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Marie-Rose au couvent

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MARIE-ROSE
AU COUVENT

PREMIÈRES IMPRESSIONS

I
L’ENTRÉE

Après un cliquetis aussi discret que peut le fournir un très gros trousseau de clés, la porte s’ouvre, tirée par une main invisible ; — c’est une lourde porte, massive jusqu’à mi-hauteur et dont le panneau supérieur est occupé par une grille épaisse que protège encore un rideau en damas grenat — une toute petite fille, un bébé presque, en franchit le seuil. La porte se referme aussi mystérieusement qu’elle s’était ouverte, le cliquetis se fait de nouveau entendre : Marie-Rose est au couvent.

Le « tour » est tellement obscur que l’enfant ne peut discerner à qui appartient la main qui saisit la sienne et la voix qui lui dit d’un ton encourageant :

— Venez, ma petite fille, faire connaissance avec vos nouvelles compagnes.

C’est seulement au sortir du « tour » que Marie-Rose lève les yeux et reconnaît la religieuse qui vient de causer longuement avec sa grand’mère.

On fait beaucoup de chemin à travers des jardins fleuris et de grandes cours solennelles, on suit un long passage voûté très sombre, fermé aux deux extrémités par une grosse porte et qui effraye un peu l’enfant ; finalement, on débouche sur un large espace rempli de soleil et de chants d’oiseaux. Là, on s’arrête.

— C’est cela, le couvent ? interroge la petite.

— Oui, c’est le Pensionnat ; c’est là qu’habitent nos chères filles, et que vous habiterez vous-même.

— Où sont donc mes cousines Louvière ?

— Elles sont en classe, vous les verrez sortir tout à l’heure, quand sonnera la collation.

— Qu’est-ce que c’est, la collation, madame ?

— C’est ce que vous appelez probablement le goûter.

— Ah ! oui, le goûter…, je sais, alors.


Sur le pas d’une porte enguirlandée de vigne, musarde une fillette de treize à quatorze ans, vêtue d’un tablier de cotonnade bleue et qui, au bruit que fait le portail de la voûte en se refermant, disparaît dans les profondeurs de l’appartement.

— Coudert, dit la religieuse, sans trop de sévérité, ne vous cachez pas, c’est inutile ; j’ai très bien vu que vous perdiez votre temps. Allez au Noviciat dire à la mère Maîtresse qu’elle m’envoie la petite sœur d’Ailly.

La jeune Coudert, qui n’est autre que l’orpheline de semaine au Pensionnat, s’éloigne pour exécuter l’ordre qui lui est donné. Mais, avant de s’engouffrer dans le passage, elle se retourne deux ou trois fois pour bien examiner la « nouvelle » ; et le geste qui traduit son impression signifie clairement : « Qu’elle est petite !… oh ! mais qu’elle est petite !… »


Sœur d’Ailly arrive peu de temps après, sous la figure d’une postulante habillée de mérinos noir, avec un bonnet également noir qui lui emboîte étroitement la tête et les oreilles. Malgré son vilain costume, elle est très gentille, sœur d’Ailly. Elle paraît douce, un peu timide, mais remplie de bonne grâce.

— Ma petite sœur, dit la religieuse, voici notre nouvelle enfant, Marie-Rose Gourregeolles. Vous allez la promener dans les jardins et tâcher de la distraire jusqu’à la collation.

— Bien, mère Préfète.

Mais Marie-Rose, qui commence à s’habituer à son introductrice, prononce, d’une petite voix posée, point du tout pleurnicheuse :

— J’aimerais mieux rester avec vous, madame.

— C’est que je n’ai pas le temps de me promener aux jardins, moi. J’ai affaire dans mon cabinet.

— J’irai bien dans votre cabinet, si vous voulez, madame.

— Bon, Marie-Rose, il ne faut pas vous contrarier pour le premier jour. Ma petite sœur, tenez-vous dans la classe de couture, où mère Sainte-Rosalie trouvera bien à vous employer. Cette jeune personne changera peut-être d’avis.


Le cabinet de la mère Préfète est très clair et très gai. La religieuse campe Marie-Rose devant la fenêtre dont elle relève le store afin que la petite puisse juger de sa nouvelle habitation : d’abord, de chaque côté d’un escalier de pierre dont les marches se sont creusées sous les petits pas qui les martellent depuis si longtemps, deux terrasses en pente, toutes fleuries de boules-de-neige et de lilas ; au-dessus, un vaste berceau de chèvrefeuille ; puis deux autres terrasses plus petites pleines de corolles épanouies ; et, à l’infini, des jardins très verts d’où s’envolent les pétales blancs ou roses des arbres fruitiers.

L’impression que reçoit la petite fille est si charmante et si douce, que sa figure, demeurée un peu grave, s’éclaire d’un sourire. Sa voix prend une intonation câline pour dire :

— Il est très joli votre couvent, madame, et j’aimerais bien me promener dans les jardins avec ma petite sœur d’Ailly. Voudriez-vous envoyer Coudert la chercher, s’il vous plaît ?

La religieuse s’arrête d’écrire, un peu stupéfaite que cette toute petite fille de trois ans et demi ait retenu d’emblée, non seulement les noms, mais les attributions de gens qu’elle vient de voir pour la première fois.

— Oh ! dit-elle avec un sourire de satisfaction, je vois que nous sommes largement pourvue d’observation et de mémoire ; c’est très bien, cela. Maintenant, écoutez-moi, Marie-Rose, il ne faut pas appeler les religieuses madame, il faut les appeler ma mère. Vous apprendrez bien vite à distinguer celles qu’il faut appeler ma bonne sœur ou ma petite sœur.

Souriante et entrant de la meilleure grâce du monde dans le rôle tout nouveau pour elle de pensionnaire, la fillette répond après une légère hésitation :

— Oui… ma mère.


Les voilà donc parties toutes deux pour les jardins, Marie-Rose et la jeune postulante ; celle-ci se dépensant en amabilités, celle-là tout oreilles, écoutant les explications qui lui sont faites sur la vie et les hôtes du couvent. De temps à autre, elle réclame un supplément d’information au sujet des choses et des mots qui la touchent pour la première fois.

— Qu’est-ce que c’est ?… qu’est-ce que cela veut dire ?…

Sœur d’Ailly répond en termes clairs, précis, et sans concession trop marquée à la toute petite intelligence de son interlocutrice. C’est pour l’enfant la première initiation à ce langage qu’elle doit entendre pendant treize ans, langage sérieux, élevé, si simple pourtant dans sa noblesse, qu’après un court entraînement, il est accessible aux esprits les plus jeunes et les moins développés.


Soudain, une cloche qui sonne quinze coups, vient troubler la paix des jardins fleuris.

— Voici la collation, Marie-Rose, descendons.

Elles sont au haut de l’escalier quand, d’une large baie cintrée, sort en brouhaha un groupe de fillettes en tablier noir où tranche une ceinture de laine bleue, puis un second groupe en ceinture jaune, puis un troisième en ceinture rouge, un autre encore, celui-là beaucoup plus grave, où se mêlent des ceintures blanches et des violettes ; puis un dernier groupe de toutes petites avec une ceinture verte.

Marie-Rose n’a pas encore eu le temps de se reconnaître dans ce joyeux tumulte que, déjà, des cordes tournent, des cerceaux roulent, des ballons rebondissent. Dans un angle de la cour, une queue s’organise et les enfants de toute ceinture défilent devant la table où l’on distribue des tartines.

— Ce sont les pensionnaires ? interroge Marie-Rose.

— Oui, ma petite fille, ce sont les pensionnaires, nos enfants.

Et cette expression maternelle « nos enfants » est charmante dans la jeune bouche qui la prononce.

Marie-Rose semble un peu désillusionnée. Elle a assisté à la dernière distribution des prix, et elle a conservé le souvenir d’une élégance qu’elle ne retrouve plus.

— Pourquoi n’ont-elles pas leurs robes blanches et leurs beaux rubans ? demande-t-elle.

— On met les robes blanches et les ceintures de soie seulement aux grandes fêtes. Aujourd’hui, c’est jour de classe, on est en sarrau.

— Ah !


D’un groupe jaune, cette exclamation retentit soudain :

— Marie-Rose !… Te voilà donc au couvent !…

A quoi l’interpellée répond :

— Camille !… ma cousine Camille Louvière !… Laissez-moi aller avec elle, ma petite sœur d’Ailly.

La Jaune s’est déjà emparée de Marie-Rose et l’entraîne vers la « distribution ».

— Dépêchons-nous, il n’y a presque plus personne à la queue. Si nous arrivions trop tard, nous aurions du pain sec.

En route, on croise une Verte, déjà pourvue de sa tartine.

— Françoise !… Crois-tu ?… Marie-Rose que voilà au couvent. Va chercher Denise pour qu’elle la voie.

Mais, au lieu d’aller chercher Denise, suivant l’ordre de son aînée, Françoise Louvière s’empare de la main restée libre de la petite cousine. Denise, avertie par la rumeur, vient bientôt se joindre au trio. Comme Marie-Rose n’a pas trois mains, ainsi que le fait remarquer judicieusement Camille, la dernière venue s’empare d’un pan de sa robe, et, triomphalement, on arrive à la « distribution ».

Une religieuse, debout devant une grande corbeille remplie de pain, donne à chaque enfant une tartine sur laquelle elle a posé un petit tas de confiture noire.

— C’est du cirage, déclare Marie-Rose.

Et les trois jeunes pensionnaires se mettent à rire de ce que la petite nouvelle a, d’elle-même, trouvé le mot qui, au couvent, sert à désigner la compote de raisin.


La récréation bat son plein : des cordes tournent pour le « passe-passe », se balancent mollement pour le « bateau », cinglent au « vinaigre », se raidissent aux « doubles-tours ». Quelques petites enragées, afin de ne pas perdre une seconde de plaisir, ont confié à de plus jeunes qu’elles, très honorées de rendre service à une ceinture supérieure, leur tartine dans laquelle elles mordent une bouchée à la hâte, quand le jeu le leur permet.

Des Bleues jouent au ballon. L’une d’elles, perchée sur le bord de la terrasse, lance la sphère de caoutchouc qui rebondit et que l’on rattrape en bousculade.

A travers le tout, passe une partie de cligne-musette que produit le désarroi et amène des protestations indignées. Mais le conflit ne dure pas ; on est trop pressé de jouer.

Les plus paisibles se sont réfugiées dans une petite avenue à l’écart, où elles jonglent avec des balles de peau cousue.


Çà et là, des duos se forment : une grande et une petite. La grande rectifie un détail de toilette, passe l’inspection des mains et des ongles, rattache des cheveux en désordre, gronde quelquefois et plus souvent câline.

Au passage des quatre cousines, une Violette interpelle Denise qui se rend docilement à la convocation.

— Voyons ce bobo… Cela va mieux, mais il ne faut pas toucher à la terre jusqu’à ce que le petit doigt soit entièrement guéri. Vous ferez votre jardin plus tard.

— Oui, Colette, répond Denise avec une affectueuse soumission. Savez-vous, Colette, notre petite cousine Marie-Rose est au couvent ; la voilà. Elle est toute jeune, mais on l’a prise quand même parce que sa maman est morte.

Camille tire la manche de l’indiscrète.

— Grand’mère a dit qu’il ne faut pas lui parler de sa maman parce qu’elle pleurerait.

La Violette répond, sur un ton de grande sœur raisonnable :

— Non, elle ne pleurera pas, parce qu’on l’aimera bien. Elle est mignonne au possible, et elle va être le chouchou de tout le monde.

On se sépare après une tournée de baisers sonores.

— C’est Colette Champbourg, c’est ma « petite mère », explique Denise.

— Non, déclare péremptoirement Marie-Rose, ta petite mère, c’est tante Renée.

— Voilà, j’ai une petite mère dans le monde et une autre au couvent.

— Allons boire, propose Françoise, j’ai soif, moi ; c’est bourrant, la confiture de cirage.


Sur le seuil de l’appartement où Coudert flanait lors de l’entrée de Marie-Rose, des fillettes en groupe attendent leur tour.

Coudert prend l’une des timbales qui baignent dans une grande terrine, la présente à la bonne sœur, qui la remplit d’eau, puis la tend à la main la plus proche. La timbale vidée est remise plus ou moins brusquement dans la terrine, d’où Coudert la tire de nouveau, et ainsi de suite jusqu’à ce que toutes les soifs se trouvent apaisées.

Des protestations s’élèvent de temps en temps :

— Coudert, vous ne rincez pas les timbales, c’est dégoûtant !

— Ma bonne sœur, dites à Coudert de changer l’eau de la terrine ; elle lave tout dans la même.

Pendant que la jeune orpheline renouvelle l’eau suspecte, une Rouge offre à la cruche un verre particulier. Mais sœur Saint-Placide relève comme il faut cette infraction au règlement.

— Mademoiselle Charost, vous savez bien que ces « gailleries-là[1] » sont défendues ; je ne peux pas vous verser à boire dans ce verre. Servez-vous des timbales comme vos compagnes.

[1] Délicatesses.

— Coudert met ses doigts dedans.

Quelques enfants, pressées de retourner au jeu, s’impatientent de ces retards.

— En voilà des histoires ! Coudert, passez-moi bien vite une timbale, n’importe comment.

Coudert reçoit l’avalanche avec une placidité qui témoigne d’un sérieux entraînement. Que l’on proteste, que l’on supplie, que l’on s’indigne, elle n’accélère pas ses mouvements d’un iota.


Marie-Rose commence à s’effarer un peu, à trouver la vie du couvent très bousculante et tapageuse, quand la cloche envoie trois coups d’avertissement. Un calme relatif s’établit. Puis, après une volée de quinze coups, le silence se fait, les groupes se rangent par couleurs, et tout le monde défile en ordre.

La mère Préfète est descendue dans la cour pour assister à la rentrée. Au passage de la classe blanche, elle touche le bras d’une grande fillette blonde, fraîche, à l’air très éveillé.

— Anne de Thézy, restez en arrière, j’ai à vous parler.

Quand la cour, tout à l’heure si joyeuse, est redevenue calme et déserte, la mère Préfète dit à la grande élève :

— Anne, vous m’avez souvent demandé une « fille » et j’ai refusé jusqu’ici parce que vous êtes loin d’être un modèle de docilité ; mais comme, après tout, vous avez bon esprit et que vous aimez les enfants, je vais vous confier cette petite Marie-Rose qui a grand besoin de sollicitude et d’affection.

D’un coup d’œil, la Préfète désigne la robe noire de l’enfant.

— Oh ! pauvre mignonne ! dit Anne, la voix subitement émue.

Et, se baissant pour mettre sa tête au niveau de celle de la petite.

— Comprenez-vous, Marie-Rose, désormais je suis votre petite mère. Chaque fois que quelque chose vous ennuiera ou vous chagrinera, c’est à moi que vous viendrez le conter.

Marie-Rose demeure un instant songeuse, puis elle reprend :

— J’avais une autre petite mère, moi…, comme mes cousines…; mais elle est partie avec le bon Dieu.

— … D’où elle continue à veiller sur sa petite fille. Et nous ferons en sorte, nous toutes qui aurons à nous occuper de Marie-Rose : Anne que voici, sœur d’Ailly et moi-même, que la chère maman n’ait aucun reproche à nous faire quand on se retrouvera toutes ensemble.

Marie-Rose ne comprend pas très bien ; mais la voix qui lui parle est calme, doucement persuasive ; la jolie Anne a pour elle un regard plein d’affection, ses cousines Louvière qu’elle aime beaucoup sont là tout près… Par une grande baie vitrée, elle aperçoit des Bleues qui écoutent attentivement une explication de leur maîtresse et semblent heureuses de leur sort… Des oiseaux innombrables, que le départ des fillettes a remis en possession de la cour fleurie, chantent, gazouillent, pépient… L’air est embaumé par les ravenelles qui poussent au pied des murs et les lilas qui balancent leurs grappes sous la brise fraîchissante… Tout : êtres et choses, paraît à l’enfant paisible, accueillant, protecteur.

La petite orpheline se sent adoptée par le couvent. A défaut du foyer, elle y trouvera un refuge, à défaut de maman, des mères et des sœurs.

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