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Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2): Un roman de coeœur par Marat, l'ami du peuple

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LXVIII
DU MÊME AU MÊME.

A Pinsk.

Je n'attendis pas que le jour commençât à poindre; je volai à la cuisine, donnai ordre à mon domestique de seller à l'instant nos chevaux; et nous partîmes, laissant Sophie à son désespoir.

Malgré l'horreur de la nuit qui était très-obscure et les dangers que je courais de la part des brigands, la situation de mon âme était bien changée. Je me sentais débarrassé d'un poids accablant. J'étais, si tu veux, encore triste; mais ma tristesse n'avait rien de noir; c'était une tendre mélancolie; j'y trouvais des charmes et j'en préférais la légère amertume aux douceurs trompeuses du bonheur que je venais de quitter.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement.

—Cette aventure tient du prodige, me disais-je en moi-même; et j'admirais les jeux de la fortune qui se plaît quelquefois à relever tout-à-coup ceux qu'elle a pris plaisir de confondre.

Je marchai toute la nuit, sans trop m'embarrasser où j'allais.

Dans mon impatience, j'avais pris le premier chemin qui s'était présenté; il me suffisait de m'éloigner de ces funestes lieux qu'habitait la cruelle qui m'avait fait verser tant de larmes.

Quand le soleil se leva, je m'orientai et tirai du côté de Varsovie. A la nuit tombante, j'arrivai à Maciecow. J'y pris quelques rafraîchissements, reposai cinq heures, et poursuivis ma route. Le lendemain avant midi, j'avais déjà passé le Bugs près de Slawatioze. Sur les trois heures, je traversai un petit bois, et me trouvai sur une colline qui dominait une vallée dont l'aspect me charmait. Comme j'étais rendu de fatigue, je mis pied à terre et me reposai sur le gazon.

Je ne fus pas longtemps assis. Une sorte d'inquiétude s'était emparée de mes sens et je me mis à errer dans ces lieux solitaires. Comme j'étais à promener mes tendres rêveries sur le bord d'un bosquet, j'entends les cris d'un oiseau qui se précipitait dans le feuillage, je levai les yeux, et une nouvelle perspective s'offrit à mes regards.

Occupé à la considérer, je vis un château à peu de distance, et reconnus l'endroit où j'étais venu entendre la belle affligée.

A peine avais-je fait cent pas, que j'aperçus près de moi deux femmes assises sur le gazon à l'ombre d'un bouquet d'arbres.

J'avançai doucement, puis j'arrêtai pour les mieux considérer.

L'une simplement mise reposait mollement sur l'herbe, la tête inclinée, et semblait ensevelie dans de profondes réflexions. L'autre, élégamment vêtue, s'occupait à éparpiller les feuilles d'une fleur.

Comme celle-ci étendait le bras pour cueillir un brin d'herbe, elle vint à tourner la vue de mon côté. J'en étais assez près. A mon aspect elle fut effrayée, et poussa un cri. Sa compagne tressaillit, et cherchait des yeux quelle pouvait être la cause de ce cri. Je m'avançai vers elles pour les rassurer.

Mais quelle fut ma surprise lorsque, dans cette tranquille rêveuse, je reconnus Lucile!

—Ciel! L'ombre de Gustave! s'écria-t-elle aussitôt en se retirant avec effroi.

Elle pâlit, et tomba sans connaissance sur sa compagne, qui restait immobile de frayeur.

Je m'élance pour la recevoir dans mes bras; j'appelle par son nom, et m'efforce de la rappeler à la vie. Mes efforts furent longtemps inutiles.

Enfin elle entr'ouvre les yeux.

—Non, ce n'est point une ombre, c'est ton amant, Lucile, lui criais-je en la pressant contre mon cœur.

Pâle, tremblante et respirant à peine, elle poussait de profonds soupirs, et me regardait d'un œil étonné.

—Ne reconnais-tu pas ton amant, ma Lucile?

Elle veut parler, mais elle ne trouve point de mots.

Peu à peu son teint s'anime, sa poitrine se relève, la respiration se dégage, sa langue se délie, ses yeux se remplissent de larmes; elle prononce quelques paroles: mais les sanglots étouffent sa voix.

Tous deux nous perdons l'usage de nos sens, nos bras s'entrelacent, nos larmes se confondent, nos cœurs se pressent, et ce n'est qu'en se serrant plus étroitement qu'ils se répondent l'un à l'autre.

Eh! qui pourrait exprimer les transports de deux cœurs sensibles qui après avoir longtemps gémi d'une séparation cruelle, se trouvent réunis de nouveau?

Longtemps nos larmes furent les seules expressions de notre joie et de notre amour.

Lorsque les pleurs lui eurent rendu l'usage de la parole:

—Cher Gustave! dit-elle, quoi! vous n'êtes pas mort? Depuis deux mois je pleurais votre perte.

—Hélas! j'ai aussi pleuré la tienne, ma chère Lucile; mais, grâce au ciel, sans raison, puisque je te tiens pleine de vie entre mes bras.

Et, dans les transports de ma joie, je ne cessai de la couvrir de baisers.

—Est-ce un songe?

—Non, ce n'est point un songe, c'est l'ouvrage des méchants.

—Que voulez-vous dire? Expliquez-moi cette énigme.

L'agitation où je me trouvais était si grande que je ne pouvais parler.

Les larmes coulaient en abondance de mes yeux; je sentais un frissonnement courir de veine en veine; ma voix était étouffée et mon visage tout en feu.

Après ces premiers mouvements de la nature, mon esprit devint plus tranquille, et je lui racontai ce qui venait de m'arriver avec Sophie.

—Cruelle amie! s'écriait souvent Lucile pendant mon récit, faut-il que j'aie à te reprocher mon malheur.

Elle me raconta à son tour de quelle manière elle avait appris ma prétendue mort.

—Ah! Gustave, poursuivit-elle, comment te peindre la situation de mon âme à cette nouvelle? Elle était inexprimable. Longtemps je fus en proie à de mortelles angoisses, les forces m'abandonnèrent enfin, et je tombai dans une douleur stupide. Là (et elle pointait du doigt le château), là, chaque jour j'arrosais tes cendres de mes larmes, et c'est ici où je venais quelquefois ensevelir ma tristesse, en attendant que la mort me réunît à toi.

En prononçant ces mots, elle me fixait d'un air languissant; et comme elle vit que les pleurs remplissaient de nouveau mes yeux.

—Je ne cherche point à t'attendrir, continua-t-elle avec un triste sourire. Mes malheurs sont finis puisque je te possède encore.

La douce satisfaction qui éclatait dans ses yeux passa dans mon âme; je la serrai dans mes bras, et la couvris de baisers une seconde fois.

Après m'être livré aux transports de ma joie:

—Allons, dis-je à Lucile, allons nous reposer dans quelque cabane voisine et oublier les chagrins que nous ont causés les méchants.

—Cela ne se peut, répondit Lucile. Il y a longtemps que je suis absente du logis: dès-lors ma mère doit être arrivée; je crains qu'on ne soit déjà en peine sur mon compte. Si je tardais davantage à me rendre, je les jetterais dans de cruelles inquiétudes.

Ne pouvant la conduire avec moi, je voulais la suivre; elle s'y opposa aussi, en me donnant pour raison que cela aurait mauvaise grâce de lui voir conduire son amant sous le même toit.

Je voulais la retenir plus longtemps, elle ne voulait pas y consentir non plus.

Elle m'accorda toutefois encore quelques moments. Je les employai à continuer à lui ouvrir mon cœur; mais il était si plein, j'avais tant de choses à lui dire que je ne savais par où commencer; je me contentai de la plus importante, je lui appris l'heureux changement qui était arrivé dans la façon de penser de mon père, et son dessein d'abandonner le parti des confédérés.

Lorsque j'eus fini, elle me pressa instamment de lui permettre de se retirer. Je ne pus résister à ses instances.

—Allez, cher Gustave, me dit-elle en prenant congé, allez chercher un refuge quelque part aux environs, et rendez-vous demain matin sous ces arbres; j'ai mille choses à vous dire, et probablement je vous en apprendrai qui vous étonneront.

Je l'embrassai, et elle se retira avec sa compagne qui, durant notre entretien, avait ouvert de grands yeux.

Je la suivis de l'œil aussi loin qu'il me fut possible; puis j'allai rejoindre mon domestique qui, las de m'attendre, s'était endormi sur l'herbe.

Nous allâmes retrouver mon ancien asile. Le bonhomme témoigna beaucoup de plaisir à me revoir.

J'étais transporté de joie, mille douces pensées s'offraient tour-à-tour à mon esprit agité. Le sommeil ne vint pas longtemps les interrompre. Je passai presque toute la nuit à attendre le jour.

Dès qu'il commença à poindre, je sentis ma joie augmenter, puis je comptais avec impatience les instants, et maudissais l'heure tardive. Elle approche enfin.

Je me rends au lieu indiqué.

Après avoir un peu attendu, je vis arriver trois femmes suivies de deux domestiques. Je reconnus de loin Lucile, je vole à sa rencontre, je la joins, je ne vois qu'elle, je me jette à son cou.

Tandis que je la serrais dans mes bras:

—Voilà qui va bien, disait d'un ton de voix fort doux une personne près de moi; je me retourne: c'est la comtesse Sobieska.

—Ah! madame.

—Ah! Gustave. Je n'aurais pas attendu à aujourd'hui à vous voir, continua-t-elle en m'embrassant, si nous avions su où vous avez pris un asile la nuit dernière. Cher Potowski, que vous avez causé de chagrins, que vous avez fait verser de larmes! venez maintenant les essuyer.

Ensuite elle me présenta à sa sœur.

—Voilà, lui dit-elle, un ami de la maison; il est survenu quelque refroidissement entre le père et mon mari; mais le fils n'a jamais cessé de nous être cher. Je me flatte qu'il ne sera pas moins bien venu dans votre maison que dans la mienne.

Alors la maîtresse du château m'y offrit un lit, et me demanda de ne point chercher d'autre demeure pendant le temps que je voudrais bien séjourner dans ces quartiers; puis ces dames toutes trois m'emmenèrent.

En arrivant, nous passâmes dans le jardin; nous en fîmes le tour, et vînmes nous asseoir sous un berceau de charmille.

A peine y fûmes-nous placés, qu'on nous servit à déjeuner.

Lucile avait sans cesse les yeux attachés sur moi, et j'avais sans cesse les yeux attachés sur Lucile; je désirais fort me trouver seul avec elle; je ne sais si sa mère me devina et fit signe à sa sœur, mais elles ne tardèrent pas à se retirer, sous prétexte de cueillir des fruits.

A peine furent-elles à quelques pas, que je m'approchai de ma belle, et elle me parla ainsi:

—D'après ce que vous me dites hier au sujet de Sophie, je ne doutai point que ma femme de chambre ne fût de l'intrigue. Je l'ai prise en particulier, je lui ai fait mille questions, je l'ai tournée de tous côtés, mais sans pouvoir rien découvrir: puis, tirant un papier de sa poche qu'elle me présenta:

—Voilà, continua-t-elle, cette fatale lettre qui a fait si longtemps le malheur de ma vie; combien de fois je l'ai arrosée de mes larmes!

Effectivement, elle l'avait été si fort, que je ne la déchiffrai qu'avec peine. (Incluse en est une copie).

—Est-il possible, m'écriai-je plein d'indignation, qu'il y ait au monde des gens si mal intentionnés? Pourrais-tu le croire, Lucile; le fond de cette lettre est en effet de moi: c'est une relation que je t'envoyai, il y a quelque temps, de la mort de Gadiski. Ton artificieuse amie n'a fait qu'y ajouter un petit préambule après avoir renversé les noms des personnages.

—Quel tour infernal! Se peut-il rien de plus méchant? Je ne puis en revenir.

—Mais pourquoi, chère Lucile, lui demandai-je, ne m'avoir jamais donné de tes nouvelles?

—Quoi! n'en avez-vous point reçu?

—Aucune.

—Ah! je ne m'étonne plus qu'elle fût si empressée à me faire craindre les inconvénients qui pourraient résulter d'une correspondance directe, si officieuse à m'offrir son couvert, et si attentive à se charger de vous faire passer mes lettres. La cruelle voulait se rendre maîtresse de tous nos secrets. Que je me repens d'avoir été si crédule! Mais comme mon indignation s'allume, lorsque je repasse dans mon esprit toutes les fausses marques d'attachement qu'elle me prodiguait! Flatteuse, insinuante, sachant s'accommoder à tous les goûts, habile à chercher de nouveaux moyens de plaire, ne trouvant rien de difficile pour obliger, et devinant toujours ce qui sera le plus agréable; avec cet art de gagner la confiance, jugez comme elle eut bon marché de moi. Elle tira du fond de mon faible cœur tout ce qu'elle voulut savoir: et moi qui prenais ces soins pour des marques d'attachement, la payais en retour de la plus sincère amitié. Elle ne me caressait que pour me trahir. Ah! Gustave, quelle vipère je réchauffais dans mon sein! Mais quelle finesse! Après avoir formé le dessein de me supplanter, elle interceptait vos lettres et les miennes, elle obviait à tout ce qui pouvait le faire échouer. Comme elle se jouait de moi! Non contente d'avoir porté la mort dans mon cœur par de sinistres nouvelles, la barbare montrait un visage abattu, et riait en secret des maux qu'elle m'avait faits.

—Ah! Lucile, je ne doute plus à présent que ce ne soit elle aussi qui m'a fait annoncer ta mort. (Et je lui racontai mon entretien avec cet homme qui était venu se planter devant moi le jour que j'étais de garde à Derasnia.) Pour pouvoir prendre possession de mon cœur, il fallait bien commencer par le détacher de toi.

—Mon étonnement augmente à chaque instant.

—Cette nouvelle ne fit que confirmer mon désespoir. Lorsqu'elle vint, je gémissais déjà de ta perte, et ne cessais de me la reprocher, mes yeux ayant vu les tristes ruines du château d'Osselin, où je vous avais conseillé d'aller vous mettre en sûreté. Dis-moi donc, mon ange, comment vous avez fait pour échapper à ces barbares?

—Ce ne fut que par pur hasard. A la nouvelle de votre mort supposée, mon affliction était si grande, que ma mère, craignant pour mes jours, me conduisit ici, dans l'idée que je pourrais mieux faire distraction à ma douleur. Heureusement mon père était aussi absent: mais nos domestiques et nos paysans ont presque tous péri par le fer, et presque toutes les richesses de la famille par les flammes.

—Le cœur me saigne lorsque je pense au sort tragique de ces pauvres gens. A l'égard des richesses, que cela ne t'inquiète pas, ma Lucile: va, il m'en reste assez pour nous deux.

Je n'eus pas plutôt lâché ce mot, qu'elle poussa un profond soupir; je vis même une larme prête à tomber de ses yeux: je l'essuyai avec mes lèvres.

Comme je pressais tendrement mon doux trésor contre mon cœur, un laquais vint nous avertir que nous étions attendus pour dîner.

On se mit à table.

Fâchée de voir que j'y officiais si mal, la dame du logis me pressa de goûter de divers mets. Je m'excusai sur un manque d'appétit.

—Si ce n'est que cela, reprit-elle à l'instant, j'ai une excellente recette. Lucile, servez quelque chose à monsieur.

Je ne sais, mais sa recette fit merveille.

De la main de Lucile, peut-on refuser quelque chose? Ces petits pieds qu'elle a touchés, qu'ils doivent être délicieux! Je commençai à en porter une aile à ma bouche, puis une cuisse, puis tout le reste disparut. Elle me servit d'un autre plat, et mon estomac fut également complaisant.

Cela fournit matière à quelques plaisanteries dont ma belle n'était pas fâchée. Comme elle avait tout aussi peu d'appétit que j'en avais eu d'abord, je voulus me servir à son égard du même secret, et la bonne fille, pour ne pas le mettre à discrédit, s'efforça un peu de manger.

Les plaisanteries recommencèrent; la gaîté régna pendant le repas, et pour la première fois depuis si longtemps, les ris vinrent se placer sur mes lèvres.

On prit le café dans le jardin, puis l'on se mit à se promener. Après avoir traversé la cour de derrière pour passer dans le parc, nous nous trouvâmes près le mur du sanctuaire où la belle pleureuse avait sacrifié aux mânes de son amant.

Soudain un frissonnement me saisit. La comtesse, à qui je donnais le bras, s'en aperçut.

—Qu'avez-vous donc, Gustave?

Je ne répondis rien. Elle me vit pâlir.

—Il lui prend mal! s'écria-t-elle. Lucile, vite votre flacon d'eau de senteur!

La nièce et la tante accoururent aussitôt.

Je pouvais à peine me soutenir; je fis quelques pas, et elles m'aidèrent à m'asseoir sur la même pierre qui m'avait servi de marche-pied. Elles m'entouraient toutes trois. Déjà les esprits du flacon avaient un peu ranimé mes forces.

—Assurément, dis-je, cet endroit m'est funeste; il n'y a pas six semaines que je faillis d'y perdre la vie.

—Plaisantez-vous! s'écrièrent-elles à l'instant.

Je leur fis le récit de mon aventure. Elles ouvraient de grands yeux.

Quand j'eus fini, la tante, qui a toujours quelques bons mots sur les lèvres, me dit d'un ton badin:

—Vous assistâtes à votre oraison funèbre, monsieur: il n'y avait pas de quoi se trouver si mal; je voudrais bien, moi, assister toujours à la mienne.

Son badinage ne me plaisait pas; il ne plaisait pas davantage à Lucile; nous nous regardions tous les deux en silence d'un œil attendri.

La comtesse qui observait notre triste contenance, me dit à son tour:

—En venant, j'avais dessein, Gustave, de vous faire voir les amusements de ma fille, mais puisque vous les avez déjà vus, et que d'ailleurs vous êtes si susceptible, je n'en ferai rien.

Je la pressai fort de ne pas changer de dessein.

—Hé bien! soit. Vous viendrez aussi, Lucile.

—Ma mère, je vous prie de m'en dispenser.

—Allons, allons, ne faites pas l'enfant.

Nous avançons vers ce sombre asile où dormaient tant de morts. Nous voilà au milieu des tombeaux. Je m'approche avec Lucile de mon urne sépulcrale, qui était encore couronnée de fleurs. A cette vue, j'éprouvai un saisissement inexprimable.

—Aurais-tu pensé, mon ange, lui dis-je tout bas, quand tu déplorais ici la perte de ton amant, qu'il eût entendu tes soupirs? Tu le revois maintenant plein de vie, et n'aspirant qu'au bonheur de te consoler.

Mes regards étaient attachés sur elle; en voyant les roses de la jeunesse fanées sur ses belles joues et le feu de ses yeux presque éteint, je me laissai aller à une douce rêverie.

—En quel état l'amour l'a réduite! me disais-je. La chère âme, plutôt que de t'oublier, voulait être victime de sa tendresse. Heureux Gustave, comme tu es aimé!

Ces réflexions m'émurent jusqu'au fond du cœur. J'étais attendri. En levant la tête, je rencontrai les yeux de Lucile: ils étaient mouillés.

—Ha! ma Lucile, m'écriai-je en l'embrassant, laisse-moi, laisse-moi recueillir tes larmes et reçois les miennes dans ton sein.

—Hé bien! les voilà à faire les enfants, dit sa mère qui nous observait. Éloignons-nous de ce triste endroit, où l'on ne sait que gémir.

Et elle nous emmena.

Le reste de la journée se passa assez gaîment.

Depuis que je suis à Lomazy, je passe presque tout mon temps avec Lucile.

Le soir, je la quitte fort tard, et le matin me rappelle vers elle, plus empressé de la revoir. Je ne pense qu'à elle, je ne vois qu'elle, je me réveille en songeant à elle et je regrette encore tous les moments que je passe sans elle.

Ha! cher Panin, qu'il est ravissant ce charme que l'on goûte, lorsqu'après une longue absence on sent dans ses bras le cher objet de ses inquiétudes. De quelle volupté mon âme est enivrée! Dans cet heureux délire, les heures s'écoulent avec la vitesse des instants.

Semblable au nautonier échappé au naufrage, déjà j'ai oublié tous mes chagrins, et, porté par l'imagination sur un trône nuptial, je vois s'ouvrir devant moi la plus riante perspective, je goûte déjà à l'avance mon bonheur à venir.

Du château de Lomazy, le 30 septembre 1770.
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