Marie-Rose au couvent
III
LES CÉRÉMONIES RELIGIEUSES
La chapelle est une des gloires et une des joies du couvent.
Ce n’est pas qu’elle soit magnifique ni curieuse, mais elle est fraîche, bien close, pleine d’une lumière blonde aussi douce à l’esprit qu’à la vue. Le maître qui y règne n’est point le Dieu du Sinaï, un peu effrayant pour les âmes timides et douces, mais le Sauveur du monde, le Messie qui parcourait la Galilée, guérissant les malades, consolant les affligés, appelant à lui les petits enfants, et daignant parfois se reposer dans la maison de ses disciples. C’est l’hôte de Lazare avec beaucoup de Marthe et de Marie empressées à lui plaire et à le servir.
Au couvent, tout ce qui concerne la religion prend une allure de distinction profonde. Quelle que soit l’importance des offices, l’entrée et la sortie sont très solennelles.
Dans l’avant-chœur, les religieuses ont défait l’agrafe qui relève la queue de leur robe, et les « dames » ont revêtu le grand manteau à traîne. La porte s’ouvre à deux battants, et le défilé s’organise, sans heurts, sans bruit : d’abord les pensionnaires, puis les sœurs converses, les postulantes, les novices, enfin les mères par ordre inverse d’ancienneté. A la hauteur de la coupée des stalles, on fléchit le genou devant le Saint-Sacrement et l’on fait demi-tour pour gagner sa place. Seules, la Supérieure et l’Assistante, qui entrent les dernières, font leur génuflexion au bas du chœur, et, après un salut mutuel, gravissent les deux marches de leur stalle. Les pensionnaires remplacent la génuflexion par une profonde révérence à l’autel.
Cette suite de manœuvres s’exécutent avec un ordre, une aisance, une précision dont ne peuvent se faire une idée, ceux qui ignorent la tenue des couvents. On pourrait sourire de tant de cérémonie ; mais la question de culte mise à part, il n’y a point de meilleure école pour les bonnes manières.
Il est rare, bien rare, qu’il survienne quelque anicroche dans l’ordre établi. Mais, un livre qui tombe, un mouvement exécuté mal à propos, la plus petite erreur dans la psalmodie ou le chant, moins que cela, parfois, constitue un « léger scandale ». La religieuse qui s’en est rendue coupable vient, en signe de mortification, baiser la terre, sous la lampe perpétuelle.
Le sanctuaire est séparé du chœur par une grille très élevée dans laquelle sont ménagés deux portes et le double vantail que l’on ouvre pour les sermons et pour la communion.
La « chapelle du monde » se trouve en angle droit avec le chœur et n’y voit l’autel que de profil.
Le service religieux est fait par l’aumônier, six enfants de chœur que l’on appelle des « clercs » et un enfant de chœur en chef qui se distingue par sa soutane noire et que, pour cette raison, les pensionnaires nomment le « clerc noir ». Le « clerc noir » fut, de tout temps, voué à une exécration sans merci. Le motif ?… on ne saurait le dire. Comme, fort heureusement pour lui, le pauvre garçon n’a jamais affaire à ces demoiselles et qu’il ne franchit la grille qu’au moment des processions, ses méfaits restent dans le vague : ils n’en sont que plus atroces. On dirait aux pensionnaires que le « clerc noir » dévore un enfant de chœur à chacun de ses repas que nulle ne songerait à protester.
Les offices sont très beaux et très suivis par les « personnes du monde ». L’autel est toujours merveilleusement orné de lumières et de fleurs. Les serres et les jardins sont très soignés et la mère Sacristaine est une faiseuse de bouquets tout à fait hors ligne. C’est elle qui préside à l’arrangement de toutes choses ; mais la règle lui interdisant de pénétrer dans le sanctuaire, deux dames pensionnaires accomplissent la besogne matérielle suivant les indications qu’elle leur donne de l’autre côté de la grille.
Les ornements d’autel et les habits sacerdotaux sont admirables et nombreux. Les bannières et les bourses de quête auraient pu constituer des pièces de musée. Les nappes et les aubes sont des merveilles de broderie. Tout a été confectionné au couvent par les religieuses d’autrefois aidées des orphelines.
Mais ce qui surtout attire les personnes de la ville, c’est le chant. Les mères Saint-Joseph et Saint-Michel, organiste et maîtresse de chapelle, s’y donnent beaucoup de mal ; et M. l’abbé surveille de très près les répétitions. Les choristes sont soigneusement triées et reçoivent une excellente éducation musicale. On prend soin de faire chanter à chaque soliste ce qui s’adapte non seulement à sa voix, mais encore à sa nature. On obtient ainsi des résultats extraordinaires pour des sujets si jeunes.
Béatrix Peyraud chante Memorare ; Antoinette de Rière les litanies de la Sainte Vierge, les petites Louvière Sicut lilium. Marie-Rose a une voix de contralto très pleine, très expressive, assez rare chez une fillette. C’est elle qui, aux grands saluts, chante le Tantum ergo, l’Adoremus et, parfois, un Quid retribuam qui est son motet préféré.
M. l’abbé, qui est très fier de la chapelle, des cérémonies, et, peut-être un peu de ses filles, fait faire des compliments aux chanteuses quand il croit qu’elles le méritent. Mais la mère Assomption, qui craint la vanité plus que la peste, prend bien soin d’ajouter à ces éloges un petit speech de son cru.
— N’en tirez point d’orgueil, mes enfants, les morceaux ont, par eux-mêmes, une telle beauté, qu’il faut très peu de talent pour les faire valoir.
Marie-Rose, en ce qui la concerne, ne songe nullement à s’enorgueillir. Elle n’a cure de l’effet produit. La voix de l’orgue, les parfums sacrés, les lumières et les fleurs, l’atmosphère de piété où baigne son âme l’emportent très loin, bien au-dessus des banalités de la vie.
La mère Saint-Michel lui dit parfois :
— Marie-Rose, je tremble dès que vous ouvrez la bouche. Vous paraissez tellement absente.
Et c’est vrai ; elle est absente. Sans souci de l’auditoire, elle chante pour elle-même ou plutôt pour Celui à qui elle s’adresse. Quand elle prononce : « O croix de mon Jésus, que veux-tu de mon cœur ? » elle interroge vraiment. Elle souhaite avec ardeur l’ordre doucement impérieux qui lui indiquera le chemin qu’elle doit suivre.
Hélène de Puyrenaud, qui pourtant n’est point complimenteuse, lui fait cette remarque :
— La voix de tes cousines Louvière est plus jolie que la tienne. Béatrix et Antoinette ont plus de méthode, plus d’acquit ; mais toi, quand tu chantes, on est tout de suite ému.
Et Charlotte Périer ajoute :
— Il y a des moments où tu es très mystique, tu sais.
— Rosa mystica, ora pro nobis, conclut Marie Juisaye, une insouciante que la vie intérieure ne tourmente point.