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Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2): Un roman de coeœur par Marat, l'ami du peuple

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LXXVIII
DE LA MÊME AU MÊME.

Enfin, ma fille a cédé à mes instances, elle m'a ouvert son cœur.

Pour vous mettre au fait, cher Gustave, des raisons secrètes de ce changement mystérieux, je vais vous rapporter notre entretien.

—Autrefois, Lucile, tu n'avais rien de caché pour moi, et je ne sache pas t'avoir jamais donné lieu de t'en repentir.

—Non, maman.

—Pourquoi donc aujourd'hui cette réserve opiniâtre au sujet de Potowski? Je ne te répéterai pas combien elle m'humilie: si jamais tu deviens mère, tu le sauras un jour.

Elle hésita un instant; puis elle me parla ainsi:

—Il y a trois semaines que je passai la journée chez le Castellan de Berzin. Vous savez tout ce qu'il a fait pour obtenir la main de sa femme. Elle en était assez coiffée, mais il l'aimait à la fureur, et il ne l'a certainement épousée que parce qu'elle était de son goût. D'après cela, qui ne s'attendrait à voir ce couple heureux? Il n'en est rien cependant, et même je n'ai point vu d'époux plus mal assortis. Toujours mécontents l'un de l'autre, ils se querellent tant qu'ils sont ensemble, et ne vivent en paix que lorsqu'ils sont éloignés. Le mari d'ailleurs prend avec la femme des tons qui ne conviennent point: j'en ai été scandalisée au possible, d'autant plus qu'ils sont nouveaux mariés.

—Hé bien, Lucile, que veux-tu dire par là?

—Un instant, maman, je vous prie. Vous savez que du côté de la naissance, elle ne lui cède point; cela est bien différent du côté de la fortune. Le Castellan a des biens immenses. Mademoiselle Saboski ne lui a rien apporté en dot.

—A présent, ma fille, je t'entends. Quoi donc, ferais-tu à Gustave l'injustice de lui prêter des procédés aussi bas? lui dont tu connais la belle âme!

—Non, non, maman, je ne crains pas de sa part de bas procédés; je connais ses nobles sentiments. Mais le monde, qui aime à jaser, dit que la Saboski n'a épousé le Castellan que par des vues d'intérêt, et il pourrait bien tenir de pareils propos sur mon compte. Cela ne serait pas flatteur. Cependant on pourrait encore prendre patience. Depuis peu la fortune de Gustave a considérablement augmenté et la nôtre s'est fondue. S'il m'épouse on verra bien qu'il n'y a que l'amour qui l'ait engagé à demander ma main; mais comment verra-t-on qu'il n'y a que l'amour qui m'ait engagée à la lui accorder? Lui-même en pourrait douter. Voilà le malheur que je redoute. Et puisqu'il ne me reste point de sacrifice à lui faire, il faut que je renonce à lui.

—Je ne veux point, ma fille, blâmer ta délicatesse, mais je te plains de ta prévention; elle fera le malheur de la vie de ton amant, et sûrement elle ne fera pas le bonheur de la tienne.

Voilà, mon cher Potowski, le résultat de la démarche que j'ai faite auprès de Lucile à votre égard. Si vous ne pouvez vivre sans elle, c'est à vous à vaincre ses scrupules.

De la rue Bressi, le 19 novembre 1770.
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