ces évidences devant Bloy l’aurait fait rugir. Mettre en doute la sûreté de son jugement en matière de littérature, c’était, estimait-il, outrager l’Absolu, profaner une encyclique ou se délivrer un brevet de crétinisme.

On peut ne voir là qu’un manque d’équilibre chez un extrême sensitif en qui se boursouflait parfois une vanité enfantine. Mais où Bloy mérite tous les reproches, c’est quand il s’acharne à décrier un de ses frères en Dieu au point d’accueillir contre lui les plus ineptes légendes ; quand, mû par une misérable rancune, provenant peut-être de griefs imaginaires, il ne se laisse même pas désarmer par la mort sanctifiée de sa victime. On veut parler de son attitude vis-à-vis d’Huysmans.

Sans insister sur ce sujet pénible, il importe de donner un exemple de la façon dont Bloy saisit, avec empressement, tout prétexte de salir le caractère de l’homme qu’il hait par-dessus toutes choses. En 1912, c’est-à-dire cinq ans après la mort d’Huysmans, M. André du Fresnois publia un opuscule intitulé : Une étape de la conversion d’Huysmans, où se lisaient des fragments de lettres susceptibles, semble-t-il, de desservir la mémoire de l’auteur d’En Route. Bloy en cite, avec des clameurs d’allégresse, ce passage : « Je me contamine dans mon bureau et trouve le temps long. Quelques pratiques tantôt religieuses, tantôt obscènes me remontent un peu, mais c’est de durée si courte !… » Et Bloy de commenter :

Voilà donc la recrue précieuse que nos catholiques ont tant admirée ! Ayant connu Huysmans beaucoup mieux et beaucoup plus que personne, ayant d’ailleurs souffert par lui et pour lui, je sais et j’affirme que sa conversion fut parfaitement sincère ; mais il devint catholique avec la très pauvre âme et la miséreuse intelligence qu’il avait, gardant comme un trésor l’épouvantable don de salir tout ce qu’il touchait. (Le Pèlerin de l’Absolu, p. 265-266.)

Si Bloy avait réfléchi, il se serait rappelé, à propos de cette lettre, la première partie d’En Route. Huysmans y confesse, avec une franchise touchante, les alternatives de débauches et de piété qui marquèrent le début de sa marche vers Dieu (voir notamment les chapitres V et VI). S’il avait eu pour un liard de psychologie, Bloy aurait compris que toute conversion, à son début, implique des luttes terribles entre les habitudes vicieuses du néophyte qui ne veulent pas se laisser dompter, et l’âme nouvelle qui commence à naître en lui. Parfois, celle-ci est d’abord vaincue ; mais la prière et la Grâce lui donnent peu à peu des forces pour se dégager de la pourriture antérieure. C’est à coup sûr à cette période que se rapporte la lettre citée par M. du Fresnois.

Mais Bloy, tout à son impulsion malveillante, était fort incapable de le reconnaître. Présenter Huysmans sous un jour odieux, tel fut son objectif perpétuel. Rien, pas même la charité chrétienne, ne l’en put détourner… On objectera que Huysmans l’avait jadis offensé. Soit. Mais encore n’est-il pas singulier que Bloy se soit si peu expliqué sur la nature de « l’horrible injustice » que Huysmans lui aurait faite ? Compulsez toute son œuvre, vous y verrez son grief sans cesse allégué ; mais quant au grief en soi, à peine un mot. Pourquoi cette réserve[2] ?

[2] J’ai reçu, à ce sujet, les explications d’une personne bien informée. Je les publierai si la question est, quelque jour, débattue en public.

Au surplus, si Bloy avait été le chrétien absolu qu’il se vantait d’être, il se serait souvenu d’un certain article du Pater récité par lui, tous les jours, avant la communion : Dimitte nobis debita nostra SICUT ET NOS dimittimus debitoribus nostris, et il aurait pardonné.

Or, il est affligeant, mais nécessaire, de le souligner, jamais il ne sut pardonner à ceux qui, s’imaginait-il, l’avaient lésé dans ses intérêts ou dans son orgueil. Voyez, entre autres, les accusations qu’il porte contre Deschamps, directeur de la Plume, dans le Mendiant ingrat. Elles sont totalement injustifiées ; celui qui écrit ces lignes assistait à la scène de rupture et il certifie que Bloy s’en forge tous les détails. Néanmoins, Bloy, de ce jour, n’arrêta pas de diffamer Deschamps. Il recueillait, avec avidité, tous les ragots qui empuantissent ces loges de concierge, les cénacles littéraires, et les propageait sans contrôle ni remords. Bien plus, à la mort de Deschamps, il notait dans Mon Journal : « On m’écrit que Léon Deschamps, impresario de la Plume, a été enterré samedi matin 30 décembre. Même sort que Rodolphe Salis. On crève au moment où l’on pense avoir fait fortune !… »

Or, tout le monde sait que Deschamps mourut complètement ruiné, tué par les soucis d’argent.

Tel fut Bloy en tant qu’informateur des incidents de la vie littéraire. Qu’on soit donc assuré qu’à cet égard il ne mérite nulle créance.

On ne veut pas dire qu’il mentait de propos délibéré. Non, mais son imagination déformatrice faussait automatiquement les faits et ensuite les lui représentait comme les indices de l’infamie ou des intentions hostiles d’autrui. Il y avait un peu de manie de la persécution dans cet état d’esprit.

S’il ne faisait nul cas de la plupart des littérateurs contemporains, par contre il avait des admirations violentes et les exprimait avec une superbe grandiloquence. Il vénérait Balzac ; il aimait Barbey d’Aurevilly, Hello, Verlaine dont il loua le génie dans ce petit volume fort perspicace et tout imprégné de dilection fraternelle : Un Brelan d’excommuniés. Il goûtait Benson, Joergensen, Émile Baumann. Il écrivit pour les Derniers Refuges de Mlle Jeanne Termier, le seul poète mystique qui ait paru depuis la mort de Verlaine, une fort belle préface. Pour d’Aurevilly, non seulement il comprit son art à merveille, mais encore il le vengea des attaques niaises d’un sot du nom de Grelé. De Villiers de l’Isle-Adam, il sculpta un solide médaillon tout en faisant des réserves judicieuses sur l’hégélianisme qui embrume çà et là la pensée de l’admirable auteur de l’Ève future.

Il est vrai que, parfois, et pour des causes souvent puériles, l’estime qu’il accordait à ses préférés subissait de brusques éclipses. S’il apprécia intégralement ce chef-d’œuvre du génial Benson : le Maître de la Terre, il comprit mal et méconnut la Mystique profonde qui régit l’affabulation de Franck Guiseley et celle des Conventionalistes. Joergensen, dont il avait, d’un trait sûr, défini les premières œuvres, fut soudain voué aux gémonies pour avoir oublié de citer Je m’accuse dans un article sur la mort de Zola (voir Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne). L’auteur excellent de Saint François d’Assise et des Pèlerinages franciscains, qui fut pour Bloy un ami toujours dévoué, ne méritait pas cette avanie.

Cette susceptibilité révèle l’importance énorme qu’il attachait à ses moindres écrits. Littéralement, il se croyait incapable d’accoucher d’un livre qui ne fût pas un chef-d’œuvre. Il n’y a qu’à feuilleter ses autobiographies au jour le jour pour le constater. Que le monde entier ne reconnût point son génie, ce lui causait un douloureux étonnement. De là, des récriminations quelque peu enfantines.

Elles sont d’autant moins justifiées que, dès ses commencements, il eut un groupe d’admirateurs qui ne cessa de s’accroître et qui ne lui ménageait pas les éloges. Mais rien ne pouvait le satisfaire. Bien qu’il proclamât son mépris total pour la publicité des journaux à grand tirage, il ne laissait pas de savourer l’aubaine lorsque quelqu’un de ceux qui eurent pouvoir d’y conférer de la notoriété signalait l’un de ses volumes.

« Cette fois, pensait-il, c’est la gloire et les mufles vont s’incliner devant moi… » Or, rien de tel ne se produisait. Quand Mirbeau — qui fut un brave impulsif, possédant un certain esprit de justice, quoiqu’il blasphémât comme cent mille diables — consacra un article chaleureux à la Femme pauvre, Bloy espéra un succès. Le succès de grand public ne vint pas. Mais Bloy, qui ne put jamais comprendre que son art était d’une qualité trop élevée pour conquérir la multitude, attribua ce déboire au fait que l’article avait paru le matin du Grand Prix, « jour où, écrit-il, personne ne lit rien ».

Non, ni le Grand Prix, ni toute autre circonstance adventice n’avaient rien à voir avec ce manque de retentissement. Les causes de l’obscurité relative où Bloy vécut jusqu’à son décès étaient ailleurs. Il n’est pas difficile de les apercevoir.

D’abord, un homme qui, à chaque lever de soleil, vide consciencieusement son pot de chambre sur la tête des « bourgeois » ne doit pas s’attendre au suffrage de la Bourgeoisie — que celle-ci soit « bien pensante » ou qu’elle adore la déesse Raison. Or Bloy procédait à cette opération avec une régularité parfaite. Ajoutons tout de suite qu’on se garde de lui en faire un reproche. Sa position vis-à-vis du « gros public » est symbolisée par une anecdote qu’il plaça dans l’Exégèse des lieux communs (nouvelle série) :

J’ai connu, dit-il, un épicier dans le temps de ma célèbre captivité à Cochons-sur-Marne. Un jour que le total de ses additions me suffoquait, il proposa loyalement de m’ouvrir ses livres… Je lirai vos livres, lui dis-je, quand vous aurez lu les miens…

L’épicier ne les aurait lus ni pour or ni pour argent. Et comme, depuis le romantisme, l’épicier résume le tiers état, Bloy enfourchait la Chimère quand il l’engageait à découvrir ses œuvres. Mais il ne voulut jamais admettre qu’il y eût incompatibilité irréductible entre les façons de penser du Bourgeois et les siennes. Plutôt que de se rendre à cette évidence, il cherchait les explications les plus déraisonnables à ses déboires.

Au commencement du Désespéré, il les attribue au triomphe des romans de Georges Ohnet, « l’ineffable bossu millionnaire et avare, l’imbécile auteur du Maître de Forges, qu’une stricte justice devrait contraindre à pensionner les gens de talent, dont il vole le salaire et idiotifie le public » (page 14).

Bloy se figurait peut-être que si Ohnet avait disparu, comme Romulus, dans une apothéose, ledit public se serait précipité, avec enthousiasme, dans les librairies pour acquérir les volumes des grands écrivains jusqu’alors méconnus. Quelle erreur ! L’affinité entre Ohnet et les innombrables lecteurs de ses élucubrations était bien trop grande pour que ceux-ci vinssent jamais à goûter la vraie littérature. A public bourgeois, fournisseur bourgeois ; c’est une loi inéluctable. Et il est vraiment puéril de dépenser de l’énergie à s’en indigner.

Mais Bloy n’acceptait pas cette loi. Il ne cessait d’étiqueter, en vociférant, l’inoffensif Ohnet « voleur de gloire » — et il n’en acquit pas un lecteur de plus. Ce dont il faut le féliciter sans arrière-pensée.

Un autre motif de son défaut de vaste notoriété, c’était l’inaptitude d’un grand nombre de gens de lettres à comprendre l’esprit catholique qui donne toute leur valeur à ses plus belles pages. Les uns sont, quant à la religion où ils furent baptisés, d’une ignorance de Papous. Ce qui du reste leur fait commettre de bien divertissants quiproquos si, d’aventure, ils se risquent à parler des choses religieuses. Les autres sont des païens délibérés que le christianisme horripile, qui pratiquent l’hédonisme et que la seule apparition d’une porte de monastère fait cingler aussitôt vers Gnide ou vers Paphos. D’autres enfin, qui ont pris au sérieux Homais et son ami Renan, se croiraient gâteux s’ils admettaient le surnaturel et professent une certaine religion de la science tellement stable que ses dogmes changent environ tous les quinze ans. Pour ces derniers le catholicisme est un fossile dont il n’y a plus lieu de classer les débris.

Bloy ne pouvait espérer séduire ce pauvre troupeau sans pasteur. Il s’étonnait pourtant d’en être méconnu. Même, il aurait voulu qu’ils répondissent aux injures qu’il leur décochait par des actes de déférence. C’était trop demander à la nature humaine.

Mais ce qui l’indignait encore davantage, c’était que la majorité du clergé parût ignorer ses livres. « Les curés, s’écriait-il, ont fait le vœu solennel de ne rien lire jusqu’au jugement dernier ! »

La boutade est amusante ; elle porte à faux. Des prêtres le lisaient ; mais il n’est pas surprenant qu’ils se soient abstenus de témoigner leur approbation à un écrivain qui sabrait, à tort et à travers, pape, cardinaux, évêques, séculiers et réguliers, tout en se décernant le titre de soutien inébranlable de l’Église. D’ailleurs, ce qui prouve leur indulgence foncière, c’est que Bloy n’a jamais été menacé de l’Index. Quoiqu’on ait avancé le contraire, l’Église ne déteste pas ses enfants terribles. Elle leur passe bien des incartades — pourvu qu’ils ne touchent pas au Credo. Et Bloy n’y a jamais touché.

Il y a une autre raison, fort simple, qui explique l’abstention relative du clergé, celle-ci : la plupart des prêtres sont très pauvres ; les livres coûtent cher ; et, de plus, les mille soins absorbants de leur ministère ne leur laissent pas le loisir de s’adonner à la lecture. De l’aube à la nuit tombée, les offices, le confessionnal, les œuvres absorbent tous leurs instants. Et c’est à peine si, rompus de fatigue, ils trouvent, avant un repos bref, le temps de lire leur bréviaire. Dire cela, ce n’est point tenter une apologie dont notre clergé n’a pas besoin, c’est constater un fait.

Il faut donc répéter ici ce qu’on a formulé ci-dessus à propos des péripéties de la vie littéraire. Quand Bloy, traitant de l’Église militante, s’indigne ou se courrouce à cause de tel incident qu’il interprète selon sa manie dénigrante, neuf fois sur dix, il est nécessaire de mettre au point.

En somme, il y avait en lui un démon sarcastique qui tentait fréquemment d’égarer le grand chrétien qu’il était au fond. Assez souvent ce chambardeur interne, aux embûches corrosives, le faisait choper, mais une visite au Saint Sacrement le remettait presque toujours et assez vite sur pied.

En outre, il y a un fait capital qu’il faut se garder d’oublier lorsqu’on écrit sur Bloy, c’est la misère atroce qui le supplicia pendant la plus grande partie de son existence — non seulement lui seul aux années de célibat, mais, après son mariage, sa femme et ses enfants dont deux en moururent ! Certes, cette indigence meurtrière explique, justifie même ses colères imprécatoires et, en partie, les malédictions qu’il fulminait contre les égoïstes et les satisfaits. Se sentir une force de géant et se trouver souvent réduit à l’impuissance par le manque d’aliments. Aimer les siens d’une affection véhémente et les voir privés du plus strict nécessaire. Concevoir une œuvre magnifique et, faute de ressources, n’en pouvoir réaliser quelques parcelles qu’à de longs intervalles et au prix d’efforts épuisants. Quel cercle de l’enfer ou, plutôt, quel ardent Purgatoire ! Le miracle, c’est qu’il n’ait pas plié sous les railleries fangeuses de certains journalistes, sous le silence calculé de « chers confrères » plus ou moins envieux, qu’il n’ait pas écouté les conseils timides d’amis incompréhensifs qui l’adjuraient d’édulcorer « sa manière ».

La société actuelle, matérialisée jusqu’aux moelles, hait, d’une haine irréductible, la pauvreté. Elle lui apparaît une souillon répugnante qu’il sied de huer, de traquer, d’abolir sous les gravats. Mais surtout, qu’un pauvre se veuille tel par amour pour ce Jésus qui n’avait pas même une pierre où reposer sa tête, c’est le crime qu’elle ne saurait absoudre. Bloy fut ce pauvre ; c’est pourquoi tant de gens aux goussets lourds d’écus le regardaient souffrir avec un mélange de dégoût et d’effroi. D’autres, des esthètes, capables de vendre leur mère pour se donner une sensation nouvelle, disaient : « Il ne faut pas venir en aide à Bloy ; la misère lui fait pousser de si beaux cris ! »

Oui, cela fut écrit par un puant bien renté dont on pourrait citer le nom. Bloy, aux heures d’oraison, écartait ces immondices de réprouvés. Les yeux levés sur le Crucifix radieux, il poursuivait sa tâche de témoin des Évangiles ; ne sachant pas, ne voulant pas se vendre, il donnait ce qu’il avait : le pain de la Parole unique, — et des âmes en détresse étaient sauvées.

Il écrit :

— Bon Dieu ou bon diable, c’est toujours ça de vendu !

Exclamation d’un vendeur de la rue, jet de lumière sur le XXe siècle. Dieu et le diable sont hors de cause et de plus en plus. Leur affirmation ou leur négation fut un jeu pour l’âge puéril de l’Humanité. Devenue raisonnable enfin, la race humaine vendra exclusivement. Elle vendra tout. — Malheur à celui qui donne ! Malheur à la Jérusalem de celui qui donne ! Malheur à moi !…

Est-ce bien malheur qu’il faut dire ?

Tu es si pauvre que tu as pu donner aux plus riches. Tu t’es donné toi-même avec une telle profusion que Celui qui a racheté tous les hommes ne sait presque plus ce qu’il te doit. La munificence des Crésus fait pitié si on la compare à une goutte de la sueur du front d’un pauvre qui travaille pour Jésus-Christ.

Tes livres étouffés et permanents, qui ressemblent à des nuits d’amour, ont consolé trois ou quatre désespérés ; ils ont rapatrié une demi-douzaine d’aveugles en exil qui tâtonnaient inutilement vers la Lumière ; ils ont restitué à Jésus-Christ le bon Larron qui ne savait pas que cet effrayant supplicié eût un royaume… Est-ce que cela se paie, sinon par l’ignominie et les tourments ? (Préface de l’Invendable.)

Bloy eut le droit de se rendre ce témoignage. Et il eut aussi le droit de s’écrier, comparant son œuvre aux saletés plus ou moins musquées qui pullulent dans la littérature d’aujourd’hui : « Je vise souvent à la tête, parfois au cœur — jamais plus bas ! »

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