Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2): Un roman de coeur par Marat, l'ami du peuple
XLIV
DU MÊME AU MÊME.
Hier, mon père, qui se trouve entièrement rétabli, me proposa de prendre l'air avec lui. Nous allâmes promener dans un petit bosquet aux environs de la ville.
D'abord, il me parla de choses indifférentes; puis, il me tint ce discours:
—Mon fils, vous avez abandonné le corps pendant mon absence: si vous l'aviez fait par lâcheté j'en serais au désespoir; mais je ne puis attribuer votre désertion à un manque de cœur, puisque vous portez d'honorables marques de courage. Quelles pouvaient donc être vos raisons?
—L'horreur que m'inspirait cette fureur brutale qui, sous le beau nom de valeur et de gloire, va follement ravageant le monde, et la honte de me trouver parmi des scélérats qui, pour des riens, portent partout le fer et le feu, égorgent sans pitié le malheureux sans défense et ne connaissent rien de sacré.
—Venez, mon fils, que je vous embrasse. Ces sentiments vous font plus d'honneur encore que les blessures que vous avez reçues. Je veux à mon tour vous ouvrir mon cœur. Je suis entré dans le parti des confédérés peut-être un peu trop à la légère, mais le temps et la réflexion m'ont enfin dessillé les yeux. Vous le dirais-je? J'augure mal des suites de cette guerre, et je saisirai la première occasion de me retirer; dès ce moment je ne vous fais plus un devoir de rester auprès de moi. Vous êtes libre.
A ces mots, je lui sautai au cou pour l'embrasser.
—En passant dans l'étranger, poursuivit-il, j'ai eu lieu de comparer leurs usages aux nôtres et de remarquer bien des choses qui échappent à ceux qui ne voient que des yeux de l'habitude. Vous savez quels ont été les succès des armes ottomanes: j'en ai honte et pour eux et pour nous. Mais voilà, à présent, que nous avons sur les bras toutes les forces de la Russie; peut-être aurons-nous encore bientôt toutes celles de la Prusse et de l'Empire; et, certes, il n'en faut pas autant pour nous réduire.
Nous n'avons point d'armées régulières à opposer à des troupes réglées. Nous n'avons que de la cavalerie, toujours peu en état de résister à l'infanterie. Nos cavaliers ne sont même que des troupes légères qui ne savent pas combattre en corps. Dans une action on les voit soudain fondre sur l'ennemi; puis disparaître avec une égale rapidité. Ils peuvent tout au plus passer pour de petits engagements: mais ne sauraient tenir en bataille rangée. Que feraient leurs pistolets et leurs sabres contre la bayonnette, le fusil, le canon? Je ne dis rien de leur manque de discipline et de leur licence, qui les rendent plus semblables à des brigands qu'à des guerriers. S'il y a peu à conter sur les combattants, il y a moins à conter encore sur les chefs. Le poste de général est toujours très-épineux, il faut du mérite pour le remplir dignement: et chez nous plus que partout ailleurs. Outre une profonde connaissance de la guerre, il exige encore le talent d'un politique consommé. Effectivement, quelle difficulté n'y a-t-il pas à se ménager parmi tant de chefs jaloux des uns des autres et à tirer parti de tout? Mais on a beau examiner ceux qui sont à la tête des confédérés, on n'en trouve aucun qui ait les talents requis. Pour s'en convaincre, il n'est pas nécessaire de les passer tous en revue: tenons-nous-en aux plus capables; je parle de Poulowski et de Birinski. Celui-ci connaît assez le métier de la guerre, mais il est d'un naturel ardent et emporté. Il ne faut rien trouver d'impossible, quand il ouvre un avis. Il est d'ailleurs opiniâtre et superbe; jamais les revers de la fortune ne purent l'humilier et jamais il ne profite des leçons de l'expérience. L'autre au contraire est assez souple, assez prévenant, assez caressant; mais il n'a aucune de ces qualités qui peuvent assurer le succès des grandes entreprises. Il ne sait point distinguer le mérite, il ne sait point avoir recours aux lumières d'autrui, il se livre à son instinct sans réflexion et suit toujours ses petites idées. Les autres ne s'étudient qu'à les traverser. En toute occasion ils les contredisent, méprisent leurs avis, et cherchent à les rendre odieux à tous les confédérés. Ainsi, comme si les Dieux s'étaient mêlés de nos querelles, pour nous confondre, le courage a été ôté à nos soldats et la sagesse à nos généraux. Le peu de mérite des chefs et le manque d'harmonie entre les officiers, joints à la licence et au défaut de discipline des soldats ne sauraient donc manquer de ruiner nos affaires. Mais que dis-je, ne le sont-elles pas déjà? Vaincus par nos propres dissensions, pour triompher de nous, l'ennemi n'a plus qu'à se montrer. L'ignorance et la lâcheté des confédérés me dégoûtent: leur cruauté et leurs excès barbares me révoltent. Ils ne savent que dévaster, piller, assassiner. Semblables à des bêtes féroces, qui vont de tout côté, égorgeant les faibles troupeaux. Ceux mêmes qui paraissent les plus braves n'ont pas assez de courage pour vaincre sans trahir. Il faut que je vous fasse part d'un trait qui vient de se passer sous mes yeux. Le Palatin de C…, dont le parti avait été fort affaibli dans la dernière rencontre, s'était retiré près de Trombula avec les débris de sa petite armée. Après avoir reçu quelque renfort, il forma le dessein de surprendre à son tour l'ennemi. Tandis qu'il se disposait à l'exécuter, un transfuge vint lui offrir d'en assassiner le commandant. Il disait avoir des intelligences secrètes pour entrer à toute heure dans sa tente. Le Palatin communiqua cette affaire dans un conseil de guerre, sur quoi le Castellan de P… représenta le fâcheux état de nos affaires, opina qu'il ne fallait pas laisser échapper une occasion aussi favorable. Ce lâche conseil aurait dû couvrir de honte son auteur: mais pourriez-vous le croire? presque tous y applaudirent. Indigné de cette ouverture, je fis les derniers efforts pour les ramener.—«Quoi donc, leur dis-je, nous ne sommes pas encore réduits aux dernières extrémités; et quand cela serait, n'avons-nous plus le cœur de chercher notre salut dans nos armes? Combattons, mourons s'il le faut, mais rejetons cet indigne conseil. Oui quand aucun de nous ne devrait échapper; mieux vaut cent fois périr que de triompher par de tels moyens. Pour moi je n'aime pas assez la vie pour vouloir la conserver à ce prix.» Mes efforts furent vains: les lâches refusèrent de se rendre. C'en est fait: je les abandonne, je partirais même sur-le-champ, si je ne devais avoir des ménagements pour votre oncle Stanislas, qui est encore un des plus passionnés. Mais je trouverai bien moyen de prendre congé de lui. Je vous le répète donc, mon fils: Partez quand vous le voudrez, je ne vous retiens plus.
—Non, mon père, lui répondis-je en l'embrassant. Je ne vous quitterai point: tant que vous resterez, je partagerai vos hasards.
Il se passa alors entre nous une scène assez attendrissante. Je sentais renaître je ne sais quoi de calme au fond de mon cœur.
Cher Panin, cette douce impression dure encore. Lorsque je fus obligé d'abandonner Varsovie il me semblait avoir perdu mon père: aujourd'hui il me semble l'avoir retrouvé.