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Marie-Rose au couvent

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II
LE RÉFECTOIRE

Les gens qui parlent avec des airs entendus du régime alimentaire des couvents, et qui sourient d’aise à la pensée des bons petits plats qui s’y préparent et s’y dégustent, n’ont sans doute jamais franchi la grille d’un cloître de Notre-Dame.

Voici, très exactement, quel était le menu quotidien d’une petite pensionnaire au temps de Marie-Rose. Et si celui des religieuses différait quelque peu, c’était pour être plus frugal, plus austère.

Au déjeuner, un bol de lait chaud… sans sucre, avec un morceau de pain… sans beurre. Au dîner, la soupe et le bœuf, du rôti, des légumes ou de la salade ; pas de dessert. A la collation, une tartine de compote ou bien un morceau de pain avec des fruits de la saison. Au souper, un potage, un ragoût aux légumes, un dessert très modeste. Le vendredi et le samedi sont vraiment jours d’abstinence. On a pour dîner un plat d’œufs ou de poisson, des légumes, une salade. Pour souper, un potage au lait, deux légumes, un dessert.

Les entremets, les plats sucrés, la pâtisserie, sont rigoureusement prohibés. Le cidre étant la boisson du pays, on sert du cidre ; mais la moitié des enfants boivent de l’eau. Il faut un certificat du médecin pour que l’on permette aux parents de fournir du vin.

Le pain est du gros pain, un peu bis, que l’on cuit au couvent toutes les semaines. On le mange plutôt rassis que frais. Malgré cela, les fillettes le préfèrent au pain blanc du boulanger.

Les semaines où se trouvent plusieurs jours de maigre, en carême, par exemple, ou les jours des Quatre-Temps, il y a « galette de sarrazin ». Les palais fins et les estomacs délicats crieraient d’horreur devant ce mets qui fait la joie des pensionnaires. C’est une sorte de crêpe massive et lourde que l’on mange saupoudrée de sel.

— Il y aurait de quoi donner des indigestions au diable, déclare une vieille dame pensionnaire qui passe pour être friande.

Mais les petites filles ne sont pas le diable ; et elles jouent de si bon cœur à la récréation qui suit la galette de sarrazin, que l’indigestion ne saurait les atteindre.

Ce régime ne subit d’atténuation que quatre fois par an : à la fête de la mère Supérieure et à la Sainte-Catherine, où l’on sert ce que la bonne sœur Sainte-Philomène, la cuisinière en chef, appelle des « dariolettes[2] », à Noël, où l’on mange une dinde aux marrons, et le jour des Rois, où l’on partage la galette traditionnelle.

[2] Des mets recherchés.

Tel est donc le menu de la rentrée aux vacances. Les enfants les plus choyées au logis s’y soumettent très volontiers, et leur santé s’en trouve à merveille.


On bougonne bien quelquefois, mais seulement pour des questions de détail. Mère Saint-Jacques, l’Économe du pensionnat, fait la récréation des grandes ; et comme les récréations succèdent immédiatement aux repas, c’est-à-dire au moment où l’impression mauvaise est dans son plein, on en profite pour lui exposer ses griefs.

— Mère Saint-Jacques, voyons, cela ne ruinerait pas la Communauté, de nous donner un peu de beurre…, et vous savez, le lait sans sucre, c’est très mauvais.

— Mère Saint-Jacques, ce sont des pommes à lapin qu’on nous a données à la collation : elles étaient toutes véreuses.

La brave religieuse reçoit l’avalanche sans broncher. On l’aime beaucoup au couvent. Elle est un peu brusque, mais très indulgente et toujours de bonne humeur. Elle ne s’étonne ni ne s’indigne des doléances auxquelles elle répond invariablement :

— Bon !… bon !… c’est cela qui vous donne le teint frais.


On se plaint aussi au réfectoire, mais on est moins joyeusement reçu.

— Ma bonne sœur, je ne peux pas souffrir les poires blettes, donnez-m’en plutôt une trop dure.

— Je ne peux pas, mademoiselle, l’ordre est de distribuer comme ça vient.

— Comme ça vient !… Voilà un système qui ne me réussit guère ! Ça vient toujours des horreurs à mon tour.

— Qui est-ce qui cause encore du désordre ? Mlle Gourregeolles, naturellement.

— Parce que naturellement on me sert des choses épouvantables.

— Si le dessert ne vous plaît pas, il faut vous contenter de pain sec.

Marie-Rose accepte la punition sans murmurer. Elle aime beaucoup mieux le pain sec que les poires blettes.


A une époque qu’il serait impossible à déterminer, une élève a, paraît-il, trouvé une tige de mouron dans la salade. Depuis lors, toute feuille autre que la laitue, la mâche ou la chicorée, est baptisée mouron.

— Ma bonne sœur, qu’est-ce que cette verdure, je vous prie ?

— Ça, mademoiselle, c’est des appétits.

— Non, ma bonne sœur, c’est du mouron.

— Faites excuse, mademoiselle, c’est de la pimprenelle et des cives qu’on met dans la salade pour qu’elle soit meilleure ; elles sont mal hachées, voilà tout, mais cela ne ressemble pas à du mouron, bien sûr.

Régine Tassel, dont les connaissances botaniques sont universellement reconnues, bien que cette réputation ne repose sur aucune base, prononce gravement :

— Ce sont des herbes à tisane.

Et tout le monde regarde son assiette avec méfiance.

Il existe encore cette vieille croyance que la soupe à l’oseille est faite avec des feuilles de mûrier blanc. Comme s’il n’était pas plus facile de se procurer de l’oseille que du mûrier à vers à soie.


Afin que certaines religieuses ne soient pas continuellement privées des repas pris en commun, le réfectoire est fait alternativement par quatre maîtresses.

Quand c’est le tour de la mère Saint-Boniface, les enfants sont désolées. Avec les mêmes éléments que ses collègues, elle trouve moyen de mécontenter tout le monde. Et elle n’admet aucune réclamation. Son unique réponse est celle-ci :

— Tout est pour le mieux si vous faites pénitence.

A cause de son goût pour la mortification, les enfants la nomment au réfectoire « la mère Quatre-Temps ».


La lectrice de semaine, servie la première, commence son office aussitôt après la soupe et le bœuf. Elle s’installe pour cela sur un de ces tabourets à marchepied, fort en usage au couvent et que l’on appelle pompeusement un « trône ».

La lecture au réfectoire a un double objet. D’abord les autorités compétentes sont persuadées, et avec justice, qu’on ne lit jamais en vain : à cause de cela, les lectures sont instructives. Mais on veut aussi obtenir le calme et le silence, et, pour se conformer à ce vieil adage : « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, » la lecture est attrayante.

Il y a pourtant des circonstances où elle est austère et grave. La veille des grandes solennités, on lit le Tableau poétique des fêtes chrétiennes. Pour le Carême et pour l’Avent, on sort un très vieux bouquin dont l’orthographe antique donne de la tablature aux pauvres Violettes, seules chargées de l’interpréter. Les f et les s se ressemblent, et on y lit : « Dans les tems où ils étoyent… » Ce vieux bouquin renferme des considérations sur la pénitence qui sont fort peu goûtées du jeune public. Ces jours-là, le réfectoire est particulièrement houleux ; et, quand la lectrice, en compensation du mal qu’elle s’est donné, ajoute au Tu autem… réglementaire : Et tu, auditor, ora pro me, il ne manque pas de voix pour répondre en sourdine : « Ah ! non, par exemple, vous êtes trop ennuyeuse. »

Le soir, au souper, on lit, racontée très brièvement, la vie du saint dont la fête se trouve le lendemain.


Après la lecture qui dure à peine un quart d’heure, la mère Surveillante arrive avec un papier pour faire les annonces.

« Les nos 17, 24, 32, 58 sont priés de se rendre à la confiscation. »

Ce qui revient à dire que lesdits numéros iront à la grande armoire où l’on confisque les objets laissés « à la traîne », et ne rentreront dans leur propriété qu’après avoir versé un sou pour les pauvres.

« Pas de Capucins aujourd’hui ; le temps est incertain. La récréation se fera dans la cour des Terrasses et sous le Gros Poirier. »

Cette annonce est généralement mal accueillie. Ce que, au couvent, on appelle les « Capucins », du nom des anciens propriétaires, est un ensemble superbe de cours et de jardins où les enfants se plaisent beaucoup.

« L’accordeur étant ici, personne ne bougera, pour les études et les leçons de piano, sans être appelé nominativement dans les classes. »

Etc., etc.

L’ordre du jour épuisé, on récite les Grâces, Agimus tibi gratias, puis l’Angélus en latin.

On sort, bien rangées, après une belle révérence à la Sainte Vierge qui préside aux agapes frugales des pensionnaires. On se tient encore pour traverser en biais la grande cour solennelle de la Communauté ; l’ordre et le silence commencent à recevoir de sérieux accrocs pendant que l’on monte le large escalier de granit. Puis la dislocation est immédiate et complète.

Comme une volée de moineaux, les petites filles s’égaillent pour la récréation.

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