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Léon Bloy : Essai de critique équitable

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II

Ce qui valut à Bloy des admirateurs nombreux, même parmi ceux que son catholicisme intense n’atteignait pas, c’est le style superbe de ses livres. En lui, l’artiste égale le penseur. Quelqu’un qui ne partageait pas ses croyances a pu dire : « Jadis, quand nous n’avions pour nous initier à la musique de Wagner que des fragments entendus aux concerts Lamoureux, dès que l’orchestre avait exécuté un morceau de la Tétralogie ou de Tristan, ce qui venait ensuite, quelle qu’en fût la réelle valeur, nous semblait banal et piteusement incolore, tant nous demeurions sous l’empire du génie wagnérien. Ainsi des livres de Bloy : quand on sort de les lire, il ne faut pas tout de suite aborder l’ouvrage d’un auteur différent. Même digne d’estime, il semblerait insignifiant. »

Il y a beaucoup de vrai dans ce rapprochement.

Le style de Bloy, tout imprégné de la sève latine, musclé, viril, retentissant, paré de couleurs harmonieuses en leur éclat, ravira toujours quiconque est apte à sentir la beauté.

Il n’est pas sans défaut. Par exemple, dans le Désespéré — première œuvre de Bloy qui compte véritablement — la phrase, parfois, s’empâte, s’alourdit d’épithètes redondantes, trébuche parmi des broussailles parasites. Plus tard aussi, et assez souvent, Bloy met une complaisance excessive à développer des images, fort pittoresques en soi, mais où la minutie du détail écrase l’ensemble du chapitre par manque de proportions. Telle, certaine période du Brelan d’excommuniés. Bloy y reproche à l’Église contemporaine d’apprécier plus que ses grands écrivains les larves exsangues dont les vagissements pieusards feraient prendre, aux gens mal informés, la littérature religieuse pour une chaponnière. Il ajoute : « Que dis-je ? Elle est au point de préférer, d’avantager de ses bénédictions les plus rares ceux de ses fils qu’elle devrait cacher dans d’opaques ombres, dans d’occultes et compliqués souterrains dont la clef serait jetée, au son des harpes et des barbitons, dans l’abîme le plus profond du Pacifique par des cardinaux austères, expédiés à très grands frais sur une flotte de trois cents vaisseaux. »

Cette phrase est d’un rythme irréprochable ; mais, par la place démesurée qu’elle tient dans le chapitre, elle écrase ce qui précède et ce qui suit. Vérifiez.

A mesure que Bloy progressait dans la connaissance du métier, ces défauts s’atténuèrent. Ils ont presque entièrement disparu dans les œuvres de sa maturité. C’est alors le grand style oratoire — oratoire à ce point qu’ayant commencé à le lire des yeux, on est parfois obligé de poursuivre à voix haute tellement le désir de se mettre dans l’oreille la musique d’airain et d’or des cloches qui tintent dans ses phrases vous sollicite.

Ce don s’épanouit au maximum dans plusieurs de ses livres et, entre autres, dans les deux volumes de l’Exégèse des lieux communs. Voici l’un des chefs-d’œuvre de Bloy, non seulement par la qualité du style, mais par la vigueur de la satire et par sa justice vengeresse.

Louis Veuillot a dit dans ses Mélanges : « L’écrivain qui n’a pas, une fois au moins, rompu en visière au goût du gros public, qui n’a jamais su, jamais osé parler contre le sentiment de la foule, qui n’a jamais rêvé, jamais essayé de se frayer une voie à l’encontre du torrent des sottises générales n’est pas un écrivain. Il n’a ni la fierté, ni le courage, ni l’indépendance d’esprit qui donnent le style et la vie aux actes littéraires : ce n’est qu’un bourgeois qui beugle avec les autres. »

Or Bloy veut interdire ce beuglement au bourgeois. Il prétend même lui « arracher la langue ». Et, afin de démontrer l’urgence de l’opération, il s’exprime en ces termes :

L’entreprise, je le sais bien, doit paraître fort insensée. Cependant je ne désespère pas de la démontrer d’une exécution facile et même agréable. Le vrai Bourgeois, c’est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit, ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et incontestable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules[3]. Le répertoire de locutions patrimoniales qui lui suffisent est fort exigu et ne va guère au delà de quelques centaines. Ah ! si l’on était assez béni pour lui ravir cet humble trésor, un paradisiaque silence tomberait aussitôt sur notre globe consolé !…

[3] Comparez à la définition de Flaubert : « J’appelle Bourgeois quiconque pense bassement. »

Et plus loin :

Ce résultat serait obtenu, sans doute, si la céleste douceur ne m’était pas refusée d’établir, en l’irréfutable argumentation d’une dialectique de bronze, que les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes, qu’ils ne peuvent pas ouvrir la bouche sans secouer les étoiles et que les abîmes de la Lumière sont immédiatement invoqués par les gouffres de la Sottise.

Cette dernière phrase est une allusion à ce fait que beaucoup de lieux communs prennent leur origine dans des paroles de Notre-Seigneur ou dans des aphorismes dérobés au Saint Livre et galvaudés par l’ineptie malfaisante des interprétations bourgeoises. Défile ensuite un carnaval de clichés pareil à une troupe de chacals, de fouines, d’ânes, de porcs et d’oies revêtus d’une apparence humaine et fustigés, avec un fouet de flammes, par un bestiaire aussi clairvoyant qu’implacable.

Une ironie foudroyante, un sens âpre du comique président à ce jeu de massacre. Tout ce que l’âme d’un commerçant malhonnête, d’un rentier hébété par les trafics de Bourse, d’un solennel farceur, turgescent en politique et membre de l’Académie, — comme Ribot ou Hanotaux, — de bien d’autres « soutiens de la société » contient de vertueuse tartuferie, de sale intrigue, de vilenie purulente est dénoncé ici en formules brèves qui piquent comme un javelot à la pointe suraiguë ou qui fracassent le crâne du bourgeois comme une massue héracléenne.

Bloy feint quelquefois d’approuver ses victimes. Et alors son ironie prend une envergure formidable — par exemple, lorsqu’il commente l’aphorisme : les affaires sont les affaires. Ailleurs, il arrache le masque cauteleux d’un promulgateur de lieux communs et montre l’ignoble visage qui se dissimulait sous une apparence de mansuétude comme dans la Crème des honnêtes gens. Ou bien, il reprend le texte sacré que viennent de polluer des bouches blasphématrices, et il en use pour donner au bourgeois un avertissement fatidique comme dans : Il n’y a pas de fumée sans feu.

Un des joyaux les mieux sertis de l’Exégèse, c’est le petit conte intitulé : On n’est pas parfait. Avec un calme souverain, avec une tranquille netteté d’expression, Bloy y décrit l’examen de conscience d’un bourgeois homicide. La leçon morale jaillit de l’hyperbole énorme, sans prêche ni commentaires affadissants, comme la pierre d’une fronde. Il revient, à diverses reprises, sur l’état d’âme du Bourgeois pratiquant qui s’applique à « servir deux maîtres » et il en obtient d’effrayantes caricatures, plus exactes que des portraits. Dans cet ordre, on citera encore : Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous. On croirait, en ce morceau, entendre chuchoter un démon qui parodierait un Sacrement.

Presque toujours, par allusion ou d’une façon directe, la Face de Dieu outragée apparaît à l’arrière-plan de ces peintures incendiaires. Et cette présence entrevue ou formelle leur confère une portée redoutable.

Telle, la glose de ce lieu commun : Il n’y a que la vérité qui offense. Voici :

J’allais l’oublier, celui-là ! N’avais-je pas raison ? Non seulement il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à entendre, mais le profond Bourgeois nous affirme qu’il n’y a que la vérité qui l’offense. Le mensonge ne l’offense pas, ne l’offensera jamais. C’est une espèce d’oncle dont il espère toujours hériter et pour lequel il n’a pas assez de caresses. Quand le Mensonge s’incarnera, ce qui doit arriver un jour, il n’aura qu’à dire : Quittez tout et suivez-moi, pour traîner aussitôt derrière lui, non pas une douzaine de pauvres, mais des millions de bourgeois et de bourgeoises qui le suivront partout où il lui plaira d’aller.

Jusqu’à présent, la Vérité seule s’est incarnée : Ego Veritas qui loquor tecum, et vous savez comment elle a été accueillie. Ah ! on ne s’y est pas trompé une minute : Crucifigatur ! Il n’y a que la VÉRITÉ qui offense…

C’est tout de même troublant d’entendre le Bourgeois dire ces choses-là, tranquillement, du matin au soir.

L’Exégèse des lieux communs est un chef-d’œuvre. La justice y parle, car Léon Bloy, étudiant, à la loupe, l’âme du bourgeois au XXe siècle, y vit éclore des œufs de vipère.

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