Marie-Rose au couvent
ÉDUCATION ET INSTRUCTION
I
L’ÉDUCATION AU COUVENT
Le corps et l’âme de l’enfant. — Les congrégations religieuses n’ont pas attendu que de savants docteurs vinssent proclamer l’influence du corps sur l’âme et réciproquement ; leurs systèmes d’éducation sont basés sur la connaissance et le respect de cette vérité vieille comme le monde ; et les maîtres en physiolo-psychologie n’ont eu qu’à s’y référer pour leurs grandes découvertes.
La Préfète du temps de Marie-Rose fut une éducatrice hors ligne qui en aurait remontré aux pédologues modern-style les plus fameux.
Pour elle, tradition ne signifiait pas routine ; mais tout en se pliant aux idées et aux exigences de l’époque, elle demeurait fidèle aux anciennes méthodes, à celles qui ont fait leurs preuves — méthodes que leur fermeté n’empêchait pas d’être très souples et très maniables.
En face d’une crise d’apathie ou d’irritation dont l’enfant n’était pas toujours responsable, on n’usait pas d’emblée de châtiments qui, en l’occurrence, n’auraient fait qu’irriter ou déprimer, suivant les natures ; on écartait, au contraire, tout ce qui aurait été susceptible d’aggraver la situation, de la prolonger, de la transformer en état.
Tout en maintenant avec fermeté le principe de la sagesse et de l’application, on s’arrangeait pour y soustraire momentanément celles qui pouvaient en souffrir.
Les moyens usités à cet effet étaient multiples, divers, et d’une admirable simplicité. Le plus souvent ils étaient inspirés par les circonstances.
Pour les enfants habituellement dociles — qu’elles soient sous le coup d’un accès de nonchalance ou qu’elles aient un impérieux besoin de remuer — on se sert de la missive envoyée d’une classe à l’autre. La destinataire sait parfaitement de quoi il retourne. Le petit papier, généralement blanc, signifie : « Ma chère sœur, je vous envoie une petite fille qui s’endort, ou bien qui a des impatiences dans les jambes. A charge de revanche. »
La commissionnaire revient au bout d’un instant avec un livre, un cahier ou tout simplement un autre papier blanc, sans se douter qu’elle vient d’être l’objet d’une cure d’exercice corporel.
Quelquefois, on prétexte une petite réparation à faire pour envoyer le jeune sujet jusqu’à l’ouvroir de l’orphelinat. L’air vif des jardins, la marche, un rien de distraction suffisent pour sortir les unes de leur torpeur et pour apaiser chez les autres la légère irritation nerveuse dont elles souffraient sans s’en douter.
Une pauvre petite qui, l’hiver venu, s’engourdissait et se refroidissait dès qu’elle était en repos, et que, pour cette raison, les malicieuses appelaient « la tardigrade » était envoyée, à chaque changement d’exercice, à l’appartement. Là, les pieds sur une chaufferette, les mains dans l’eau chaude, elle restait cinq minutes avec la bonne sœur qui avait ordre de la faire babiller tout le temps.
On fait faire aux trop sensibles, à celles dont les larmes coulent pour tout et pour rien, de longues stations dans l’atmosphère lumineuse et vivifiante du Berceau Fleuri, ou de bonnes marches dans les allées des Capucins toujours pleines de soleil. Tandis qu’on envoie les irascibles et les révoltées réciter quelques dizaines de chapelet dans le tranquille parterre de Nazareth. La mère Préfète avait coutume d’affirmer que « le grand air et le soleil du bon Dieu sont des remèdes qui ne coûtent rien et qui ne font pas mal à l’estomac ».
Les enfants qui ne sont pas très bien portantes ont les voyages réguliers à la petite infirmerie où l’on absorbe pilules, sirops, huiles, etc. Pour d’autres, dont la santé ne semble pas compromise, mais qui supportent mal une immobilité prolongée, la mère Saint-Paul qui est une infirmière pleine de bon sens et d’observation, a institué un jeu de tisanes s’adaptant au tempérament de chacune et dont l’absorption est un prétexte à sorties.
Bien entendu on ne dit pas aux élèves : « Mes enfants, vous n’êtes pas dans votre assiette, il vous faut une petite promenade pour vous remettre d’aplomb », parce qu’aucune n’aurait jamais été dans son assiette ; on s’arrange tout simplement pour concilier le respect des règlements avec la santé des fillettes.
Mais il ne venait à l’idée de personne que ces moyens si excellents qu’ils fussent étaient suffisants pour corriger les mauvaises dispositions d’une enfant. Et, en même temps que le corps, l’âme était soignée avec sollicitude, persévérance, énergie.
Les heures de silence. — Il y a une coutume que l’on tient de la vie monastique et qui paraîtrait à beaucoup de gens surannée et barbare : celle des heures de silence. Au couvent, on y attachait un grand prix.
L’enfant est-elle maussade, grognon, ou bien acerbe, ou encore trop susceptible, et tout cela avec persistance ?… La devine-t-on dans cette disposition mauvaise où nous croyons que tout est contre nous : les personnes, les choses et jusqu’aux événements ?… L’autorité, au lieu de sévir, guette une manifestation tangible de cette mauvaise humeur pour appliquer les « heures de silence ».
Voici en quoi consiste la peine, ou plutôt le remède.
Mise à part pendant la récréation avec une petite novice comme gardienne, la délinquante ne doit point prononcer une parole. Il y a, au début, une courte lecture à haute voix, généralement un passage de l’Évangile ou de l’Imitation scrupuleusement choisi. La méditation qui suit est forcément dominée par cette lecture.
Mais avec quelle sollicitude la sentence est appliquée ! Cette jeune âme dont le malaise se traduit par un peu d’amertume et de méchanceté, n’en est pas moins une âme qui souffre. Il faut qu’elle reconnaisse ses torts, mais il faut aussi qu’elle se rassure et qu’elle reprenne courage. On compte sur la bonne nature pour aider à la guérison.
Aussi les « heures de silence » ne se font-elles jamais dans un endroit sombre, triste ou seulement clos, mais au grand air : l’hiver dans la Bonne Allée pleine de soleil, l’été dans les frais jardins de Nazareth, au milieu des fleurs qui embaument, des oiseaux qui chantent, des insectes qui bruissent, de ce tumulte léger mais continu de la terre, d’autant mieux perçu que l’on se tait soi-même.
L’enfant ne doit point se mêler à la vie, mais elle n’est pas soustraite au spectacle de la vie. Or, la petite novice occupée à quelque travail de couture, les sœurs converses qui vont et viennent pour l’accomplissement de leur service, les vieilles dames pensionnaires qui passent avec un livre ou leur sac à ouvrage : toutes ont cet air paisible des gens à qui la tâche quotidienne ne pèse point. A ce spectacle apaisant, la douceur, peu à peu, pénètre la jeune âme aigrie, la fait plus confiante et meilleure.
Après un remerciement à sa gardienne, et aussi des excuses — car la petite novice aurait mieux aimé être en récréation avec ses sœurs que de garder une méchante fille — la jeune pensionnaire se rend d’elle-même auprès de celle de ses maîtresses ou de ses compagnes qu’elle a plus particulièrement offensée, et elle la prie de bien vouloir faire la paix.
Il arrive parfois que l’on est obligé de doubler, de tripler la dose, mais c’est rare. Dans la majorité des cas, une séance unique suffit.
Marie-Rose fut une habituée des « heures de silence ». Quand elle se sentait en mauvaises dispositions, elle les réclamait de son propre chef, tant elle y trouvait d’apaisement et de bien-être.
Les Billets. — Afin que les enfants soient bien convaincues de l’importance qu’offre leur travail et leur conduite, on entoure de pompe la communication des notes hebdomadaires. La cérémonie, bizarrement appelée Billets se passe Sous la Chapelle, une belle salle très austère qui, pour la circonstance, prend son air des grands jours. Les enfants sont rangées par classe, le tablier enlevé, la ceinture de soie tranchant sur la robe d’uniforme.
Tous les dimanches, quand dix heures sonnent au carillon de la Communauté, la Préfète et les religieuses, mères ou sœurs qui, pour si peu que ce soit, ont affaire au Pensionnat, font leur entrée. Alors, d’un mouvement précis, les enfants sont debout, en ligne parfaite, la tête droite, comme des troupiers bien exercés.
C’est très solennel dans sa grande simplicité, au point que l’on s’étonne presque de ne pas entendre une annonce telle que : « Le tribunal !… » ou bien : « La cour !… »
Après les places et les notes de conduite, on passe aux observations générales par groupements ; classes, dortoirs, récréations, puis aux observations personnelles. Ces dernières sont ordinairement synonymes de reproches. Pour un fait particulièrement grave, l’inculpée est debout, isolée, bien en vue, face à l’Aréopage tant que dure la remontrance.
Les nouveaux principes d’éducation s’opposeraient à ces manifestations de blâme, sous prétexte qu’« il faut épargner aux enfants toute blessure d’amour-propre ». Au couvent, on n’avait point de ces scrupules. On y mettait en pratique ce vieil adage : « Qui aime bien, châtie bien. » Et l’on n’avait garde de négliger ce précieux élément de formation qu’est l’exemple. Les enfants avaient été témoins de la faute de leur compagne ; il fallait qu’elles sussent exactement en quoi consistait cette faute et comment on pouvait l’éviter et la réparer.
Il convient d’ajouter que l’éducation reçue venait atténuer, ou tout au moins modifier, la nature du froissement. On était, en général, humilié de la faute plus que du blâme. Et il n’était pas rare que pour un méfait anonyme dont la mère Préfète donnait connaissance, la coupable se levât et dît courageusement : « C’est moi ! »
Les Billets ne comportent pas que des réprimandes ; on y fait une distribution de croix dites de « science » et de « bonne conduite ». Pour un travail remarquable ou une sagesse exemplaire, on est félicitée. Pour le moindre effort, on reçoit des encouragements, même si l’effort n’a pas été couronné de succès. Le mérite de chacune est apprécié comme il convient. Il faut une semaine bien insignifiante, bien terne, pour n’être pas citée nominativement.
Bien que la séance des Billets soit sévère et que beaucoup d’enfants l’appréhendent, aucune n’en sort avec le cœur ulcéré. Toutes, au contraire, s’en trouvent mieux disposées à l’obéissance et à l’application, parce que derrière les admonestations les plus rudes, elles devinent l’affection de leurs maîtresses.
La discipline. — Quoi qu’en pensent les modernes pédologues dont la sollicitude pour l’enfant s’est transformée en « culte », ainsi qu’ils le professent eux-mêmes, une discipline bien entendue n’a point pour résultat d’abolir les caractères, mais de les tremper.
C’est grâce à la discipline que l’enfant s’accoutume non seulement à faire, mais à vouloir ce qu’il faut, et non ce qui lui plaît ; c’est-à-dire à substituer l’esprit de devoir à sa fantaisie. C’est la discipline qui lui apprend à dominer un caprice ou un accès de paresse, et à résister au mauvais exemple. Il n’y a pas de meilleure école pour la volonté.
Au couvent, la discipline n’est ni maussade, ni tatillonne, mais elle est appliquée avec une fermeté, une persévérance que rien ne fléchit.
L’empreinte. — Pour ce qui est de la direction des jeunes esprits, l’empreinte congréganiste n’est pas telle que certains le prétendent. Sans doute, on cherche à canaliser l’énergie toujours flottante de l’enfant pour la guider vers le bien ; mais on évite de la déformer, à plus forte raison de la détruire. Et si l’on s’efforce de créer une personnalité aux fillettes qui en sont dépourvues, c’est toujours dans le sens de leur nature et de leurs capacités.
Il y a certains points d’éducation sur lesquels on insiste avec le plus grand soin, avec acharnement, presque.
On habitue, notamment, les pensionnaires à tout faire en ordre, sans hâte ni bousculade, dans le temps, de la manière qu’il convient et avec toute la perfection possible. On n’admet point d’ouvrage bâclé, si minime que soit l’ouvrage.
On les accoutume à prendre la responsabilité de leurs actes, à reconnaître leurs torts publiquement, à ne pas craindre la vérité sous quelque forme qu’elle se présente, à respecter leur conscience plus que les jugements du monde.
On les habitue à avoir le souci constant des autres, à ne les molester, à ne les gêner en rien. De là, cette discrétion, parfois extrême, dans les mouvements, les gestes, la démarche, particulière aux élèves des congrégations. Certains qualifient cette réserve de sournoiserie ; elle est tout simplement une marque du respect que l’on doit au repos et aux aises d’autrui.
On leur enseigne la modestie, non point cette humilité rampante et servile qui, la moitié du temps, est la doublure de l’orgueil, mais l’humilité fière et digne qui provient de la connaissance de soi-même, de sa propre faiblesse, de la médiocrité des moyens dont on dispose, de la toute petite place qu’on occupe dans le monde. Il convient d’ajouter qu’on n’est point modeste uniquement pour son propre compte mais pour une bonne partie de l’humanité. « Très peu auraient le droit de s’enorgueillir, répète-t-on aux enfants, et ceux-là n’y songent point. »
On cherche encore à leur inculquer le sentiment de l’égalité. Cela ne veut point dire qu’on leur prône l’anarchie. Le principe de l’autorité est, au contraire, fermement établi et scrupuleusement respecté ; mais l’obéissance qu’on exige d’elles n’entraîne aucune servilité. On ne montre pas la supériorité humaine dans la richesse ou dans un pouvoir arbitrairement départi, mais dans la science et surtout dans la vertu.
Au reste, la vie religieuse est un modèle constant d’égalité. Les premières places, celles de supérieure, d’intendante, de préfète, obtenues seulement par l’élection y comptent moins d’honneurs que de responsabilités ; et, une fois leur mandat terminé, les dignitaires rentrent dans le rang où rien ne les distingue plus de leurs compagnes. Les enfants sont à même de l’observer pendant toute la durée de leurs études.
Mais ce que l’on enseigne par-dessus tout, c’est l’oubli de soi-même, l’abnégation habituelle, inconsciente. Cet enseignement-là est donné, non dans de petits traités appris mot à mot, mais par l’exemple et par un entraînement si facile et si doux qu’on ne le sent même pas.
Maintenant, était-ce là une éducation qui faisait des personnes pratiques, autrement dit des unités de combat ? Non, certes. Et s’il est strictement vrai que le but de l’éducation est de former l’enfant pour le milieu qui sera le sien et l’existence qu’il devra mener, les méthodes congréganistes du temps de Marie-Rose étaient défectueuses.
On n’élevait pas les jeunes filles pour la vie telle qu’elle est ; on les élevait pour la vie telle qu’il faudrait qu’elle fût, non pour être parfaite, mais seulement normale et juste.
L’enseignement moral qu’elles recevaient pouvait se résumer ainsi : « Il y a au soleil de la place pour tout le monde ; prenez la vôtre, mais rien que la vôtre ; et aidez les faibles à réclamer la leur. » Et elles tombaient dans une société où cette doctrine est en honneur : « Plus vous tiendrez de place au soleil, plus vous verrez clair et plus vous aurez chaud. Passez sur le dos des imbéciles qui ne savent pas se défendre. » Beaucoup, dès lors, étaient vaincues d’avance.
La vie moderne, cette vie dont l’égoïsme, l’ambition, le besoin de jouir et surtout la folie de paraître font un champ de bataille, cette vie où, à moins de capacités ou de chances exceptionnelles, il faut pour réussir courber l’échine devant les grands et piétiner les petits, cette vie-là, les maîtresses de Marie-Rose ne la soupçonnaient même pas. Et si elles l’avaient connue, elles n’auraient pu qu’en inspirer l’horreur à leurs élèves.