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Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2): Un roman de coeœur par Marat, l'ami du peuple

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LVII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Quelques rayons d'espérance commençaient à luire au fond de mon cœur: mais hélas qu'ils ont été bientôt éteints!

Un bruit vague courait que le comte Sobieski, fuyant les ruines de son palais embrasé, s'était retiré avec sa famille à Opalin. J'y courus à l'instant; mais toutes mes recherches furent vaines; point de Sobieski!

Me voilà en chemin pour revenir chez mon oncle, plus désespéré que jamais.

Comme je repassais dans mon esprit mes infortunes, mon cheval se mit à hennir et à faire un écart. Je lève les yeux et n'aperçois rien. Il refuse d'avancer. Je l'attaque. Il se cabre, se défend, et m'emporte à la fin dans un sentier de traverse. Il courut un bon mille avant que j'eusse pu l'arrêter. Lorsque j'en fus venu à bout, je cherchai à me reconnaître.

Peu après, croyant avoir regagné le grand chemin, je ne tardai pas à retomber dans mes sombres rêveries. Je n'en fus tiré que par la faim qui commençait à se faire sentir. Je regarde ma montre. Surpris de voir que le jour fût déjà si avancé, je cherche le soleil, et l'aperçois sur son déclin, alors je ne doutai plus que je ne fusse égaré.

Je continuai à marcher, et je n'arrivai point. Inquiet comment je passerais la nuit, j'avais gagné le sommet d'une légère éminence. Je m'arrête pour promener mes regards autour de moi, j'embrasse de l'œil la longue chaîne des collines, des plaines, des forêts que j'avais traversées.

Tout-à-coup j'entends les sons d'une trompe rustique, et j'aperçois, à quelque distance, un berger appuyé sur sa houlette, tandis que deux chiens et un jeune garçon rassemblaient son troupeau.

J'allai à lui. Il parut surpris de me voir.

—Ne craignez rien, lui dis-je, mon ami: je suis un voyageur égaré que la nuit oblige à chercher quelque part un asile. Voudriez-vous me servir de guide jusqu'au prochain hameau?

—Hélas! répondit-il, cet endroit est désert, il n'y a qu'un château à deux lieues d'ici, dont le maître est absent. D'ailleurs il serait nuit avant que vous pussiez y arriver, et trop tard pour y être admis. Mais ma cabane n'est pas éloignée. Je n'ai à vous offrir que de la paille pour lit, du lait et du pain pour nourriture. C'est tout ce que le ciel m'a donné, je le partagerai ce soir de bon cœur avec vous, et demain, je vous remettrai sur votre route.

J'acceptai ces offres obligeantes.

Ainsi, après une longue et fatigante journée, j'arrive à une méchante cabane. Je trouvai sur le seuil de la porte une bonne femme (c'était celle du berger) avec un petit enfant sur les genoux. Elle ne fut pas moins étonnée de me voir que ne l'avait été le pâtre.

Mon premier soin fut de chercher un endroit pour mettre mon cheval; et tandis que je lui préparais une litière et que mon hôte rangeait ses moutons, sa femme alla se disposer à nous recevoir.

En entrant dans la chaumière, je fus surpris de l'air mal propre qui y régnait: tout y présentait l'image de la misère la plus affreuse. Je comparais en silence ces murs enfumés aux lambris dorés des palais; et pour la première fois, je fis de douloureuses réflexions sur l'inégalité du sort des humains.

Nature marâtre, disais-je en moi-même, faut-il qu'une partie de tes enfants soient ainsi nés pour la servitude et le travail, tandis que l'autre nage dans l'opulence au sein de la mollesse!

Mon hôte vint m'en tirer pour prendre part à leur petit souper. Je me place à cette misérable table, et la petite famille se range en silence autour de moi.

Bientôt mes tristes pensées vinrent m'y trouver; elles me suivirent encore sur mon lit de paille. Enfin, excédé de fatigue, je m'endormis.

Le lendemain, je me réveillai à la pointe du jour et me disposai à partir.

En entrant dans l'étable, je trouvai mon cheval étendu sur la litière et rendu de fatigue. Il fallut rester.

J'allai trouver mon hôte, et lui fis part de mon embarras.

—Que cela ne vous inquiète pas, seigneur. J'aurai soin de votre bête, et pendant que vous demeurerez avec nous, je tâcherai de faire de mon mieux.

Touché de sa bonté, je lui donnai quelques ducats, que je le forçai d'accepter. Le pauvre homme me baisa la main, et me remercia à genoux.

Pour passer mon ennui, je me mis à errer aux environs de la cabane, et crainte de m'égarer, je pris avec moi son jeune garçon.

Attiré par un charme inconnu vers une petite forêt, je m'enfonçai dans sa sombre épaisseur et la traversai triste et pensif: bientôt je me trouvai dans une vallée solitaire, coupée d'une petite rivière.

A quelque distance, j'aperçus un bouquet de grands arbres qui balançaient dans les airs leur cîme touffue, répandant sur la plaine, dans un vaste contour, la fraîcheur et l'ombrage. Je vais me reposer sous leur impénétrable abri. Un pâtre y avait rassemblé son troupeau brûlé des feux du soleil. J'approche, je reconnais mon hôte et m'asseois auprès de lui.

J'étais charmé de l'innocence de la vie et de l'air de contentement de cet homme.

Si je pouvais ainsi, disais-je tout bas, finir doucement mes jours dans quelque coin de la terre! Air pur, frugal repas, santé du corps, paix de l'âme, précieux dons de la nature, que vous êtes préférables aux faux biens dont le monde est si épris! Oui, c'est de ce simple mortel qu'il faut apprendre l'art d'être heureux. Comme nous, il n'est point rongé de désirs impuissants. Une prairie fertile est pour lui le jardin de félicité. Ses plaisirs sont purs et ne laissent point d'amertume: moins vifs que les nôtres, ils sont aussi plus durables. L'espérance vaine, les regrets, le désespoir ne viennent jamais empoisonner le cours paisible de ses jours. Pourquoi aller à grands frais chercher le bonheur si loin, lorsqu'il est si près de nous!

Tandis que j'étais enfoncé dans ces réflexions, un doux sommeil vint appesantir ma paupière. Hélas! depuis longtemps je n'avais plus qu'un repos pénible et plein de trouble.

A mon réveil, mon hôte me présenta des fruits et du laitage, dont je fis mon dîner, et comme le soleil n'était déjà plus piquant, j'allai ensuite promener au bord d'un sombre rivage.

Le chagrin n'avait fait avec moi qu'une courte trêve: bientôt il revint m'assaillir. J'avais beau vouloir distraire ma pensée du sentiment de mes malheurs, tout m'y rappelait, tout me retraçait la chère image de Lucile.

Fleurs qui émaillez la verdure, vous aimiez que sa main vous cueillît: hélas! vous ne reposerez plus sur son sein amoureux; vous ne serez plus entrelacées parmi ses belles tresses, vous ne porterez plus à ses sens un parfum délicieux. Comme vous elle brillait du pur éclat de la nature: fallait-il que comme vous elle ne brillât qu'un jour?

Tandis que j'exhalais ainsi ma douleur, j'entendis de loin une voix mélodieuse dont les accents plaintifs faisaient gémir les échos. Ils excitèrent dans mon âme une surprise mêlée de joie.

Immobile, je cherchais des yeux d'où pouvaient venir de si doux accents. Puis j'avançai par hasard au pied d'un rocher qui me les répétait; mais je ne pus rien démêler.

L'émotion que ces sons me causaient avait pour moi des charmes; ils suspendaient le sentiment de ma douleur.

—Je ne suis pas le seul, disais-je, qui gémisse en ces lieux. C'est sans doute la voix de quelqu'infortunée dont le cœur a besoin de consolation.

Après avoir longtemps joui du plaisir de l'entendre, la voix cessa.

En voyant le soleil s'abaisser sous l'horizon, je songeai à regagner ma cabane. Je fis remarquer à mon guide l'endroit que nous quittions, et je me retirai à regret, enseveli dans de tristes pensées, mais moins tristes que celles de la veille.

Les accents de cette touchante voix retentissaient encore au fond de mon âme; je la sentais un peu débarrassée du poids qui l'opprimait. Je ne sais quelle émotion s'était emparée de mes sens, ranimait mon cœur flétri et me faisait trouver ce séjour enchanteur. Je ne pouvais souffrir l'idée de le quitter, et tout en marchant je me tenais ce discours:

—Tel qu'un forçat harassé de fatigue, depuis longtemps je mène une vie agitée et remplie d'alarmes; il serait temps de goûter un peu de repos. A présent que tous les liens qui m'attachaient au monde sont rompus, que je suis dégoûté de ses brillantes folies, et détrompé de ses vaines chimères, qui m'empêche de fixer dans ces lieux mon séjour, et de m'y ménager une tranquille retraite?

J'étais encore occupé de mes pensées, lorsque j'arrivai sous mon humble toit, et le sommeil ne vint que fort tard en suspendre le cours.

Le lendemain j'allai d'assez bonne heure m'asseoir vis-à-vis du pied du rocher qui m'avait répété les accents de cette voix touchante.

Il était déjà tard, et les échos gardaient encore le silence: mon chagrin était extrême. Mais tout à-coup ce silence fut interrompu par les chants de la veille. Ils me paraissaient plus distincts.

J'avançai pour les mieux entendre; mais je fus arrêté par un large fossé, qui entourait un parc: j'aperçus dans l'enfoncement un château d'où je jugeais qu'ils devaient partir; ils finirent plutôt que je n'aurais voulu.

La nuit commençait déjà à déployer son noir manteau, et déjà je regagnais tristement ma chaumière, lorsque cette voix plaintive éclata de nouveau dans les airs. Je m'arrête.

—Ha, la voilà encore! disais-je tout seul. Que j'aime à l'entendre gémir au milieu de ce profond silence! Comme mon cœur palpite de plaisir! Ha, si elle savait le charme qu'elle répand autour d'elle! Tendre Philomèle, comme toi, l'âme blessée d'un trait qui la déchire, j'essaie de tromper ma douleur. Nous envoyons ensemble nos accents vers le ciel, et nous n'avons que les étoiles pour témoins de nos plaintes.

En arrivant, mon premier soin fut de m'informer du nom du maître du château. Mon hôte ne put me le dire, quoiqu'il habitât sur ses terres; il savait seulement qu'il était absent depuis quelques mois, d'ailleurs il ne connaissait personne au logis que l'intendant.

Le jour suivant, je me rendis seul au lieu accoutumé et de meilleure heure encore. Je suivis de loin le fossé, et remarquai qu'il ne faisait pas le tour du château, et qu'on pouvait en approcher par les derrières; puis je m'éloignai. De toute la soirée la voix ne se fit entendre. J'en étais affligé!

Cette voix, disais-je en moi-même, suspendait le sentiment de mes maux. Le ciel semblait m'avoir ménagé cette faible consolation: hélas! c'était la seule que je goûtais encore. Je m'y suis trop abandonné, et pour me désespérer le cruel destin m'en prive.

Dès qu'il fit obscur, je hasardai d'aller au pied des murs qui renfermaient cette affligée, dans l'espoir de l'entendre encore.

Comme j'en étais fort près, j'entrevis de la lumière au travers d'une embrasure. J'avance en tremblant, je prête l'oreille, et n'entends rien; je veux approcher l'œil et je ne puis y atteindre. Je cherche une pierre pour m'élever; je la place doucement contre le mur et monte dessus.

D'abord je n'aperçus qu'une lampe qui brûlait. A sa pale lueur, bientôt je crus découvrir les ruines d'un édifice antique. J'étais saisi d'horreur à l'aspect de ce lieu lugubre où régnait un profond silence.

Tout-à-coup une lumière plus vive y pénètre, et j'aperçois une longue salle voûtée, toute remplie de tombeaux. Dieux! quels objets se présentèrent à ma vue. Un petit noir portant un flambeau devançait une femme vêtue d'une longue robe flottante et dont la face était couverte d'un voile. Elle s'avance lentement une couronne de fleurs à la main, se penche sur une urne cinéraire et la tient embrassée en poussant de profonds soupirs.

Je la contemplais en silence, le cœur saisi d'attendrissement.

Elle resta longtemps immobile dans cette attitude; enfin elle se relève, essuie ses yeux avec un mouchoir blanc, et couronne l'urne en prononçant d'une voix gémissante ces paroles:

«Il n'est plus, lui qui n'aurait jamais dû mourir! son cœur bienfaisant était l'ami de tout le monde, et il a eu à redouter la haine. Dans le temps même qu'il prenait plaisir à pardonner, il est tombé sous les coups de la vengeance! Ah! partout où la renommée portera son nom et dira sa mort, il recevra les regrets des âmes sensibles! La joie est tarie pour jamais au fond de mon cœur; il n'est plus pour moi d'autre plaisir que de m'attendrir sur son sort et de venir penser à lui au milieu des tombeaux. Que ne peut-il voir couler mes larmes, entendre mes gémissements, recevoir mon âme prête à s'envoler! Hélas! j'espérais que ses mains me fermeraient les yeux, et c'est moi qui ai recueilli ses cendres. Chère ombre, accepte ces derniers devoirs que te rend mon amour.»

Ciel! quelle émotion inconnue parcourait mes veines, à l'ouïe de ces paroles. Mes organes étaient enchaînés de plaisir, mon cœur défaillait de joie, je m'arrêtai un instant pour recueillir mon âme, je croyais entendre Lucile.

Mais soudain l'image de Lucile dans les bras de la mort se présente à mon esprit; une secrète horreur parcourt tout mon cœur, mon sang se glace, une sueur froide coule de mon front, un tremblement involontaire me saisit, mes genoux se ploient et je tombe sans connaissance.

Au bout de quelques heures, je reviens de mon évanouissement. Je ne sais où je suis. A demi-éveillé, je porte mes mains engourdies autour de moi et trouve la terre humide. Je lève les yeux et j'aperçois les étoiles; je me crois dans un enchantement. Enfin, comme un homme qui sortirait d'un rêve douloureux, je me reconnais.

Le froid m'avait saisi, j'étais mal à mon aise, je voulais me mettre sur la pierre qui m'avait servi de marche-pied; mais à peine pus-je me remuer. J'avais envie de me retirer, mais comment faire la route? Et quand j'en aurais été en état, comment reconnaître mon chemin?

Il fallut donc attendre l'aube du jour. Elle arrive enfin.

Je me lève avec difficulté, mes jambes fléchissent sous mon corps, et je marche en chancelant.

J'étais à peine hors de l'enceinte du château, que le soleil se leva. Cherchant les endroits où il donnait, je venais d'atteindre une petite colline, lorsque les forces me manquèrent tout d'un coup; je ne pus plus avancer, je m'assis.

Exposé à la douce chaleur des rayons naissants, peu à peu je me sens revivre; déjà je puis me lever, et je gagne à pas lents mon humble asile.

Bientôt la fatigue m'oblige de me reposer; je me couche un instant sur un talus au bord d'un grand chemin, rêvant à ma triste aventure.

Peu après, je me vois entouré de cinq cavaliers. C'étaient des Russes. Ils s'étonnent de me voir là, je les regarde avec la même surprise.

—Ami, me dit l'officier qui était à leur tête, levez-vous; il faut nous suivre, vous êtes notre prisonnier.

A l'instant, trois mettent pied à terre, me désarment et m'entraînent.

—Cruels, m'écriai-je, laissez-moi! vous voyez que je n'ai plus de forces.

—Hé bien, vous aurez un de nos chevaux.

En même temps, ils me firent prendre un peu d'eau-de-vie et m'aidèrent à monter. Ma douleur se ranime avec mes forces.

Nous partons.

Le spectacle de la veille se retrace à mon esprit, et mes yeux se tournent malgré moi vers l'endroit où s'était passée cette lugubre scène.

Me voilà en chemin au milieu de ces barbares. Ils me faisaient mille questions, je gardais le silence.

Vers midi, nous arrivâmes dans un petit hameau. Fiers de leur proie, ils se livrent à la joie: rangés autour d'une table et la coupe à la main, ils entonnent leurs chansons brutales, m'invitent à boire et semblent encore vouloir insulter à mon infortune.

Toute la journée le soleil les vit à leur débauche.

Cependant je cherchais à charmer ma tristesse: mais la réflexion ne servait qu'à empoisonner le sentiment de mes maux.

—Quel enchaînement de malheurs! me disais-je sans cesse. Hier encore, je pouvais du moins dans cette solitude, trouver quelque faible adoucissement à ma misère: aujourd'hui je n'ose même donner un libre cours à ma douleur. La fortune ne se lasse point de me poursuivre: chaque jour me trouve plus malheureux. Comme je sens les blessures de mon âme s'envenimer! Comme mon caractère s'aigrit! Autrefois j'aimais à voir chacun avec un air gai et content. A présent, je ne puis souffrir de visage joyeux; je voudrais voir gémir tout le monde autour de moi. A quel affreux état je me vois réduit! Cruels ennemis, laissez-vous toucher à mes larmes, et plutôt que de me retenir captif, percez-moi le sein!

Les voilà qui vont se livrer au sommeil. Que ne peut-il aussi m'arracher à mes noirs soucis. Depuis longtemps les plaisirs se sont envolés; si du moins la paix m'était laissée, mais elle me fuit maintenant; et dans l'excès de mes maux, il ne me reste plus aucune consolation.

Heureux ceux qui, frappés dans les combats, ont abandonné leur dépouille à la mort et quitté le malheureux théâtre de la vie!

En continuation.

Ma vie, cher Panin, n'est qu'un continuel tissu de tristes aventures. Je ne suis pas plutôt échappé à un malheur, qu'un autre plus cruel m'attend. Toujours persécuté par le destin, chargé de peines, voilà mon lot.

Hier matin, l'officier qui me tenait prisonnier m'annonça qu'il allait me conduire à Lublin, pour me remettre à son commandant.

Depuis que j'étais sous sa garde, j'avais refusé toute espèce de nourriture: il me pressa de prendre quelque chose avant de partir.

Dès les huit heures, nous tînmes la route de Lublin.

Comme nous traversions un petit taillis, en tournant un coude que fait le chemin, nous aperçûmes à quelque distance une troupe à cheval: mes Russes s'arrêtèrent tout court; ils reconnurent l'uniforme ennemi, prirent la fuite et me laissèrent avec celui dont j'avais la monture.

Bientôt je me vis entouré d'une troupe de confédérés. C'était le Palatin de Mazovie avec ses gens, qui revenait de l'armée.

Il s'avance vers moi, me reconnaît, et n'est pas moins surpris de cette rencontre, que j'en étais charmé.

Après le récit de mon aventure, il se félicite d'être mon libérateur. Il me demanda si j'allais rejoindre mon corps. Je lui avouai que ce n'était pas là mon dessein.

—Hé quoi, reprit-il, abandonnez-vous ainsi votre père?

—Mon père est en Turquie, où il n'a pas besoin de moi, et où il n'a que faire lui-même: plût au ciel qu'il n'eût jamais songé à prendre part aux dissensions qui désolent ce malheureux pays!

—Vous ne savez donc pas qu'il est de retour et qu'il a rejoint son parti?

—Non vraiment.

—Étonné de ne pas vous trouver, il craignait que vous ne fussiez resté sur le carreau dans quelque affaire; mais ayant appris que vous vous étiez retiré, il a témoigné beaucoup de mécontentement.

—Je le crois.

—Je voudrais n'avoir rien d'autre à vous apprendre, mais quelque désagréable qu'il soit d'annoncer de fâcheuses nouvelles, je dois encore vous dire que deux jours après son arrivée, il s'est trouvé dans un léger engagement où il a reçu une assez grande blessure, qui n'aura cependant point de mauvaises suites. Lors de mon départ, il s'est retiré à Derasnia, et doit y rester jusqu'à ce qu'il soit rétabli.

Cette nouvelle qui probablement ne m'eût pas fort affecté il y a cinq mois, me jeta dans de vives alarmes. Il m'importait assez peu que mon père désapprouvât ma conduite, mais je ne pouvais supporter l'idée qu'il fût en danger, et je me déterminai sur-le-champ à l'aller joindre.

Que le cœur humain est un mystère profond! Il me semble que je sens pour mon père un attachement qui ne m'était pas ordinaire: à mesure que mes amis me sont enlevés, ma tendresse se resserre sur ceux qui me restent.

Je vole à son secours.

P. S. Je viens d'écrire à mon oncle de ne pas être inquiet sur mon compte.

Le Palatin a eu la bonté d'envoyer un de ses gens pour m'amener mon cheval de chez le berger, et de me donner un de ses domestiques pour m'accompagner jusqu'à Derasnia.

De Bistapiec, le 13 août 1770
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