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Marie-Rose au couvent

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IV
L’INSTRUCTION AU COUVENT

Les pensionnaires des couvents ne savaient pas les mêmes choses que les lycéennes et les normaliennes actuelles, mais elles savaient tout autant de choses, et ce qu’elles savaient était pour le moins aussi utile.

Les élèves des établissements officiels triomphent aux examens, parce qu’elles y sont préparées dès leur premier jour d’école. Si l’on instituait les examens d’après les programmes des congrégations, il est probable que les lycéennes resteraient court plus d’une fois.

Les maîtresses de Marie-Rose ne cherchent pas à faire des érudites. Elles sont d’avis, avec les grands éducateurs de toutes les époques, que l’enseignement doit tendre à développer le jugement, à former le caractère des enfants, autant pour le moins qu’à meubler leur mémoire.

Les programmes ne sont pas chargés. Ils exigent une application soutenue, mais non excessive et n’entraînent aucun surmenage. Ils sont établis de manière à ce qu’on ait le temps de les épuiser et même de les revoir dans le courant de l’année scolaire ; en sorte qu’il n’y a pas de « trous » dans telle et telle branche ainsi qu’il arrive quand on en veut trop faire à la fois.

Le nombre relativement considérable des religieuses, permet de ménager les professeurs qui ne sont astreintes ni aux dortoirs, ni aux réfectoires, ni aux récréations. Elles font leurs cours, surveillent les études, afin de pouvoir répondre aux demandes d’explications : c’est tout. Grâce à cette organisation, qui laisse de longs repos, leur esprit est toujours alerte, leur patience toujours disponible.

Parallèlement à l’instruction purement classique, il y a d’autres enseignements auxquels on attache un grand prix au couvent. La vie intérieure y joue un très grand rôle. On y habitue les enfants à réfléchir, à se replier sur elles-mêmes, à se rendre compte de ce qu’elles pensent, de ce qu’elles savent, de ce qu’elles veulent.

On les habitue encore à s’exprimer avec netteté, à employer l’expression propre, à bien articuler les mots, à terminer les phrases.

Le « bien parler » est une des marques distinctive de l’Ordre.

La classe verte. — Depuis la classe verte jusqu’à la classe violette, les études se poursuivent sérieuses, ponctuelles, sans à-coups, avec ce calme qui fait la force des éducations congréganistes.

On débute naturellement par apprendre à lire — non pas à ânonner, mais à lire clairement, de manière à se faire comprendre et à intéresser.

Les religieuses emploient volontiers les anciennes méthodes : tel les grand’mères ont appris à lire, tel apprennent leurs petites-filles. On reconnaît ses lettres avec la vieille prononciation bé, cé, dé ; puis on épelle, puis on syllabe longtemps avant d’assembler et de lire couramment.

A cause de ce respect pour le syllabaire antique, les Vertes sont désignées avec un peu d’ironie, sous le nom de petites « Croix de par Dieu ».

Dès la deuxième année, on apprend à lire le latin : les prières communes d’abord, puis les offices et les psaumes. C’est une des traditions du couvent, que cette lecture précoce du latin. Cela fait, tout à la fois, l’amusement et l’orgueil de M. l’abbé. Quand il amène un prêtre ami visiter le pensionnat, il ne manque pas de dire :

— Venez écouter mes petits Bénédictins.

Et il fait ranger les Vertes à droite et à gauche de la classe, leur indique une page du psautier, et ces gamines de sept ans psalmodient comme de vrais moines.

En outre, on apprend aux petits Bénédictins à déchiffrer les grimoires. Leur classe est en possession d’un ouvrage intitulé : Choix gradué de cinquante sortes d’écriture pour aider à la lecture des manuscrits. Parmi ces cinquante sortes, il y en a de très vilaines et de très difficiles. De plus les Préceptes pour la conduite de la jeunesse et les Récits d’humanité, de piété filiale, d’amour fraternel, de progrès extraordinaires de la part d’enfants âgés de six à douze ans sont d’un style aussi étrange que la calligraphie. Mais il n’est pas pour étonner les petites pensionnaires qui, à certains égards, vivent au couvent, la même existence que leurs aïeules.

Marie-Rose apprit à lire avec ravissement. Bien qu’elle fût très turbulente, les leçons de lecture ne lui paraissaient jamais trop longues. Son jeune esprit recueillait avidement toutes les connaissances nouvelles qui lui étaient offertes. Les détails, en apparence les plus insignifiants, provoquaient de sa part des questions nombreuses ou la plongeaient dans des rêveries sans fin.

Elle aimait tellement la lecture que, si la cloche sonnait au moment d’un passage intéressant, elle disait à la maîtresse :

— Laissons-la sonner, mère Sainte-Thérèse, et restons à lire. Les autres dîneront bien sans nous.


Tout au début des études, on apprend l’Histoire sainte que la religieuse explique d’après les grands tableaux suspendus à la muraille en attendant qu’on soit capable de l’étudier toute seule dans un livre.

Il ne s’agit pas là d’un ouvrage portant en sous-titre : à l’usage des enfants. Non, c’est l’histoire du peuple hébreu narrée de cette manière simple, mais grave et un peu solennelle que l’on recherche au couvent et qui convient aux récits bibliques — manière, du reste, que les esprits ingénus aiment et comprennent beaucoup mieux qu’on ne paraît le croire.

« Vers le temps de la mort de Joseph, vivait en la terre de Hus, un descendant d’Esaü nommé Job… »

« La famine obligea un homme de Bethléem, nommé Élimélech à passer dans le pays de Moab avec Noémi, sa femme, et ses deux fils, Mahalon et Chélion… »

« Parmi les captifs emmenés en Assyrie, se trouvait Tobie, de la tribu de Nephtali… »

Cette quasi-perfection du style fut sans doute pour quelque chose dans le goût passionné que Marie-Rose témoigna pour l’Histoire sainte. Rien que les noms propres la ravissent : Malalaël, Séboïm, Bethléem, Mageddo, Capharnaüm, Nazareth, Cléophas d’Emmaüs, etc. Elle aime à les lire et à les relire, et, le livre fermé, ils chantent encore dans sa mémoire.

Elle est extraordinairement ferrée sur les nomenclatures. Elle récite imperturbablement la liste des patriarches, de Seth à Abraham, des douze fils de Jacob, des quinze juges, des dix-neuf rois d’Israël et des vingt rois de Juda.

Sur la carte de Palestine, elle trouve sans hésiter Haran de Mésopotamie, Hur de Chaldée, la vallée de Mambée, le Jourdain, la plaine de Seïr, tous les endroits où vécurent Abraham et ses descendants. Elle se plaît à suivre l’itinéraire des Israélites dans le désert, s’arrêtant avec eux à Soccoth, leur premier campement, à Elim où il y avait douze fontaines et soixante-dix palmiers, au rocher d’Horeb d’où la baguette de Moïse fit jaillir l’eau fraîche, à Raphidim où Amalec fut vaincu grâce aux mains implorantes du prophète, à Sinaï, la montagne de la Loi, au mont Nébo, de la chaîne d’Abarim où le législateur aperçut la Terre promise, à Jéricho qui tomba au son des trompettes, etc.

La représentation mentale est, chez elle, extraordinairement claire et tenace. Elle vit, par la pensée, l’existence de ce peuple pour lequel elle se passionne. Elle pleure avec Agar qui voit son petit garçon agoniser au désert, avec Jocabed obligée d’exposer le sien sur les eaux du Nil, avec Respha disputant aux corbeaux les cadavres de ses fils, et elle s’exalte avec la mère des Macchabées.

Quand son tour vient de raconter des choses qui l’émeuvent, sa voix s’étrangle, et, parce qu’elle ne veut jamais pleurer en public, elle dit simplement :

— Je ne sais plus.

Si l’on insiste, si l’on affirme qu’elle sait, elle répond alors :

— Eh bien ! je ne veux plus dire.

On a raison de dire qu’elle sait. Elle connaît, en effet, les circonstances les plus minimes relatées dans son livre.

Elle étonna bien son père le jour où, à peine âgée de dix ans, trouvant dans une revue un dessin au trait, avec cette simple légende : Tombeau des patriarches Abraham, Isaac, Jacob et de leurs épouses, elle dit avec une assurance dénuée de toute pose :

— C’est le caveau de Mecphéla en la ville d’Hébron, voisine de Bersabée. Abraham l’avait acheté quatre cents sicles d’argent pour inhumer Sara.

Cependant son étude favorite amène parfois en elle des velléités de révolte et de fâcherie.

La piété des bonnes sœurs, ses premières éducatrices, était trempée de mansuétude et de douceur. On lui faisait voir Dieu à travers toutes les choses de la nature qu’elle aima toujours infiniment. On lui répétait que le bon Dieu protège, que le bon Dieu pardonne, que le bon Dieu aime jusqu’aux méchants. Elle était persuadée que, du bon Dieu, il ne pouvait arriver rien que d’heureux.

Or, cette théorie s’accordait trop bien avec ses propres conceptions de petite fille très tendre pour qu’elle en changeât volontiers. Elle se refusait à admettre les rigueurs de la « loi de crainte » : le déluge, Nadab et Abiu dévorés par les flammes, Coré, Dathan et Abiron précipités dans un gouffre subitement ouvert sous leurs pas, les serpents du désert à la morsure brûlante, la peste, la lèpre, le feu du ciel et les bêtes féroces.

Ne raisonnant même pas sa répugnance à croire ce qu’on lui affirmait, elle se levait de sa place et prononçait nettement, péremptoirement :

— Non.

Et le jour où il lui fallut reconnaître que l’Histoire sainte ne mentait pas, elle déclara en manière de conclusion.

— J’aime bien le petit Jésus dans sa crèche, mais je n’aime pas le vieux bon Dieu d’autrefois qui était toujours en colère.

Dans la suite, Marie-Rose fut une grande liseuse. Elle se passionna pour certains auteurs et pour certains ouvrages ; mais son amour de l’Histoire sainte telle qu’elle l’avait apprise au couvent survécut à toutes les sympathies nouvelles.

Marie-Rose est beaucoup moins brillante en écriture. Ses bâtons et ses jambages sont loin de mériter des éloges. Ses lignes grimpent, puis retombent brusquement sans se soucier d’être le plus court chemin d’un point à un autre. Elle crève son papier en remontant les déliés ou casse les becs de sa plume en descendant les pleins. Elle prend trop d’encre et remplit sa page de pâtés qu’elle lèche ensuite malgré la défense formelle. Puis elle néglige de sécher le papier qui se met à boire, et le désastre est complet. Parfois même elle accroche le coton qui repose au fond de l’encrier pour absorber le trop plein du liquide, et ses voisines reçoivent alors plus que leur compte d’éclaboussures. Ses doigts sont imprégnés jusqu’à l’os, et il est rare que sa figure soit indemne passé le premier quart d’heure.

Toute contrainte corporelle lui étant supplice, si la maîtresse insiste trop fort pour obtenir ce qu’on appelle une « bonne tenue », c’est-à-dire le coude au corps, le poignet souple et les doigts allongés sans raideur, Marie-Rose, crispée, lance son porte-plume au milieu de la classe, et c’est bien heureux quand l’encrier ne suit pas le même chemin.

On la met « au coin » jusqu’à ce qu’elle promette de s’appliquer, ce qu’elle se garde bien de faire, car elle aime beaucoup mieux être le nez au mur que devant son cahier. Elle a plus que l’horreur, elle a l’épouvante des leçons d’écriture. Quand on lui dit pour lui faire honte :

— Les chats de la Communauté écriraient mieux que vous.

Elle répond avec un soupir d’envie :

— Oui, mais on ne les fait pas écrire, eux.


Marie-Rose est tout aussi nulle en arithmétique.

L’enseignement du calcul se borne, dans la classe verte, à la numération ; mais c’est encore trop pour la petite fille. Les chiffres et les nombres se heurtent chez elle à un cerveau fermé qui dédaigne de s’ouvrir.

Elle est souvent réprimandée pour sa mauvaise volonté.

— Vous n’essayez même pas de comprendre, lui dit-on.

— Oh ! ce n’est pas la peine, répond-elle en toute simplicité, j’ai déjà essayé une fois, il y a longtemps, et cela n’a servi à rien.


Avec le catéchisme que l’on apprend par cœur comme de petits perroquets, mais que M. l’abbé expliquera ensuite pendant plusieurs années : c’est tout.

Évidemment, les jeunes élèves des cours à la mode en apprennent davantage, ce qui ne veut pas dire qu’elles en savent plus long.

En effet, si les religieuses ne se servent que très peu du livre dans leurs classes élémentaires, elles se servent, en revanche, beaucoup de la parole. Elles emploient couramment la méthode de l’observation directe. Pour elles, tout est matière à enseignement : le temps qu’il fait, une promenade aux jardins, une visite à la basse-cour.

Car, dans la belle saison, la moitié des leçons se font au grand air : sous le Berceau Fleuri ou dans la Bonne Allée. C’est là que les petites « Croix de par Dieu » lisent, apprennent leurs leçons, exécutent ce qu’elles appellent avec un peu de présomption les « travaux à l’aiguille ».

C’est là surtout — et c’est peut-être l’étude la plus précieuse — que l’on observe et que l’on écoute.


Les études. — La journée classique commence par une leçon d’écriture. Pendant une heure, toutes les pensionnaires, des Vertes aux Violettes, suivant le modèle qu’elles ont sous les yeux, écrivent en gros, en gros moyen, en petit moyen, en fin, en expédiée, soit des mots dont on leur a fait connaître l’origine, soit une indication littéraire ou scientifique, soit une maxime.

Des parents se sont quelquefois élevés contre cette heure soi-disant perdue, et ont demandé la suppression, ou tout au moins la réduction des leçons d’écriture quand les enfants savent suffisamment manier leur plume ; le Comité des Études s’est toujours montré inflexible. Cette leçon initiale lui semble, à plusieurs titres, d’une bonne pédagogie.

Tout d’abord, l’écriture, qui exige de l’application mais non un gros effort d’intelligence, est d’une excellente mise en train pour le jeune esprit. Ensuite, les religieuses pensent qu’il est essentiel de perfectionner son écriture. Elles y attachent une telle importance que la leçon est faite par des maîtresses spéciales : une pour les commençantes, une pour les moyennes, une pour les grandes. Toutes les sortes d’écritures : ronde, bâtarde, gothique, sont enseignées, et, on peut le dire, bien enseignées. Enfin, et c’est certainement le motif le plus sérieux pour des personnes qui mettent au-dessus de tout la formation morale de l’enfant, ce que l’on écrit bien, bien des fois, même sans y prendre garde, se grave dans le cerveau d’une manière indélébile, et on l’y retrouve sous telles et telles influences alors qu’on croit l’avoir oublié.

Au point de vue de l’instruction, ces notions éparses forment une trame sur laquelle le tissage est facile et durable. Souvent Marie-Rose étonna son entourage par une précision de connaissances historiques, géographiques, littéraires, qui n’étaient qu’une réminiscence de ses modèles d’écriture.

Au point de vue moral, les préceptes dont l’enfant n’a pas toujours saisi le sens exact, germent lentement, sourdement dans son âme et se révèlent soudain le jour où l’application en devient nécessaire. Très sûrement beaucoup de bonnes résolutions ont été inspirées ou du moins étayées, fortifiées par le souvenir d’une simple phrase écrite autrefois et qui s’était imposée à l’esprit de l’enfant sans qu’elle en eût trop conscience. Pour son propre compte, Marie-Rose l’éprouva souvent.

La lecture est également tenue en grand honneur. Il y a chaque jour, une leçon de lecture dans toutes les classes. On lit pour la prononciation et l’accentuation, mais on lit encore et surtout pour le fonds.

Les lectures sont sérieuses même chez les petites. Dès la classe bleue, on attaque les « auteurs », ce qui est une excellente école pour la littérature et pour la langue.

De neuf à seize ans, à raison d’une heure par jour, on a le temps de lire ; et Pères de l’Église, troubadours et trouvères, vieux chroniqueurs, poètes de la Renaissance, écrivains admirables du dix-septième siècle, historiens, orateurs sacrés, moralistes, passent sous les yeux des enfants en glorieux défilé. On ne commente pas les auteurs, on n’en fait pas la critique, on se contente de les lire et de les relire ; chacun les interprète suivant sa nature.

Ce n’est peut-être pas la meilleure manière de les étudier, mais ce n’est pas non plus la plus mauvaise. Mieux vaut, en effet, pas d’analyse du tout qu’une analyse maladroite ou inexacte. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette lecture exclusive et prolongée de nos grands écrivains faisait perdre pour toujours, à un grand nombre de fillettes, le goût des lectures frivoles.


Dans l’enseignement, comme dans l’éducation, comme dans l’uniforme, comme dans les usages, il y a, au couvent, certains côtés désuets et rococo. Marie-Rose eut, entre les mains, des livres qui avaient instruit sa grand’mère, entre autres une Petite Rhétorique des demoiselles, qui l’amusait énormément.

Le jour où elle le toucha, à son entrée dans les Violettes, elle le parcourut d’un bout à l’autre — il n’y en avait pas pour longtemps — et elle éprouva le besoin de faire immédiatement part à ses compagnes des réflexions qu’il lui suggérait. Elle grimpa sur un banc comme lorsqu’elle était en veine de discours et prononça de sa voix claire et sonore :

— Goûtez donc ce morceau de littérature : « Mesdemoiselles, les sciences auxquelles vous avez été appliquées jusqu’à présent n’étaient que le prélude des sciences plus élevées auxquelles vous devez maintenant vous livrer. Il n’est pas nécessaire d’être appelé à fournir une haute carrière soit dans le barreau, soit dans l’Église, soit même dans les grandes assemblées de la patrie, pour se livrer à l’étude de l’éloquence. Par cette étude, vous serez capables un jour, à l’exemple de plusieurs illustres dames romaines, de surveiller vous-mêmes l’éducation de vos enfants. Car, n’en doutez pas, Cornélie, mère des Gracques, Aurélia, mère de Jules César, Assia, mère d’Auguste, présidaient aux jeux et aux leçons de leurs fils. »

— Qu’est-ce que cela veut dire, demanda Stéphanie Boucheron, qui avait interrompu son rangement pour mieux écouter.

— Cela veut dire que lorsque nous saurons par cœur les deux cent soixante-treize pages de ce tout petit volume, nous serons capables d’élever des tribuns, des conquérants et des empereurs.

— Voyons, Marie-Rose !

— Puisque M. D***, professeur en belles-lettres, l’affirme…, allez-vous le contredire ?…

S’adressant à une autre, connue par la terreur que lui inspirait tout effort d’esprit :

— Catherine, devinez ce que l’on va apprendre dans ce livre qui n’a l’air de rien ?… des choses effrayantes ; la prolepse, l’antonomase, la métonymie, la synecdoque, la catachrèse, la prosopopée, l’hypotypose…; attendez, il y a encore la déprécation et l’obsécration…

— Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

— Des tropes. Je parie que vous croyiez que c’étaient des péchés…, et des gros, hein ?…

— Mais cela va être horriblement difficile.

— Je crois bien, fit Marie-Rose d’un air entendu. Et savez-vous de quelle époque date cette Petite Rhétorique des demoiselles ?… de 1829.

— Non ?…

— Oui. Et l’on dira encore que nous sommes Restauration, Madame Adélaïde, etc. Mais on deviendrait vieux rien qu’en regardant certains de nos livres.

Un petit cliquetis de chapelet qui se fait entendre du côté de la porte arrête net ce flot d’éloquence.

— Marie-Rose !… Quand vous aurez fini de pérorer… Descendez de votre tribune et écoutez-moi.

— Oui, mère Assomption, répond la fillette, subitement calmée.

— Ce petit traité de rhétorique que vous raillez en si beaux termes est un excellent ouvrage, c’est pourquoi on le maintient en dépit de son apparence surannée. Plus tard, vous serez la première à le reconnaître ; mais en attendant, contentez-vous de nous croire sur parole.

Plus tard, en effet, quand Marie-Rose commença l’éducation de ses enfants, quand elle leur apprit à mettre leurs idées en ordre et à les exprimer nettement, ce à quoi elle s’attacha d’une façon toute spéciale, il lui revint souvent des réminiscences très profitables de la vieille petite rhétorique qui l’avait si fort égayée autrefois.


Saint Pierre Fourrier écrit dans sa règle : « Les maîtresses enseigneront toujours doucement, en sorte que les esprits tendres des petites filles ne soient pas trop chargés, ni ennuyés, ni dégoûtés. Elles procéderont tout simplement, sans discours subtils ni recherchés, se contentant de ce qu’elles estimeront sortable à la capacité de leurs petites auditrices. »

Ces judicieux conseils étaient suivis à la lettre, et si l’enseignement était toujours grave, il n’était ni rébarbatif ni maussade.


Il convient pourtant de faire exception pour la comptabilité commerciale, une étude fastidieuse, encombrante, et d’ailleurs parfaitement inutile.

Parmi les pensionnaires qui y furent astreintes, celles que les circonstances obligèrent à prendre une part active aux affaires, furent une minorité infime ; et encore, pour celles-là, l’enseignement de la comptabilité tel qu’il était pratiqué au couvent, ne dut servir absolument à rien.

Cela se traite sur trois immenses cahiers appelés respectivement : brouillard, livre de caisse et journal démotique — démotique ! On y emploie des formules bizarres dont le sens reste impénétrable à la majorité, par exemple : M. DE RICHE-PENSE : Ma traite sur lui pour fin courant, 1250 francs. Ou encore : M. BARBIER : Son billet à mon ordre, 375 francs. On y remplit de longues colonnes dont les totaux apparaissent démesurés, effrayants.

Afin d’avoir un aperçu de toutes les opérations commerciales, on s’y trouve alternativement banquier, armateur, industriel, marchand d’équipements militaires ou de denrées coloniales et bien d’autres choses encore.

Dans chaque division, une élève, une seule, et encore pas toujours, s’en tire à peu près ; deux ou trois autres suivent péniblement le train, la plupart restent en panne, résignées à la défaite.

C’est à la classe blanche que l’on commence cette étude, mais la hantise en existe dès la rouge. « Quand vous ferez de la comptabilité commerciale ! » disent les grandes à celles de leurs compagnes qui se plaignent d’une difficulté dans leurs études.

Il faut bien croire que ce travail n’est pas accessible au plus grand nombre puisqu’il exige une maîtresse spéciale ; les professeurs ordinaires ne s’en tireraient pas. C’est la mère Saint-Jean-Baptiste qui, une fois par semaine, pour chaque division, vient au Pensionnat apporter ses lumières.

Marie-Rose se mit à la tenue des livres, sans entrain parce qu’elle redoutait les chiffres sous toutes leurs formes, mais avec application parce qu’elle était consciencieuse. La première année, elle chercha, de tout son pouvoir, le fil conducteur qui devait la guider dans le labyrinthe. La seconde année, elle s’abstint de tout effort de raisonnement, un peu révoltée de ce fatras qui lui faisait perdre son temps. La troisième année, elle prit le parti de s’en amuser. Et elle fit école. Chez les Violettes, on donna une sorte de vie aux personnages fictifs de la comptabilité. On parla d’eux comme s’ils existaient et comme si, réellement, on faisait des affaires avec eux. Exemple :

La maîtresse. — Établissez le compte suivant avec sa formule précise : M. de Godebout n’a pas payé le billet de sept cent cinquante francs qu’il nous avait signé et qui est échu d’hier.

L’élève. — Pauvre homme ! c’est qu’il n’a pas d’argent. Ce n’est pas la peine de lui établir un compte, ma mère.

La maîtresse. — Un navire venant de Bourbon a coulé dans le port du Havre avec toute sa cargaison. Or, dans ce navire, nous avions tant de boucauts de sucre estimés à tant. Qu’allons-nous faire de ce sucre ?

L’élève. — Mais, ma mère, que voulez-vous qu’on en fasse ? Vous pensez bien qu’il est fondu.

L’échec persistant des cours de comptabilité commerciale ne découragea pas les religieuses. Vingt ans après sa sortie du couvent, Marie-Rose apprit par une de ses jeunes parentes qu’ils sévissaient encore, que M. de Godebout continuait à ne point payer ses billets et que des boucauts de sucre fondaient toujours dans le port du Havre.


Tous les samedis après-midi, dans chaque classe, il y a « sac ». Cet exercice fait la joie des pensionnaires. Voici en quoi il consiste :

Dans un sac d’indienne se trouvent de petits cartons sur lesquels est écrite une question ayant trait aux connaissances générales que chacun doit posséder. On y rencontre pêle-mêle de l’histoire, de la géographie, de la littérature, des sciences usuelles, etc. Exemple : Nommez les quatre grandes Antilles. — Qu’est-ce que la guerre des Deux-Roses ? — Quelle différence y a-t-il entre les veines et les artères ? — Nommez les principales plantes textiles. — Qu’étaient-ce que les iconoclastes ? etc., etc. Bien entendu les demandes sont proportionnées au degré d’instruction des élèves et le « sac » des Jaunes ne ressemble pas à celui des Violettes.

Il faut répondre d’une manière succincte et rapide, sinon l’on passe à la suivante, puis à l’autre suivante, jusqu’à ce que la question soit résolue. Toute bonne réponse est payée d’un jeton que l’on touche en nature et sur l’heure, ce qui est bien plus agréable que les bons points marqués sur le cahier et totalisés à la fin de la semaine.

Il y a des pensionnaires qui aiment mieux répondre les plus grosses bêtises que de rester court, et c’est cela qui met la classe en joie. Mais les maîtresses ne s’en fâchent pas trop. Elles savent bien que leurs élèves sont fatiguées par toute une semaine de travail, et que l’application a fléchi. Elles trouvent bon de la réveiller par un exercice amusant et préfèrent un peu de dissipation à l’ennui morne qui émane d’une lassitude commune.

Berthe Anfray s’est fait une spécialité des réponses hilarantes. Ce n’est pas qu’elle soit inintelligente, ni surtout qu’elle manque de mémoire ; elle retient, au contraire, beaucoup de choses et de mots. Seulement, on croirait que dans son esprit les choses et les mots font bande à part et que, le moment venu de se réunir, chacun ne reconnaît plus sa chacune. L’aplomb tranquille avec lequel elle débite ses énormités est la chose la plus comique du monde. Elle ne s’étonne ni ne se fâche de l’effet produit, et c’est avec un très grand calme qu’elle riposte :

— Tiens ! je croyais…

Marie-Rose, qui écrit son journal, enregistre ponctuellement les opinions scientifiques de sa compagne et, de temps en temps, les lui rappelle pour la maintenir dans l’humilité. Mais cette réminiscence, faite sans méchanceté, est acceptée sans la moindre confusion.

— Tout le monde dit des bêtises, remarque paisiblement Berthe, je n’échappe pas à la loi commune.

Quelques réponses de Berthe sont restées légendaires parmi ses anciennes compagnes.

D. — Qu’étaient-ce que les Guelfes et les Gibelins ?

R. — Une pâtisserie flamande que les Espagnols du Moyen Age mangeaient le Vendredi saint.

D. — Qui est l’inventeur de la brouette ?

R. — Bède, le Vénérable.

D. — Citez deux tropes, à votre choix ?

R. — Le polémaque et la métempsycose.

D. — Quelle est la densité de l’étain ?

R. — Deux mille tonnes.

Berthe n’est pas seule à commettre des bévues ; mais elle détient certainement le record comme nombre et comme qualité. Pourtant Marie-Rose en eut à son actif qui n’auraient pas déparé la « collection Aufray » surtout quand il s’agissait de calcul, de « chiffres », comme elle disait avec une terreur antipathique. Alors Berthe prenait sa revanche.

— J’espère, au moins, Gourregeolles, que vous allez consigner ce beau succès sur vos tablettes.

Sous sa forme amusante, le « sac » est un excellent exercice. Il permet de se rendre compte de la manière dont l’enfant assimile les sciences qui lui sont enseignées et du profit qu’elle en retire pour son instruction générale. Il permet encore de classer les jeunes esprits. Ce ne sont pas toujours les premières de la classe qui répondent le mieux, mais les plus intelligentes et les plus réfléchies. Le « sac » offre, en outre, l’occasion de rectifier une foule d’idées fausses.

Les pédagogues actuels souriraient de pitié au système du « sac » ; mais Marie-Rose qui ne se piqua jamais de modern style, l’employa pour ses enfants dont elle poursuivit elle-même l’éducation assez tard, et ils s’en trouvèrent fort bien. Au lycée, notamment, on lui dit souvent que, pour toute question portant sur les idées générales, ses fils répondaient les premiers et le mieux.

Elle n’en tirait aucune vanité, sachant bien que ces éloges revenaient de droit à son cher couvent.


Quand Marie-Rose, à l’encontre des idées admises à l’époque, décida qu’elle passerait ses examens, son père la confia à deux professeurs de l’Université : un pour les Lettres, un pour les Sciences. Ceux-ci, tout aux programmes officiels, déclarèrent d’abord qu’elle ne savait rien. Très peu de temps après, ils avouèrent qu’elle était moins ignorante qu’on ne l’aurait cru, et qu’on lui avait appris à travailler d’une façon méthodique et fructueuse, ce qui, tout de même était bien quelque chose. Et, finalement, ils durent convenir qu’elle en savait plus que la majorité des jeunes filles de son âge.

Or, si Marie-Rose était une très bonne élève, elle n’était pas exceptionnelle et beaucoup de ses compagnes étaient aussi instruites qu’elle.

La vérité est que si les religieuses étaient en général dépourvues de grades universitaires, elles recevaient une formation toute particulière qui en faisait d’excellents professeurs. Leur classe était très bien faite.

Entre ces deux jugements contradictoires :

« 1o La jeune fille sort du couvent l’esprit vide, le cœur fermé, incapable d’entendre celui qui va être son mari, incapable d’élever l’enfant qui va naître[3]. »

[3] Camille Sée, rapport sur la loi du 21 décembre 1880.

« 2o On a parlé des couvents d’un ton dédaigneux. On avait tort : les grandes congrégations avaient d’excellentes classes. On y recevait une éducation très soignée[4]. »

[4] Jules Simon, la Femme au vingtième siècle.

… il n’y a pas à hésiter, c’est le second qui est basé sur l’observation et l’expérience.

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