Marie-Rose au couvent
II
PETITS FAITS, GRANDES LEÇONS
La mère Assomption se sert pour parler aux enfants, d’un langage à la fois très élevé et très simple que toutes comprennent, même les plus petites et les plus bornées. Elle possède, au suprême degré, le don de persuader. Elle ne prêche pas à tort et à travers, elle guette avec une patience attentive l’instant où le jeune esprit est — pour employer une expression médicale courante — en état de réceptivité, c’est-à-dire, dans les conditions voulues pour accepter l’enseignement qu’on lui offre et en tirer le meilleur parti. Il est telles mercuriales que Marie-Rose n’oublia jamais et qui, pour toute la vie, dominèrent ses sentiments et dictèrent sa conduite.
C’est une remontrance qui lui fit comprendre que chacun est responsable de soi-même. C’est une remontrance qui lui enseigna qu’il faut prévoir et mesurer les conséquences de ses actes, même les plus futiles. C’est une remontrance qui lui fit voir la taquinerie sous son véritable jour et lui en inspira à tout jamais l’horreur.
Un jour, au temps qu’elle était encore sous la tutelle de la petite sœur d’Ailly, Marie-Rose avise, près de Nazareth, un marteau oublié. L’idée lui vient de donner de grands coups dans un banc qui est à sa portée. Mais l’un de ses doigts se trouve entre le marteau et le banc et c’est le petit doigt qui reçoit le coup.
Marie-Rose ne se plaint jamais, et, pour rien au monde, elle ne pleurerait devant témoins. Mais comme elle sent très vivement au physique et au moral, il faut toujours un dérivatif à ses souffrances et à ses petites colères. Elle va droit à sœur d’Ailly et, la voix tremblante, car le doigt blessé lui fait grand mal, elle dit, sans le moindre préambule :
— Je ne l’aime pas, moi, le père saint Joseph.
— Et pourquoi, s’il vous plaît, n’aimez-vous pas saint Joseph ? interroge la petite sœur légèrement scandalisée.
— Il forçait le petit Jésus à travailler à son établi, et cela fait beaucoup de mal, les coups de marteau.
— Mais le petit Jésus, qui était très appliqué, ne se donnait peut-être pas de coups de marteau.
— Oui, il s’en donnait, affirme péremptoirement Marie-Rose, et son ongle devenait tout rouge.
Cette précision de détails éclaire la sœur d’Ailly qui attire l’enfant vers elle.
— Montrez-moi donc ces menottes… Ah !… voici un coup de marteau, en tout cas, dont saint Joseph ne saurait être rendu responsable. Allons bien vite panser cette grave blessure, et désormais ne mêlons point les innocents à des avanies où ils ne sont pour rien.
Ce fut tout pour le moment. Marie-Rose, le doigt emmailloté du chiffon traditionnel, fut envoyée chez la mère Préfète où elle se plaisait plus que partout ailleurs, et où sa petite âme tumultueuse retrouvait toujours le calme et la paix.
Mettant à profit l’émoi récent qui aiguisait l’esprit de la fillette et le rendait plus apte à comprendre, la mère Assomption reprit l’observation de la petite sœur d’Ailly ; elle la développa, la précisa ; et, de son ton doucement autoritaire, persuada la petite fille que ce n’était ni brave ni loyal de ne pas prendre la responsabilité de ses actes. De quelles expressions se servit-elle pour donner un si grand enseignement à une si petite intelligence ? Marie-Rose était trop jeune pour les avoir retenues ; peut-être même y en eut-il un certain nombre dont le sens exact lui échappa, mais l’ensemble de la leçon, elle le comprit et ne l’oublia jamais.
Marie-Rose qui, au demeurant, n’est pas une mauvaise petite fille, a parfois des idées très malfaisantes. Elle avait neuf ans et faisait partie de la classe bleue — la terrible classe bleue — quand elle eut la belle invention qui suit :
Elle est semainière au dortoir et fait la distribution des « paquets de nuit ». La mère Saint-Boniface est occupée à arranger une veilleuse qui ne va pas ; la moitié du dortoir l’entoure, s’intéressant à l’opération.
Marie-Rose pense que le moment est propice aux aventures ; on n’a pas tellement l’occasion de faire des sottises. Elle prend une ficelle que le hasard met à sa portée et elle l’attache à l’anse du premier pot à eau ; puis elle la passe successivement dans les anses voisines et la noue à la dernière anse.
Une fois dans son lit, la petite fille est prise de remords. Le résultat de son opération reste pour elle imprécis, mais elle est bien certaine qu’il sera désastreux. Et son imagination se met à battre la campagne.
Elle ne peut pas défaire ce qu’elle a fait… du moins sans se vendre… Ce serait peut-être encore le mieux…, tout avouer à la maîtresse… Elle en est bien persuadée…, pourtant elle ne bouge point. Toute son énergie est accaparée par la réflexion et les regrets préventifs, il n’en reste plus pour l’action.
Le lendemain, Antoinette Saint-Clair, qui était très ambitieuse d’être « la première à coiffer », se précipite vers le placard, et, sans voir la ficelle, enlève son pot à eau qui entraîne les autres, puis les cuvettes, puis une partie des boîtes à savon et des verres à dents.
Il en résulte un fracas épouvantable, Antoinette crie comme une brûlée. Tout le monde veut se précipiter sur le lieu du sinistre, la mère Saint-Boniface ordonne que personne ne bouge ; le dortoir est dans une agitation extrême.
— C’est moi, fait piteusement Marie-Rose, sans attendre l’enquête.
— C’est vous qui ?… quoi ?…
— … Qui ai attaché toutes les anses des pots avec une ficelle.
Constatation faite, on rit plus fort qu’on n’avait crié, sauf pourtant Marie-Rose qui reste penaude devant le formidable amas de tessons dont elle est l’auteur.
Il fallut appeler la bonne sœur pour réparer le désastre, emprunter du matériel de toilette aux autres dortoirs qui s’exécutèrent avec une absolue mauvaise grâce. On eut beaucoup de mal à rétablir l’ordre et le silence, la division de l’Ange Gardien arriva au réfectoire avec un retard sérieux et il y eut une distribution générale de pensums.
Toute la journée Marie-Rose sentit peser sur elle le fardeau de son méfait. Elle fut d’une sagesse exemplaire et on ne l’entendit pas plus qu’une petite souris. « Mais, comme disait la mère Économe, cela ne raccommode pas les cuvettes. »
Évidemment non, cela ne raccommodait pas les cuvettes, mais ce recueillement prolongé disposait Marie-Rose à comprendre la leçon qui allait lui être donnée.
A l’heure de la collation, la mère Préfète fit venir la coupable dans son cabinet ; et, posant sur elle ce regard qui pénétrait jusqu’à l’âme, elle dit :
— Ma fille, vous êtes très coupable ; vous vous êtes exposée à blesser grièvement Antoinette ou telle autre de vos compagnes qui se rendait la première au placard. Écoutez-moi attentivement. Vous connaissez Marie Souchon, cette pauvre petite orpheline dont le visage couturé fait pitié à tout le monde… Eh bien, savez-vous de quelle manière elle a été blessée autrefois ?… En tombant sur un siphon… pas plus. A recevoir toute cette faïence, Antoinette pouvait être défigurée comme elle.
Marie-Rose sentit un frisson douloureux lui parcourir tout le corps. Elle se trouvait aussi coupable que si Antoinette eût été réellement défigurée par sa faute.
— La Providence vous a épargné un grand remords, poursuivit la mère Assomption. Certes ! je n’incrimine pas vos intentions. Je sais que, loin d’être méchante, vous feriez tout au monde pour éviter aux autres le plus léger ennui. Mais vous voyez vous-même que cela ne suffit pas. Il faut vous accoutumer à prévoir, à mesurer les conséquences possibles de vos actes.
Cette leçon qui avait fort impressionné Marie-Rose, fut complétée, soutenue par une autre qu’elle reçut un peu plus tard et qui la guérit à tout jamais de la manie malfaisante — et le plus souvent stupide — de faire des niches.
Les lanternes dont les religieuses professeurs se servent pour rentrer à la communauté les soirs d’hiver, sont déposées Sous la Barrière — endroit qui serait mieux désigné Sous l’Escalier, mais qui tire son nom de la barrière qui le clôt. Or, Sous la Barrière se trouve également une belle fontaine de cuivre rouge où les pensionnaires se lavent les mains. De tout temps, les lanternes ont été l’objet de perpétuelles avanies de la part des pensionnaires. On les perche tout en haut du casier à chaussures ou bien on les accroche à un gros piton vissé au plafond. On fiche les chandelles la tête en bas, on coupe la mèche aussi ras que possible, on la mouille au moment où il faut l’allumer, etc. On se livre aussi à des permutations nombreuses : telle qui était venue avec une grande chandelle s’en retourne avec une petite, et vice versa. Tout cela entraîne, du côté des religieuses, à des explications sans fin, à des rétablissements laborieux et chagrins dont se gaudissent les coupables ; du côté des élèves, à un temps d’arrêt au pied du grand escalier, à des plaintes parce qu’on gèle, à des récriminations parce qu’on arrivera en retard au souper, finalement à du désordre qu’il faut punir.
Un jour, au moment de la collation, Marie-Rose avait mis hors de service la chandelle de la mère Saint-Boniface. Puis, prise de remords, ainsi qu’il lui arrivait souvent, et désirant réparer sa malice par un acte de complaisance, elle se mit en devoir de transporter la chaufferette de la religieuse de Sous la Barrière où elle était en dépôt pour être renouvelée à la « guette » où la surveillante générale se tenait pendant les classes. Comme Marie-Rose était extraordinairement maladroite et brouillon, elle culbuta la chaufferette qui s’éteignit.
La « guette » était très mal abritée : chaude en été, glaciale en hiver. De toute l’après-midi, Marie-Rose ne put détacher sa pensée de la pauvre religieuse qui grelottait par sa faute. Et son chagrin était encore augmenté par la perspective de l’ennui qui attendait sa victime au départ pour la Communauté.
La petite fut un peu distraite en classe, mais très sage ; et elle accepta sans murmurer la punition qui lui fut octroyée pour son méfait.
Le lendemain, la mère Saint-Boniface était enrhumée. A chaque éternuement, à chaque son de sa voix cassée, Marie-Rose la regardait avec des yeux pleins de repentir et de désolation.
La mère Préfète, à qui rien n’échappait, trouva l’occasion bonne pour frapper l’esprit très impressionnable de l’enfant.
Elle la laissa toute la matinée ruminer son regret ; et, à la récréation, elle l’appela dans son cabinet avec trois autres Rouges un peu plus âgées.
Suivant son habitude de partir d’un fait précis pour arriver à la leçon de morale, elle s’adressa à l’une des fillettes.
— Berthe, l’autre jour, en venant à l’appartement porter l’éponge du tableau noir, vous avez profité d’un moment où la bonne sœur Sainte-Claire avait le dos tourné pour vider le fond d’une bouteille d’encre dans la terrine où les éponges des autres classes trempaient déjà. Pour ce haut fait, la mère Surveillante vous a donné cinquante lignes que vous aviez, certes ! bien méritées, et vous vous êtes dit que tout était terminé ainsi, que, suivant l’expression consacrée, vous aviez payé votre dette à la société. Eh bien, écoutez : le jour même où, sans trop de malice, vous infligiez à la pauvre bonne sœur un surcroît de travail, elle avait reçu la nouvelle de la mort d’une nièce qu’elle aimait beaucoup et qui laisse trois jeunes enfants sans ressources et sans protection. Croyez-vous vraiment que, au lieu de nettoyer les éponges que vous aviez salies, elle n’aurait point préféré se rendre au Chœur, avec la permission de sa maîtresse, pour pleurer aux pieds du bon Dieu, le prier de recevoir la défunte et lui recommander les pauvres petits orphelins ? Et, en dehors de cette considération pieuse, pouvait-elle être d’humeur à supporter la plaisanterie ? Parce que vos maîtresses dissimulent leurs ennuis, leurs chagrins et, jusqu’à un certain point, leurs souffrances, les jugez-vous donc insensibles ?…
Berthe courbait la tête avec un repentir profond et sincère.
— Savez-vous ce qui est arrivé encore ? poursuivit la mère Assomption ; la pauvre sœur que vous ne savez toutes comment faire enrager et qui, sous son apparence un peu grognon est la bonté même, a demandé votre grâce quand elle a su que vous étiez punie à cause d’elle. On a eu bien du mal à lui faire entendre que tout manquement à la règle doit être réprimé.
Berthe, maintenant, pleurait très fort en priant la mère Préfète d’accepter tout son argent de poche pour les petits neveux de la bonne sœur.
La mère Assomption continua :
— Vous, Léa, c’est sur une de vos compagnes que votre taquinerie s’est exercée. Marthe Expilly qui, j’en conviens, est un peu molle et frileuse, était, ce jour-là, plus recroquevillée que de coutume. Pour vous moquer d’elle, vous lui avez apporté tout ce qu’il y avait de vêtements disponibles Sous l’Allée : un cache-nez, deux fichus, une capeline et jusqu’au tablier de la petite sœur Berthet qui se trouvait là, je ne sais par quel hasard. Marthe vous suppliait de la laisser tranquille ; elle vous disait en pleurant : « Léa, je vous assure que je suis malade » ; vous ne l’écoutiez pas ; vous l’appeliez : trembleuse, marchande de trembleries. Or, cette tremblerie, comme vous disiez, était le premier frisson d’une otite fort grave dont elle a beaucoup souffert et dont elle n’est pas encore guérie.
— Je sais, ma mère, protesta la coupable très désolée ; chaque jour, j’ai dit le chapelet à son intention, et j’ajoutais trois Salus infirmorum.
— Bien, Léa, j’espère qu’avec la contrition, vous avez le ferme propos ; car vous êtes extraordinairement taquine. Je vous répète ce que je viens de dire à Berthe afin que cette idée pénètre bien votre esprit à toutes. Quand vous taquinez une personne, vous ne savez pas dans quelle disposition physique et morale elle se trouve. Vous ignorez si elle n’est pas sous le coup d’un ennui, d’une inquiétude, d’un chagrin, ou d’un malaise, qui lui rend très pénible ce que, une autre fois, elle supporterait aisément. La pensée de frapper quelqu’un sur une plaie vous ferait horreur, et vous n’éprouvez aucun scrupule à blesser une âme déjà souffrante. Vous ne pouvez pas deviner ce que l’on ne dit point, objecterez-vous ; et bien, c’est pour cela précisément qu’il faut toujours vous abstenir. Est-ce compris ?
— Oui, ma mère, firent, à l’unisson, les voix repentantes de Berthe et de Léa.
— A vous, Marie-Rose, puisque, aussi bien, c’est votre équipée d’hier soir qui motive cette remontrance. Vous n’êtes pas taquine au sens strict du mot, parce que vos méfaits s’adressent rarement à une personne déterminée — encore n’est-ce pas pour faire plaisir à la mère Saint-Boniface que vous bouleversez son matériel — mais ces méfaits amènent un désarroi général, des querelles, des ennuis de toute nature. Pour nous en tenir à votre dernière lubie, ne pouvez-vous laisser tranquilles les chandelles de nos sœurs ? Va-t-il falloir mettre les lanternes sous clé ? Vos maîtresses sont fatiguées par une journée de travail, elles ont hâte de prendre du repos ; certaines de vos compagnes, malingres ou simplement frileuses, souffrent de cette station dans le courant d’air que leur imposent vos belles inventions. D’autres ont bon appétit et s’impatientent du retard apporté au souper. Avez-vous jamais calculé la somme de petites misères, de petites contrariétés, de petites douleurs que vous créez pour un plaisir qui, vraiment, n’a rien de délicat ? Nul n’a le droit de chercher son agrément en faisant souffrir les autres.
Les fillettes étaient attentives à la voix sérieuse et ferme qu’elles entendaient. Jamais elles ne s’étaient représenté, sous cet aspect malfaisant, des plaisanteries qu’elles jugeaient inoffensives.
— Maintenant, poursuivit la mère Assomption, passons aux grincheuses. La taquinerie est un mouvement détestable, mais ce n’est pas une raison pour lui opposer un mouvement au moins aussi détestable. Renée, c’est à vous que je m’adresse. L’autre jour, Bénard, la petite orpheline de semaine, avait enduit vos chaussures d’une épaisse couche de cirage et ne les avait pas fait reluire. A ce mauvais procédé qui, du reste, a été puni, et plus sévèrement que vous ne le pensez, parce que, pour ces enfants destinés à servir, il faut une éducation spéciale, vous avez répondu par des paroles si dures, si mortifiantes que je ne veux pas les répéter. Est-ce brave, dites-moi, et généreux, de traiter ainsi une pauvre petite qui ne peut se défendre, qui n’a d’autres amis, d’autre protection, d’autre gîte que ceux qu’elle trouve dans cette maison ?
Les trois fillettes qui n’étaient plus en cause regardaient leur compagne avec sévérité. Qu’avait-elle bien pu dire à Bénard pour qu’on ne voulût point le répéter ? Ce devait être bien méchant ou bien lâche.
La mère Préfète les trouvant au point où elle voulait les voir, dit pour conclure :
— Je sais bien que vous n’êtes pas cruelles et que vous êtes désolées quand on vous fait toucher du doigt le côté douloureux de vos taquineries. Mais il faut y penser de vous-mêmes, afin de vous épargner des remords.
Marie-Rose était dans un de ces moments d’extraordinaire lucidité où l’esprit comprend, accepte et retient tout ce qui lui est offert. Cette scène ne devait point s’effacer de sa mémoire.
C’était par une de ces splendides journées de fin d’hiver où l’air est pur et comme trempé de soleil. Sur le ciel bleu pâle, des mouettes passaient en volées nombreuses ; les oiseaux commençaient à piailler aux Terrasses et au Berceau Fleuri. La leçon de mansuétude et de bonté qu’elle venait de recevoir, appuyée en quelque sorte par la clémence de la nature à laquelle elle était très sensible, se fixa dans son esprit pour toujours.
Elle put causer à autrui du tort ou de la peine, mais ce ne fut jamais volontairement. On lui dit parfois des choses très dures, imméritées auxquelles elle aurait pu répondre sans être injuste ; elle prit sur elle de ne point le faire, même avec ceux qu’elle n’aimait pas, même avec ceux à qui elle aurait eu le droit d’en vouloir. Elle eut parfois des discussions très vives, — si elle n’attaquait point les idées des autres, elle défendait âprement les siennes, — mais elle se garda toujours d’allusions blessantes ou simplement ennuyeuses. Non qu’elle fût meilleure que beaucoup, ni plus miséricordieuse, mais, suivant le conseil de sa maîtresse vénérée, elle voulait se prémunir contre les remords.
Il y a, au couvent, un excellent système pour régler les conflits, c’est l’enquête immédiate et publique. Car si la discipline est ponctuelle, elle n’est ni tatillonne ni tyrannique. Les religieuses préfèrent une réclamation franche et même un peu vive aux petites menées sournoises trop souvent en usage dans les groupements de fillettes. Les enfants le savent et elles ne craignent point de prendre la parole pour s’expliquer ou pour se plaindre.
Cette liberté donna pourtant lieu à un scandale (!) dont Marie-Rose fut la promotrice.
Elle avait, dès son enfance, la mauvaise habitude de flairer tout ce qui devait la toucher immédiatement : les mets qu’on lui servait, le manteau ou la robe qu’elle allait revêtir, un livre, un cahier neuf, un paquet avant de l’ouvrir. Si discrètement qu’elle agît, elle était souvent prise en flagrant délit et tancée vertement.
— Outre que ce sont là de mauvaises manières, disait la mère Assomption, je vois dans cette habitude, une sorte de manie, de tare mentale dont il faut, à tout prix, vous corriger.
Un soir donc, au souper, Marie-Rose flaira la pomme cuite qu’on lui servait comme dessert, puis prononça à haute et intelligible voix :
— Ma pomme sent le chat.
Grand émoi autour de la table, émoi qui s’accentue quand une seconde voix répond comme un écho :
— Il y a des poils de chat sur ma pomme.
La mère Saint-Michel, qui surveillait cette semaine-là, intervint immédiatement et avec fermeté.
— Qu’est-ce que cette histoire ridicule ? Élisabeth et Marie-Rose ont chacune cinq mauvais points.
Mais un vent de mutinerie se met à souffler. Une pomme cuite, lancée d’une main alerte, vient s’écraser au plafond avec un flac qui met le réfectoire en joie. Une demi-douzaine d’autres flac renforcent la gaieté… et le désordre.
— Ma sœur Sainte-Claire, prononce la surveillante, veuillez sonner la mère Préfète.
Le calme se rétablit comme par enchantement. Il fallait un motif très grave pour que l’on dérangeât l’autorité supérieure, et les coupables ne s’en tiraient pas à bon compte.
Les cinq doubles coups de cloche qui étaient la sonnerie de la mère Préfète, en résonnant dans le silence de la Communauté, mirent le comble à la stupeur.
— Que se passe-t-il donc ? interrogea la mère Assomption dès le seuil.
Avec cette impartialité tranquille habituelle aux personnes détachées du monde, la mère Saint-Michel raconta le fait pendant que les mutines baissaient le nez sur leurs assiettes.
— Voulez-vous faire appeler la sœur Sainte-Philomène, dit la mère Préfète quand le récit fut terminé ; nous allons savoir tout de suite à quoi nous en tenir.
La sœur cuisinière arriva bientôt avec — eu égard à la solennité de la circonstance — ses manches rabattues et son gros tablier relevé en coin.
— Ma bonne sœur, ces demoiselles prétendent qu’il y a des poils de chat sur leurs pommes.
— Pour cela, ma mère, il n’y aurait rien d’étonnant, vu que la Fillotte a un jeune qui court partout, et que, ce soir, quand j’ai mis la soupière dans le tour, je l’ai trouvé couché en rond sur le plat de pommes cuites, sans doute pour se tenir au chaud. Faut que ces demoiselles excusent, cela ne m’arrivera plus, de mettre les plats refroidir dans le tour ; mais qui est-ce qui aurait pu croire qu’une si petite bête aurait tant d’astuce ?
Devant cette explication pittoresque, des rires fusèrent, en dépit de la gravité de la situation. Seules restèrent moroses celles qui, trop pressées, avaient mangé cette « pomme à chat ».
La mère Préfète reprit :
— Que toutes celles qui ont jeté leur pomme au plafond se lèvent : Bénédicte, Jeanne, Marthe… en tout, neuf. Celles-là seules seront privées de dessert ; les autres auront des fruits secs. Maintenant, qui a parlé la première ?
— Moi, prononça Marie-Rose.
— Naturellement ; trop heureuse d’avoir une occasion de jeter votre pomme au plafond, même si cette pomme n’eût pas senti le chat.
— Mais c’est moi qui ai dit pour les poils, fit Élisabeth Charost.
— Et c’est moi qui ai donné l’exemple et jeté ma pomme en l’air, ajouta Laurence Dupuy.
— Bien, dit la mère Préfète, dont la sévérité « mollit » en face de la courageuse franchise de ses élèves ; nous réglerons cette affaire-là plus tard. Mais je tiens à vous dire ceci dès maintenant : vous savez fort bien que nous sommes toujours disposées à écouter vos réclamations, voire même vos plaintes, quand elles sont motivées et que vous les formulez d’une manière convenable : dès lors, rien ne saurait excuser le désordre et la mutinerie. Votre manque de sang-froid de ce soir est impardonnable.
La sanction définitive ne fut pas bien rigoureuse.
Aux Billets suivants, les coupables, debout au milieu du demi-cercle formé par l’assistance, furent admonestées de façon judicieuse et sévère. Et la leçon ainsi donnée profita à elles et à leurs compagnes mieux que n’importe quelle punition.