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Marie-Rose au couvent

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III
ÉLÈVES ET MAITRESSES

Il est superflu de dire que les religieuses ont des préférées parmi leurs élèves. Quoi d’étonnant à ce que des femmes privées de famille s’attachent à certaines enfants plus intelligentes, meilleures, mieux douées, d’une manière ou de l’autre, que leurs compagnes. Mais le règlement est là, rigoureux et observé, qui s’oppose à toute manifestation de cette sympathie plus grande.

Et la préférence reste une préférence d’estime, n’entraînant aucun privilège pour les favorisées.


Il est de notoriété publique que la mère Marie-Joseph et Roberte Le Faulq sont grandes amies. La mère Marie-Joseph, qui est professeur aux Violettes, est une érudite ; il est tout naturel qu’elle éprouve du plaisir à causer avec Roberte que toutes reconnaissent pour une nature supérieure.

Avec l’assentiment de la mère Préfète, mère Marie-Joseph fournit à son élève des livres de la Communauté pour suppléer la bibliothèque du Pensionnat qui est un peu courte. La jeune fille, à son tour, rapporte de ses sorties, des ouvrages nouveaux qui documentent la maîtresse, lui permettent de faire une classe plus vivante, plus nourrie.

Si la mère Marie-Joseph donne à Roberte des notes excellentes, c’est que celle-ci les mérite. Elle est première au cours de lettres, comme elle est première au cours de sciences, à l’anglais, à la musique, partout enfin ; et nulle ne songe à s’étonner ni à croire au passe-droit.


La mère Saint-Paul, que les enfants appellent « la Justice », témoigne à Hélène de Puyrenaud, la plus affectueuse considération. Pendant la collation, où l’on n’est pas strictement tenu de jouer, on les voit quelquefois aller et venir, en causant gravement, au milieu des ballons et des cordes à sauter. La maîtresse se plaît à suivre chez son élève l’éclosion précoce d’un bon sens plein de droiture, d’élévation, de fermeté. Il arrive même que, pour une mesure concernant le Pensionnat, elle lui demande son avis :

— Qu’en pensez-vous, Hélène ?

Ce n’est pas que la mère Saint-Paul ait besoin des conseils d’une pensionnaire de quinze ans, si raisonnable qu’elle soit ; mais elle est bien aise de connaître son opinion sur tel et tel point qui la touche de près.

Toutefois, quand Hélène se rend coupable de quelques petits accrocs à l’ordre — l’ordre est très en honneur au couvent, et c’est le côté faible d’Hélène — la mère Saint-Paul lui marque des mauvais points et l’envoie à la confiscation ni plus ni moins que les autres. Et la prédilection bien connue de la mère Saint-Paul pour Hélène ne fait alors qu’affirmer ce beau nom de « la Justice » que les enfants lui ont décerné.


Une amitié à la fois comique et touchante est celle de la mère Saint-Ignace pour Laurence Cormolin.

La mère Saint-Ignace fait un dortoir et une récréation ; de plus, elle est maîtresse de la petite infirmerie. Les bobos de toute sorte : engelures, bosses au front, genoux écorchés, doigts pincés, nez qui saignent, quenottes qu’on enlève avec un bout de fil, tout cela est de son ressort.

C’est elle aussi qui administre les médicaments quotidiens. Or, la pauvre Laurence est une enfant à croissance retardée et difficile. Il y a toujours quelque chose à refaire à sa gorge, ses yeux, son nez ou ses oreilles. Il lui faut des dépuratifs et des fortifiants. Aussi est-elle une cliente assidue de la petite infirmerie.

Est-ce de la voir sans cesse, alors que les autres ne sont que des oiseaux de passage ? est-ce pitié pour des maux qu’elle est, plus que n’importe qui, à même d’apprécier ? ou bien y a-t-il réminiscence de quelque jeune malade connue autrefois et tendrement chérie ? Toujours est-il que la mère Saint-Ignace, ordinairement bourrue, témoigne à Laurence une affection pleine de douceur et d’indulgence qui ne ressemble en rien à sa manière habituelle.

— Que peut-on exiger, je vous le demande, de cette pauvre petite qui a déjà tant de peine à vivre ? dit-elle, comme excuse à sa pitié.

Elle prend Laurence sur ses genoux, l’encourage par de bonnes paroles, des pastilles et des quartiers d’orange, à ingurgiter les drogues auxquelles l’enfant est condamnée à perpétuité.

Aussi quand, trois fois par jour, la bonne sœur Sainte-Claire fait sa tournée dans les classes et prononce cet appel qui est de son cru et dont on ne songe même plus à rire :

— Huile de foie de morue et compagnie !…

Il faut voir Cormolin se précipiter vers le couloir, gravir l’escalier, se faire faire place pour entrer la première à l’infirmerie qu’elle semble considérer comme son fief. On peut l’apostropher sans qu’elle s’attarde à répondre.

— Ne bousculez donc pas, Hérisson, dit une Bleue, vous voyez bien que tout le monde se range pour Votre Majesté Sérénissime.

— Tête-de-loup, crie une Jaune, avez-vous fini de me tirer mon sarrau ? je vous allonge une tape, moi.

— Écoutez, Cormolin, fait une Blanche, je vous interdis de m’approcher, à moins que vous ne vous soyez préalablement mouchée, et encore !

La mère Saint-Ignace, attirée par le confit, ouvre la porte, prend la fillette à son cou, la dodeline, l’appelle « ma poule dorée ».

Et les petites moqueuses de repartir :

— Ah ! elle est belle, la « poule dorée », un balai à ramoner les tuyaux de poêle, oui !

Alors, la mère Saint-Ignace, qui n’est pourtant point prolixe, se montre éloquente pour défendre sa bien-aimée.

— Prenez garde que le bon Dieu ne vous punisse en vous rendant pires, vous, ou les enfants qu’il vous donnera un jour. Si ma petite Laurence n’a point les perfections du corps, elle a les trésors de l’âme, ce qui est bien préférable.

Les enfants ne répliquent point, parce que, si elles sont étourdies, elles ne sont point méchantes, et qu’elles seraient désolées de faire de la peine à la mère Saint-Ignace ou à sa pupille. Mais elles se disent que l’amitié est aveugle et que les trésors de l’âme du Hérisson sont loin d’être manifestes.


Le cas le plus bizarre et le plus inexplicable est celui de Fernande Béraud et de la mère du Sacré-Cœur-de-Jésus.

Fernande a complètement accaparé la religieuse. Elle ne souffre point que ses compagnes touchent un livre, un porte-plume ni quoi que ce soit appartenant à son idole. En classe, elle a trouvé moyen d’être tout près de la chaire. Dans les rangs, elle manœuvre de façon à se trouver aux côtés de la mère du Sacré-Cœur. Elle prend des airs confidentiels pour lui dire les choses les plus banales. Entre elles deux, flotte toujours du mystère. A la moindre observation de la mère du Sacré-Cœur, Fernande prend des airs désespérés, alors que les réprimandes des autres la laissent complètement indifférente. Pendant le mois de juin, le petit autel de la classe est paré de fleurs rouges, sans cesse renouvelées par Fernande qui laisse entendre que cet hommage n’est pas seulement pour le divin Cœur, mais encore, et peut-être surtout, pour celle qui porte si dignement son nom. Et elle est fière d’arborer la ceinture rouge, comme les chevaliers du Moyen Age étaient fiers d’arborer les couleurs de leur dame.

Ce qu’il y a de plus curieux dans cette passion, c’est que rien ne semble la motiver.

La mère du Sacré-Cœur est juste mais sèche, quinteuse et d’un esprit morose. Son cours est fait avec une conscience indiscutable, mais sans entrain et sans vie. De tout le temps que Marie-Rose passa au couvent, ses deux années de Rouges comptent parmi les plus maussades.

D’autre part, Fernande possède une de ces natures sans relief qui n’inspirent ni sympathie, ni haine, ni intérêt d’aucune sorte, et qui semblent réfractaires à tout emballement. Mais c’est une vaniteuse qui, au fond, s’exaspère de l’indifférence de son entourage. Cette petite comédie passionnelle est tout ce que son orgueil — de qualité médiocre comme ses autres capacités — a trouvé de mieux pour attirer et retenir l’attention générale.

Après quelques observations particulières dont Fernande affecta un chagrin exagéré, mais dont elle ne tint pas compte, la mère Préfète l’entreprit un jour aux Billets, lui déclara avec fermeté que ses grimaces n’intéressaient personne, ni ses compagnes qui les trouvaient ridicules et niaises, ni la maîtresse, qui avait trop de charité pour lui marquer l’ennui qu’elle en éprouvait. Et le bon froissement d’amour-propre qui s’ensuivit termina l’affaire.


La prédilection de la mère Saint-Boniface pour Alice Gagneur fut légendaire au couvent.

Gagneur est le type de la « bonne enfant », respectueuse du règlement, obéissante à ses maîtresses, assidue au travail, recueillie aux exercices de piété ; mais c’est une bonne enfant « fieffée », au dire de Marie-Rose dont elle est l’ennemie en pied : sèche, égoïste, sournoise, orgueilleuse, méprisante, jalouse, tout cela dosé avec prudence, dans la mesure exacte où l’on n’encourt point de reproches.

Personne ne l’aime, ni ses maîtresses, ni ses compagnes. Comme, à proprement parler, sa conduite n’a rien de répréhensible, on ne peut pas lui marquer de mauvaises notes, mais on ne lui témoigne ni estime ni confiance.

Les enfants se réjouissent de tous les désagréments qui peuvent lui arriver. Si l’on entend parler d’une tuile qui lui tombe sur la tête, il n’est pas besoin de chef d’orchestre pour régler l’exclamation générale : « C’est bien fait pour Gagneur ! »

Son impopularité n’a d’égale que celle dont jouit la mère Saint-Boniface. Ces deux équivalences se complètent, forment un tout très fâcheux. Ensemble, elles déplorent la perversité et l’aveuglement du genre humain ; ensemble, elles cherchent les moyens coercitifs les plus propres à la régénération universelle ; car leur idéal habituel est la « loi de crainte », celle où le feu ardent, les bêtes féroces, la peste, la lèpre et autres plaies terrifiantes sont toujours prêtes à châtier le crime. Ensemble encore, dans leurs jours de miséricorde, elles récitent des prières interminables pour désarmer la colère céleste et faire contrepoids aux iniquités du monde.

Mais si, pour toutes les autres, leur mine est revêche et leur parler déplaisant, dans leurs rapports mutuels, elles sont tout sucre.

Alice joue auprès de la mère Saint-Boniface le rôle de factotum. C’est elle qui, à l’« armoire », délivre, sous le contrôle de la maîtresse, les fournitures classiques à ses compagnes. C’est elle qui distribue les papiers de dévotion dont la mère Saint-Boniface fait un usage indiscret. Et elle est récompensée de ses bons offices par des croûtons dorés à la collation, une place de choix au dortoir, les cahiers les plus frais, les plumes les meilleures, par tout ce qui peut être un privilège sans constituer une injustice.

Il faut dire, à leur décharge commune, qu’elles sont absolument de bonne foi. La mère Saint-Boniface est persuadée que c’est la sagesse précoce de Gagneur qui la voue à la persécution ; et Gagneur, que la haute vertu de la mère Saint-Boniface ne saurait être appréciée que d’un très petit nombre, peut-être même d’elle seule.

Leur avis est loin d’être partagé par la multitude. On s’irrite bien parfois des effets de leur bonne entente, mais on n’en est pas jalouses. Personne ne voudrait être l’amie de Gagneur, ni la préférée de mère Saint-Boniface.

Cela dura jusqu’au jour — jour béni pour la majorité — où la Surveillante générale, appelée à d’autres fonctions, fut remplacée par la mère Saint-Jacques, laquelle apprécia les mérites de Gagneur d’une toute autre façon.

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