← Retour

Marie-Rose au couvent

16px
100%

II
LES AMITIÉS DE MARIE-ROSE

Anne de Thézy. — La première amitié de Marie-Rose, en dehors de ses cousines Louvière, fut Anne de Thézy.

Presque toutes les petites pensionnaires éprouvent pour leur ancienne un sentiment fait de respect et d’admiration. Parce qu’elles en reçoivent une foule de bons offices, parce qu’elles les trouvent toujours prêtes à répondre à leurs questions, elles ne sont pas éloignées de croire que leurs jeunes mentors détiennent l’omniscience et la toute-puissance. Entre elles, elles célèbrent les mérites de ces êtres d’exception.

« C’est Colette Champbourg qui a le plus de galons à son ruban d’honneur.

« Marthe Aubugeau est toujours… mais toujours, la première de sa division.

« Catherine Blondeau est la plus jolie du Pensionnat.

« Quand Béatrix Peyraud chante à la chapelle, tout le monde est dans l’extase. »

Etc., etc.

Anne n’était pas un modèle de sagesse, mais elle était avenante et bonne. Elle entoura sa fille d’une sollicitude affectueuse que celle-ci apprécia à sa valeur. Les chagrins, les inquiétudes de sa petite âme scrupuleuse et tendre, Anne les connut et les allégea dans la mesure du possible. En retour, Marie-Rose lui voua une reconnaissance que, ni les années, ni la séparation ne purent éteindre. De la masse confuse formée par ses nombreuses compagnes, la silhouette d’Anne est une de celles qui, au fond de son souvenir, se détachent avec le plus de netteté et de douceur.


Roberte Le Faulq. — Marie-Rose n’a que sept ans quand sa première petite mère quitte le couvent. On la confie alors à Roberte Le Faulq.

Roberte est généralement considérée comme une perfection. Elle tient la tête de sa classe. Il n’y a pas de semaine qu’elle n’ait un devoir au Livre d’or. Elle brode, sur la soie et le velours, de véritables petits chefs-d’œuvre. Elle peint les fleurs en artiste de profession. Elle joue du piano comme un ange. Depuis qu’elle est dans la division supérieure, c’est elle qui, chaque année, a obtenu la médaille de vermeil destinée à l’élève qui donne le meilleur exemple à ses compagnes.

Sans doute, Marie-Rose est très glorieuse qu’on lui ait choisi pour tutrice le modèle du Pensionnat ; mais cette supériorité éclatante l’intimide un peu ; l’idée ne lui viendrait pas de confier à Roberte ses ennuis, ses déboires, ses fautes ; ou si elle le fait, ce n’est plus avec abandon comme pour l’indulgente Anne. Roberte lui semble tellement au-dessus des imperfections et des petites misères de la vie !…

Ce sentiment des mérites extraordinaires de Roberte demeura si profondément ancré chez Marie-Rose que, bien longtemps après sa sortie du couvent, ayant eu occasion de la rencontrer dans le monde, ce lui fut un sujet d’étonnement de la voir vivre comme le reste de l’humanité, s’occuper des mêmes choses et, vraiment, pas trop supérieure à la moyenne.


Jeanne Thillaye fut la grande admiration de Marie-Rose entre huit et onze ans. Bonne fille, très gaie, d’un excellent caractère, Jeanne était cependant un sujet de trouble pour le Pensionnat. Nulle n’en prenait plus à son aise avec le règlement quand le règlement la gênait. Elle organisait des meetings de protestation, grimpait sur les bancs, faisait des discours, tenait tête aux religieuses. Puis, soudain, elle manifestait un profond repentir, confessait publiquement ses péchés, demandait pardon et promettait de se corriger. On croyait la conversion définitive, quand une nouvelle poussée de malice la « replongeait dans le désordre », comme disait la mère Saint-Boniface avec une affliction indignée.

Marie-Rose s’attacha à Jeanne comme le disciple s’attache au maître. Elle-même avait de fortes tendances à l’indiscipline, mais son champ d’action était restreint, et elle enviait la grande compagne à qui son âge avancé et sa ceinture blanche permettaient de faire beaucoup de sottises. Que Jeanne prît garde à elle, l’associât, pour si peu que ce fût, à ses expéditions, c’était le bonheur.

Heureusement, Jeanne était une très honnête enfant, franche comme l’or et pleine d’humilité. Dans ses périodes de vertu, elle donnait à Marie-Rose des conseils qui valaient mieux que ses exemples.

— Ne faites pas comme moi, petite Gourregeolles, je suis trop mauvaise. Le plaisir de faire des bêtises est bien compensé par le remords qu’on éprouve ensuite.

Hélas ! Marie-Rose suivit les exemples et n’écouta pas les conseils. Dans la suite, on put dire d’elle : « Elle est encore pire que Jeanne Thillaye ! »


Marthe Friardel est du même âge que Marie-Rose. Elles ont neuf ans quand elles font connaissance. Après avoir admiré les autres, Marie-Rose eut la satisfaction d’être admirée à son tour.

La complaisance de Marthe, son dévouement, son effacement volontaire sont sans bornes. Quand on gronde Marie-Rose, Marthe fond en larmes. Quand Marie-Rose est au pain sec, Marthe n’a pas d’appétit. Marthe, qui est patiente et appliquée, coud très bien ; Marie-Rose, au contraire, bousille à faire trembler ; elle perd ses aiguilles, casse son fil, défait et redéfait ses coutures tant de fois que le tissu ressemble au canevas de Pénélope. Alors, pendant qu’elle est absente pour sa leçon de piano, la bonne petite Friardel prend l’ouvrage de sa compagne et répare les anicroches. Elle range le pupitre de Marie-Rose toujours en désarroi, cherche, retrouve et, au besoin, remplace les objets que l’insouciante sème perpétuellement sur son chemin. Elle fait les « semaines » de Marie-Rose, chaque fois que cela est possible ; s’assure qu’elle ne sort point sans son fichu quand il fait froid, sans son chapeau quand il y a du soleil.

Marthe, en tout cela, agit discrètement, silencieusement, rien que pour le plaisir d’éviter à sa compagne une punition ou un ennui.

Marie-Rose l’appelle son « brosseur » ; elle la tyrannise un peu, la bouscule parfois et la traite avec le sans-gêne que l’on témoigne à ceux de l’affection desquels on est très sûr. Elle prend même un plaisir quelque peu mauvais à la plonger dans des paroxysmes de joie ou de chagrin. Quand elle lui dit : « Tu m’assommes avec ta complaisance perpétuelle ; laisse-moi tranquille », voilà Marthe au désespoir. Mais qu’elle proclame, au contraire : « Il n’y a qu’une Marthe Friardel au monde, et j’ai la chance qu’elle soit mon amie », la petite fille ne se connaît plus de bonheur.

La famille de Marthe est en relations avec celle de Marie-Rose, de sorte que la petite Parisienne va quelquefois passer un congé dans le beau domaine de Saint-Nicolas-aux-Ifs exploité par les Friardel. Marthe a fait partager à toute la famille son admiration pour Marie-Rose. Aussi les jours de visite sont-ils des jours de liesse.

Elle est maîtresse absolue à la maison, au jardin, au verger. Les chevaux restent à l’écurie : peut-être désirera-t-elle faire une promenade en voiture. L’âne ne quitte pas le pré : elle aime à conduire la petite charrette. Le canot dort sur l’étang, paré pour le démarrage. Veut-elle faner aux prairies, aller voir les bestiaux au pâturage, les moutons dans les chaumes, les volatiles à la basse-cour ?… que Marie-Rose décide et commande : les choses, les bêtes, les gens sont à son entière disposition.

La petite fille se laisse aduler avec ce dédain que l’on éprouve pour les sentiments trop humblement exprimés ; et, vite lasse de son rôle d’idole, elle cherche du plaisir, non dans l’usage, mais dans l’abus de cette autorité qui lui est départie.

Sa tyrannie a beau être discrète dans ses manifestations, la mère Assomption, pour qui la psychologie infantile n’a rien de caché s’en aperçoit et tance vertement Marie-Rose.

— Ces braves gens, lui dit-elle, vous rendent, sans le vouloir, un très mauvais service. Mais ce n’est pas une raison pour vous montrer avec eux plus exigeante qu’avec les autres. Votre conduite est tout ce qu’il y a de plus vilain.

— Je le sais, ma mère, répond la coupable avec une contrition parfaite ; mais je ne peux pas m’empêcher d’être ainsi avec tous les Friardel. Pourtant, je les aime bien.

Et quand Marie-Rose va vers sa compagne pour lui exprimer son regret, et lui promettre de changer, celle-ci répond avec empressement :

— Oh ! non ! Marie-Rose, nous t’aimons tant comme tu es ; il ne faut pas changer.

Et Marie-Rose ne change point.


Laurence Cormolin est une pauvre petite quasi abandonnée. Sa mère est morte, son père réside à l’étranger. Elle n’a qu’une vieille tante qui s’occupe très peu d’elle.

Laurence a huit ans. Elle est laide et déplaisante. Ses cheveux surtout sont l’objet de continuelles plaisanteries : gros, raides, taillés court, ils poussent dans tous les sens, et malgré les objurgations du peigne et de la brosse, ils se dressent effrontément en pinceaux. Les soins les plus énergiques et les plus persévérants n’ont pu en venir à bout. Les rubans, les caoutchoucs, le peigne rond, voire même la « bandoline » ont successivement échoué.

A cause de sa chevelure, on a surnommé Cormolin « le hérisson ». Les Vertes, encore moins charitables, l’appellent « tête-de-loup ». Laurence tolère « hérisson », mais elle ne supporte pas « tête-de-loup ». A la seule audition du malencontreux sobriquet, elle se cabre, trépigne, frappe du pied et du poing les insolentes. Toutes alors crient en chœur : « Tête-de-loup, hou… hou… » jusqu’à ce qu’elle suffoque de colère.

Jamais Laurence n’est à l’état calme. Elle passe par des états successifs de joie, de désolation, de fureur qui lui arrachent des cris discordants. Elle est mauvaise et malchanceuse ; sa figure est perpétuellement barbouillée, ses mains sont sales, il manque des boutons à son tablier, ses chaussures ont l’air de savates. On est certain de la rencontrer aux endroits où il y a de la malpropreté, des atouts et de la casse.

Les Jaunes dont elle est et à qui elle fait affront, lui disent quelquefois :

— Vous savez, Hérisson, il faut joliment de la vertu, pour vous supporter.

Le fait est que la pauvre fille n’est pas un sujet brillant pour le Pensionnat ; mais on la garde et même on la choie, parce qu’elle n’a pas d’autre refuge. Les religieuses ont fort à faire pour la défendre contre les attaques de celles de ses compagnes qui manquent de charité — attaques, du reste, auxquelles elle répond avec usure, car nul ne pince et ne griffe avec plus de maëstria.

Laurence est la fille d’une Violette très studieuse et très raisonnable mais qui ne s’occupe pas beaucoup d’elle.

— Il n’y a rien à tirer de cette insupportable petite bonne femme, déclare le jeune mentor pour s’excuser de son indifférence.

Alors, d’elle-même, Cormolin s’est mise sous la protection de Marie-Rose. Quand on la tarabuste, elle menace d’un air important :

— Je vais me plaindre à Mlle Gourregeolles, vous allez voir un peu.

Et Marie-Rose, quand elle entend les cris de Laurence, s’informe avec une sollicitude égayée :

— Qu’est-ce qu’on fait encore à mon Hérisson ?

Elle est certainement touchée de la protection que l’on réclame d’elle, et, au fond du cœur, elle est pleine de pitié pour la petite abandonnée ; mais comme elle a une horreur instinctive de tout ce qui n’est pas absolument net, cette pitié est combattue en elle par la répugnance que lui inspire le désordre et la malpropreté incurables de sa cliente.

Jamais pourtant, il ne lui arrive de la repousser ; et la lutte qu’elle doit soutenir contre elle-même à ce sujet est la première école pratique de charité que fait sa jeune âme — la première et la plus efficace.


Hélène de Puyrenaud et Charlotte Périer furent les grandes amies de Marie-Rose, les amies que l’on conserve dans la disgrâce comme dans la prospérité, à travers la vie, jusqu’à la mort. A elles trois, elles forment un groupe si uni que celles qui les ont connues alors ne peuvent les séparer dans leur mémoire.

Leur affection ne connut jamais ni bouderie ni caprice. Complètement différentes de manières et d’aptitudes, la conformité de leurs sentiments les rapproche et les unit.

Elles ont une égale horreur des actions laides, mesquines, vulgaires ; seulement Charlotte prend la peine de s’en indigner, Marie-Rose les remarque et les oublie vite, Hélène ne les aperçoit même pas.

Aucune d’elles n’est égoïste ; mais si Charlotte ne refuse jamais ses bons offices à qui les réclame, elle a un abord très froid qui arrête les confidences, Hélène ne fait pas d’avances, mais rend service avec une générosité pleine de courtoisie. Marie-Rose devine le souci des autres et prévient leur requête ; son dévouement est agissant, même pour ceux qu’elle n’aime point.

Parce qu’elles se tiennent à l’écart de toute familiarité, on dit couramment que Mlle Gourregeolles est fière, Mlle de Puyrenaud hautaine, Mlle Périer arrogante.

Toutes les trois sont bonnes élèves : Marie-Rose travaille parce qu’elle aime l’étude, Charlotte parce que le succès ne lui est pas indifférent, Hélène parce qu’elle possède le sentiment inné du devoir.

Les religieuses admettent, et, jusqu’à un certain point, sanctionnent cette grande intimité. Si, d’elles-mêmes, les trois fillettes se réunissent à la même partie de corde, de ballon, de dames ou d’osselets, c’est de par l’autorité qu’elles sont voisines en classe, au dortoir, au réfectoire, dans les rangs. On sent bien que l’influence qu’elles exercent l’une sur l’autre, probablement à leur insu, ne peut avoir sur leur caractère qu’une action bienfaisante.

Le ton si pondéré, si raisonnable d’Hélène vient calmer les indignations parfois excessives de Marie-Rose et ramener Charlotte à une simplicité d’âme qui lui fait défaut. La disposition de Marie-Rose à connaître les petits, les faibles, les malheureux, est d’un bon entraînement pour ses compagnes, lesquelles ignorent volontiers tout ce qui est en dehors de leur clan. Le caractère un peu plat de Charlotte éveille et développe le sens pratique chez les deux autres qui ont de la tendance à regarder les étoiles plutôt que le ras de la terre.

Les années passèrent. La vie sépara les trois amies souvent et parfois longtemps. Elles eurent des destinées très différentes. N’importe ! leur affection mutuelle demeura toujours aussi ferme, aussi dévouée, aussi entière.

Ce fut, à proprement parler, une liaison d’honnête gens.


Anna Leloutre. — Entre les pensionnaires et les orphelines, il n’existe aucune relation. Celles-ci ont leur bâtiment, assez éloigné du Pensionnat, avec leur réfectoire et leur cour de récréation. Elles suivent les classes de l’Externat ; et, à la chapelle, leur place est dans la tribune de l’orgue. Toutefois, la cloison qui sépare les deux catégories n’est pas tellement étanche qu’il ne s’y trouve quelque fissure. Et l’on ferme les yeux sur une légère infraction au règlement, quand, de cette infraction peut résulter quelque bien.

Il existe à l’orphelinat trois pauvres petites sœurs atteintes de scrofule. La cadette, Anna est la plus malade ; elle ne peut presque pas marcher, parce que sa hanche est trouée d’abcès en pleine suppuration. Alors, dès qu’il fait beau, on l’installe, sur une chaise longue de rotin, dans la Bonne Allée, toujours pleine de soleil. Là, elle s’occupe à de menus ouvrages, lit, fait un bout de causette avec celle-ci ou celle-là que le hasard, une occupation, un mouvement de charité attirent dans son voisinage. Quand Marie-Rose a mal à la tête, ce qui arrive assez souvent, la mère Préfète l’envoie prendre l’air pour une heure ou deux, et c’est ainsi qu’elle a fait connaissance avec Anna.

Elle arrive les mains pleines de trésors : morceaux de papier glacé et doré que l’adroite petite malade convertit en découpures charmantes, bouts de pastels, boîtes de couleurs entamées avec lesquels elle dessine ou peint des croix, des ancres fleuries, des cornes d’abondance d’où s’échappent les fruits de Chanaan.

Anna est encore chargée de la toilette des poupées. Au couvent, la poupée n’est pas vue d’un œil favorable. On tolère des sujets n’excédant pas vingt-cinq centimètres et dont le domicile légal est le casier aux chaussures, rien de plus. Toutes les réclamations, voire même les pétitions à ce sujet sont demeurées sans résultat. La mère Saint-Jacques donne pour toute raison :

— Il vaut mieux courir, sauter à la corde et jouer au ballon que d’attifer des Margots. C’est meilleur à la santé.

Pour ce monde minuscule, Anna confectionne des merveilles de soie et de dentelle, et on la récompense en lui envoyant, par l’entremise de Marie-Rose, des livres et des images qui lui font grand plaisir.

La petite pensionnaire rejoint donc Anna qui, lasse, un peu triste, a laissé tomber sur ses genoux la broderie à laquelle elle travaillait. Après un commentaire sur les grands événements du jour, Marie-Rose, qui n’est pas pour les longs repos, court deçà delà, cueillant les fleurs des murailles et des talus ombreux, ou encore celles qui poussent sans permission dans les potagers les mieux tenus. Tout cela va servir de modèle à la jeune infirme pour ses travaux délicats.

Marie-Rose éprouve quelquefois le besoin de se confier à sa très sage amie.

— Vous savez, Anna, je ne suis pas toujours bonne fille.

— Oh ! que si, mademoiselle.

— Non, non, allez. Je désobéis, je raisonne, et je suis parfois d’humeur si désagréable que je ne peux supporter rien ni personne. Dans ces moments-là, si tout ne va pas exactement comme je voudrais, je trouve que tout va aussi mal que possible. Je me rends bien compte que j’ai tort et j’en suis très malheureuse ; malgré cela je ne me corrige pas.

— Vous n’êtes pas si mauvaise que cela, puisque vous vous repentez.

Rien de touchant comme le spectacle de cette petite infirme dont toutes les minutes contiennent une souffrance, donnant à l’enfant heureuse des leçons de douce philosophie, lui apprenant, sans grands discours, au fur et à mesure des événements, à tirer le meilleur parti possible des situations ennuyeuses, lui affirmant que le bien est toujours à côté du mal et qu’il suffit de le chercher avec persévérance.

A cause de sa douceur, de sa patience, de sa résignation, on dit parfois qu’Anna est un ange. Mais Marie-Rose est pour les définitions exactes ; elle aime beaucoup les anges qu’elle voit très beaux, très purs, exempts de toute tare, et elle riposte :

— Non, pas un ange, une sainte.

Puis elle ajoute, afin de corriger ce que sa rectification pourrait avoir de désobligeant :

— Ce n’est pas pareil, mais c’est aussi beau.

Anna mourut à quinze ans, le jour de l’Assomption. A la rentrée suivante, Marie-Rose éprouva un réel chagrin de ne plus voir sa chaise longue aux Capucins. Et, après tant, tant d’années, elle conserve à sa modeste petite compagne un souvenir plein de reconnaissance pour les bonnes leçons qu’elle reçut d’elle.


Sophie Truchot. — Tout autre est Sophie Truchot, l’une des orphelines employées au service du Pensionnat.

Truchot a tous les vices…, tous, non, car on ne la laisserait pas en contact avec d’autres enfants : orphelines ou pensionnaires… Mais elle est coquette, effrontée, gourmande, voleuse et menteuse.

Sa gourmandise, ou plutôt sa goinfrerie, passe tout ce qu’on peut imaginer. Quand elle est de semaine au réfectoire, il ne faut pas que la bonne sœur Sainte-Anne la laisse seule une minute ; autrement, elle opère des razzias complètes dans l’armoire au dessert : pruneaux, raisins secs, noix, amandes, tout y passe. Il lui arriva même, une fois, de manger tout un fromage et de soutenir effrontément que c’était le chat, qu’elle l’avait vu. Elle fit pis encore. Trouvant sur la table de la petite infirmerie quelques bouteilles entamées, que, par une négligence incompréhensible et tout à fait exceptionnelle, on avait laissées atteintes, elle les vida toutes, avalant ainsi successivement du vin de quinquina, de l’huile de foie de morue, du sirop antiscorbutique et de la solution Pautauberge. Le plus curieux est que son estomac ne se révolta point contre l’ingestion de toutes ces drogues.

— Quelle espèce ! s’exclama la mère Saint-Jacques avec une indignation d’ailleurs très superficielle. Encore faut-il s’estimer heureux qu’elle n’ait pas pris la pommade camphrée pour s’en faire des tartines !

Malgré tous ces forfaits, Truchot n’est point honnie, pas plus des maîtresses que des enfants, parce qu’elle met une certaine crânerie, une certaine honnêteté à ne point se montrer meilleure qu’elle n’est.

Marie-Rose et elle sont aussi bonnes amies que le permettent le règlement et la discipline. Il existe entre elles deux, si dissemblables pourtant, de nature et d’éducation, une entente parfaite, un échange permanent de bons offices.

Quand Truchot est de semaine au pensionnat, les chaussures de Marie-Rose sont plus brillantes que celles des autres, son lit mieux dressé, son verre plus net.

Truchot est pleine d’admiration pour Mlle Gourregeolles dont le savoir, d’ailleurs très ordinaire, la confond. Afin de l’entendre parler anglais, faire une démonstration de calcul au tableau noir, suivre sur la carte murale un voyage imaginaire qu’elle indique à ses compagnes à l’aide d’une baguette, Truchot se tient dans les parages de sa classe, ayant en main pour se donner une excuse, tout un attirail à fourbir, comme si le bouton des portes qui enferment Marie-Rose avaient besoin d’un entretien spécial.

De son côté, la petite pensionnaire — et ce n’est pas tout à fait à son honneur — s’amuse énormément de la mauvaise conduite de Sophie, des histoires qu’elle raconte, des thèses qu’elle expose — car Truchot est une personne à principes et à thèses, et Dieu sait la qualité des uns et des autres !…

De chacune de ses sorties, Marie-Rose rapporte à Truchot des colliers de faux ambre ou de faux corail, des bouts de ruban, des morceaux de tulle, dont l’autre se pare dès qu’elle se croit à l’abri de la surveillance. C’est absolument défendu, mais Marie-Rose accepte bravement les conséquences de ses infractions à l’ordre. Son casier à chaussures est envahi par toute une contrebande de chiffonnaille et de verroteries variées qu’il faut dérober aux investigations de l’autorité.

Truchot aime qui aime Mlle Gourregeolles et hait qui lui veut du mal. Elle respecte Hélène et Charlotte, s’entend au mieux avec Marthe Friardel qu’elle aide à réparer les étourderies de leur idole commune. Par contre, elle abomine Cormolin, parce qu’elle sent l’aversion cachée qu’inspire la vilaine petite fille à la pensionnaire soignée qu’est Marie-Rose.

Mais elle exècre par-dessus tout la mère Saint-Boniface et Alice Gagneur qu’elle accuse, sans autre examen, de toutes les punitions, de tous les ennuis qui échoient à Marie-Rose. Il n’y a pas de tours pendables qu’elle ne joue à ces prétendus bourreaux.

Pour ce qui est de la religieuse, la malice de Truchot est forcément contenue dans des bornes assez étroites : moitié respect et moitié crainte, ses actes restent très en dessous de ses désirs. Mais pour Gagneur, la persécution est sans limites. Au dortoir, elle fait des doubles nœuds à son sac à peignes et à brosses ; elle met ses draps à l’envers afin qu’on sente bien le surjet fait au gros fil. Au réfectoire, les assiettes fêlées, les salières ébréchées, les bouteilles qui se tiennent de travers sont pieusement réservées à Mlle Gagneur.

Truchot se donne bien garde de conter ces hauts faits à Marie-Rose et surtout de lui dire qu’ils s’accomplissent en son honneur. Marie-Rose n’est pas un modèle de patience, mais elle est franchement ennemie de ces petites menées sournoises qu’elle déclare méprisables ; et Truchot le sait mieux que personne.

Une fois pourtant, elle fit une chose tellement horrible et dégoûtante qu’il s’ensuivit un scandale public et que Marie-Rose manqua bien de se fâcher avec elle pour tout de bon.

Alice Gagneur jouit d’une foule de privilèges, celui, entre autres, d’avoir des confitures au repas de midi. Or, pour obtenir le moindre changement au régime alimentaire, il faut un certificat de médecin. Comment fut libellé ce certificat attestant que Mlle Gagneur avait besoin d’un supplément au menu, et que ce supplément consistât en gelées, marmelades, confitures ?… On ne le sut jamais. Mais Mme Gagneur est, comme sa fille, une personne qui sait se retourner ; où d’autres échouent, elles réussissent, grâce à leur esprit d’intrigue et à leur ténacité.

Il n’y aurait encore pas eu trop de mal — les compagnes d’Alice étant, pour la plupart, dédaigneuses de telles misères et ne connaissant point l’envie — si Gagneur n’avait aggravé son cas par des réflexions saugrenues telles que : « Ces cerises sont délicieuses !… Oh ! des groseilles framboisées… mes délices !… » qu’elle faisait de manière à être entendue par ses voisines.

Truchot, indignée de voir Mlle Gagneur déguster des confitures pendant que Marie-Rose grignotait sa dernière croûte de pain, résolut de venger celle que, en raison de sa propre gourmandise, elle considérait comme une victime. A cet effet, elle inséra, au plus profond d’un pot de mirabelles, un vieux petit chiffon très sale et très gras qui avait servi à frotter une broche de cuisine tachée de rouille.

La découverte de cette horreur amena autour de la table un accès de dégoût mélangé de joie. La plupart, tout en honnissant la coupable, crièrent haro sur la victime.

— C’est bien fait pour Gagneur ; elle est si désagréable qu’on a du plaisir à lui voir de l’ennui.

Truchot étant de semaine au réfectoire, il n’y eut pas besoin d’une longue enquête pour établir les responsabilités. Outre la pénitence à l’orphelinat dont on ne parla point, mais qui dut être sévère, et l’interdiction de tout service au Pensionnat pendant un mois, Truchot fut condamnée à faire des excuses à Mlle Gagneur ; et naturellement, ce furent de bizarres excuses. Alice pardonna avec solennité et grandiloquence.

— Pensez-vous quelquefois au bon Dieu, Sophie Truchot ?

— C’est bien forcé, mademoiselle, on en parle tout le temps ici.

— Quand donc le priez-vous ?

— Quand cela se trouve, mademoiselle, et quand on m’y oblige. Je ne le prie pas aussi souvent que vous, bien sûr, parce que le bon Dieu est comme tout le monde, il n’aime pas qu’on l’ennuie…

— Sophie Truchot !… interrompit sévèrement la Préfète des orphelines, qui assistait à l’entretien.

— … mais je le prie tout de même, poursuivit Truchot sans se démonter.

— Et que demandez-vous dans vos prières ?

— Que vous deveniez bientôt très savante.

— Oh ! c’est bien, cela, Sophie Truchot, je n’attendais pas tant de vous.

— … afin que vous quittiez le couvent le plus tôt possible.

L’air d’Alice se fit plus pincé que jamais.

— Ma pauvre Sophie Truchot, vous avez l’âme bien noire. Pour vous pardonner vos insolences, il faut vraiment que je sois un ange descendu du ciel.

— Oui…, et bien, pendant que vous y étiez, au ciel, vous auriez bien fait d’y rester, car ce n’est pas sûr que vous y retourniez.

Cette répartie mit fin au colloque, et Truchot fut expédiée à l’Orphelinat chargée des blâmes les plus sévères.


En dépit des apparences, l’action que Marie-Rose et Sophie eurent l’une sur l’autre, donna d’excellents résultats. Au contact, pourtant éloigné de la jeune pensionnaire, Truchot perdit de sa vulgarité ; ses mauvais penchants s’atténuèrent. Où l’autorité des maîtresses, les réprimandes, les punitions avaient échoué, le souci de l’opinion de Mlle Gourregeolles réussit en partie. D’autre part, cette cure morale tacitement confiée à Marie-Rose lui fut extrêmement favorable à elle-même. Les défauts de Sophie étaient trop apparents, trop grossiers pour avoir prise sur la fillette aux instincts délicats qu’elle était, et la crainte scrupuleuse de donner le mauvais exemple à Truchot, empêcha la petite Gourregeolles de faire beaucoup de sottises.

Dans la suite, elle fut bien récompensée de son jeune apostolat.


Elle était mariée depuis quelque temps, quand, un jour, elle vit entrer chez elle une jeune personne ayant l’apparence d’une femme de chambre de bonne maison.

— Madame ne me reconnaît pas ? demanda la visiteuse avec un étonnement chagrin.

— Non, vraiment… Ah ! Sophie !… mais qu’elle est changée !… comme elle paraît sage !…

— Je le suis devenue aussi, allez, madame. Quand j’ai su que vous étiez sur le point de vous marier, je me suis mise en tête d’entrer à votre service, aussitôt que j’en serais digne, et j’ai demandé à notre Mère de me placer en condition pour faire mon apprentissage. On ne croyait pas que je persévérerais, mais j’avais si grande envie de réussir !… On a encore fait des difficultés pour me laisser partir à Paris. La mère Saint-Jacques disait — cela ne va pas fâcher madame ?…

— Non, Sophie ; je me doute un peu de l’opinion de la mère Saint-Jacques.

— Elle disait donc : « Marie-Rose n’est déjà pas si raisonnable… Voyez-vous Truchot arrivant dans ce petit ménage… » On doit vous écrire à mon sujet pour vous faire toutes sortes de recommandations ; mais j’ai voulu voir d’abord par moi-même comment je serais accueillie. J’ai un bon certificat de ma maîtresse. Elle était fâchée que je la quitte ; et moi aussi, à dire vrai. Alors je lui promis de revenir si vous ne vouliez pas de moi.

Comme Marie-Rose paraissait un peu effarée et que toute son attitude reflétait le souvenir des méfaits de Sophie, celle-ci repartit avec empressement :

— Oh ! soyez tranquille, madame, je suis bien corrigée. On peut me confier la clé de toutes les armoires : celle des friandises comme celle des chiffons.

— Et j’espère aussi, fit Marie-Rose en riant, celle de la pharmacie.

La glace était rompue. Les anciennes locataires du vieux couvent se mirent à rire, puis à causer de bonne amitié.

— C’est que, voyez-vous, ma pauvre Sophie, je ne suis pas seule maintenant, et un mari est plus difficile à servir qu’une petite pensionnaire.

— Que madame se rassure ; j’ai si grande bonne volonté, que je suis presque sûre de réussir.

Et, de fait, Marie-Rose eut en Sophie la femme de chambre la plus adroite, la plus dévouée, la plus fidèle qui se puisse imaginer. Ce fut, à proprement parler, une amie — amie de condition inférieure et qui sut toujours se tenir à sa place, mais sur qui elle put compter, qui connut ses ennuis, ses inquiétudes, ses peines, qui les comprit, les partagea, et, jusqu’à un certain point, les atténua.


Tel est le bilan des amitiés de Marie-Rose. Ces amitiés furent très différentes dans leur nature, leur intensité, leurs manifestations, mais elles furent toutes sincères et durables.

Chargement de la publicité...